Les entretiens

Françoise Héritier entourée par Claire Mestre (à gauche), Marie Rose Moro et Michèle Fiéloux (à droite) D.G.

Une anthropologue dans la Cité

Entretien avec Françoise HÉRITIER

, , et


Françoise HÉRITIER

Françoise Héritier est une anthropologue, ethnologue et féministe française. Directrice d'étude à l'EHESS, elle a aussi succédé à Claude Lévi-Strauss au Collège de France, inaugurant la chaire d'« étude comparée des sociétés africaines ».

Michèle FIÉLOUX

Michèle Fiéloux est anthropologue et réalisatrice au Laboratoire d’Anthropologie sociale (CNRS), Collège de France, 52 rue du Cardinal Lemoine, 75005 Paris.

Claire MESTRE

Claire Mestre est psychiatre, psychothérapeute, anthropologue, responsable de la consultation transculturelle du CHU de Bordeaux, Présidente d’Ethnotopies, co-rédactrice en chef de la revue L’autre.

Marie Rose MORO

Marie Rose Moro est pédopsychiatre, professeure de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, cheffe de service de la Maison de Solenn – Maison des Adolescents, CESP, Inserm U1178, Université de Paris, APHP, Hôpital Cochin, directrice scientifique de la revue L’autre.

L’Exercice de la Parenté. Paris : Ed. Le Seuil-Gallimard ; 1981 (Traductions italienne et espagnole).

Les Deux sœurs et leur mère. Anthropologie de l’inceste, Paris : Ed. Odile Jacob ; 1982 (Traductions italienne, espagnole, anglaise).

« Le sperme et le sang ». Paris : Nouvelle Revue de Psychanalyse ; 1985.

Les Complexités de l’alliance (avec Élisabeth Copet-Rougier). Paris : Ed. des Archives contemporaines ; Vol. 1. Les systèmes semi-complexes, 1990 ; Vol. 2. Les systèmes complexes d’alliance matrimoniale, 1991 ; Vol. 3. Économie, politique et fondements symboliques (Afrique), 1993 ; Vol. 4. Économie, politique et fondements symboliques, 1994.

Masculin/Féminin. La pensée de la différence. Paris : Ed. Odile Jacob ; 1996 (Traductions espagnole et italienne ; traductions arabe et japonaise en cours).

Séminaire de Françoise Héritier. De la violence I et II. Paris : Ed. Odile Jacob ; 1996 et 1999.

De l’inceste (avec B. Cyrulnik et A. Naouri). Paris : Ed. Odile Jacob ; 2000.

Masculin / Féminin 2. Dissoudre la hiérarchie. Paris : Ed. Odile Jacob ; 2002.

Corps et affects (avec Margarita Xanthakou). Paris : Ed. Odile Jacob ; 2004.

Citons le livre en hommage à l’œuvre et à la personne de Françoise Héritier : En substances. Textes pour Françoise Héritier. Sous la dir. de Jean-Luc Jamard, Emmanuel Terray, Margarita Xanthakou. Paris : Ed. Fayard ; 2000.

Pour citer cet article :

Fiéloux M, Mestre C, Moro MR. Une anthropologue dans la Cité. Entretien avec Françoise Héritier. L’autre, Cliniques, cultures et sociétés, 2008, Vol. 9, n° 1, pp. 11-36

DOI : 10.3917/lautr.025.0009

Lien vers cet article : https://revuelautre.com/entretiens/une-anthropologue-dans-la-cite/

Mots clés :

Keywords:

Palabras claves:

Françoise Héritier a été élue en 1982 à la chaire d’Étude comparée des Sociétés Africaines, reprenant le flambeau de l’anthropologie sociale que Claude Lévi-Strauss allait laisser l’année suivante. Elle a succédé à ce dernier à la direction du Laboratoire d’Anthropologie sociale pendant dix-huit ans. Elle cumulait les fonctions de professeur au Collège de France et de Directeur d’Études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. Anthropologue de renom, elle a mené ses recherches sur la parenté et sur les systèmes symboliques en Afrique de l’Ouest, principalement chez les Samo du Burkina Faso (à l’époque Haute-Volta) mais également chez les Mossi, les Bobo, les Pana, les Dogon, totalisant plus de cinq années de travail de terrain, par le biais de missions financées par le CNRS.

Françoise Héritier a eu la chance, comme elle le dit, de rencontrer chez les Samo un système de parenté connu sous le nom de Omaha et qui relève avec le système Crow de ce qu’elle a catégorisé comme structures semi-complexes d’alliance. C’est à partir des travaux pionniers qu’elle a réalisés, en usant de l’informatique, sur le fonctionnement de ces systèmes à prohibitions matrimoniales multiples et en élargissant son regard à la prohibition de l’inceste qu’elle a été conduite progressivement à élaborer la théorie de l’inceste du deuxième type et plus près de nous à travailler sur le socle fondateur de ces institutions, à savoir le rapport entre les sexes.

Françoise Héritier a mené pendant toutes ces années d’enseignement au Collège de France une exploration de l’anthropologie symbolique du corps dont il n’est pas question dans cet entretien et parallèlement a conduit un séminaire qui s’est ouvert progressivement à l’analyse des problèmes de la société contemporaine. Bien qu’à la retraite, elle continue d’assurer la direction de groupes de recherche, l’un à l’EHESS avec des collègues historiens et ethnologues sur des questions de parenté (le passage du système romain au système canonique comme point de départ), l’autre au Laboratoire d’Anthropologie sociale intitulé depuis quelques années «Corps et affects» (qu’elle co-dirige avec Margarita Xanthakou).

Il faut souligner l’engagement exceptionnel de Françoise Héritier comme «anthropologue dans la Cité», participant, dans le fil de sa carrière, à des instances qui débordent le cadre de la vie professionnelle comme la Présidence du Conseil National du sida pendant six ans. Elle a également présidé une commission mixte sciences biologiques/sciences sociales à l’Inserm et a fait partie du comité consultatif d’éthique pour les sciences de la vie et du comité d’éthique pour les sciences au CNRS. Elle a été membre du Haut-Conseil de la francophonie et du Haut-Conseil de la population et de la famille: et elle est toujours membre de l’Académie universelle des Cultures et vice-présidente de la fondation Méderic-Alzheimer ainsi que du Conseil National sur le Handicap et d’autres institutions semblables.

Cet entretien a été pour nous une rencontre très chaleureuse et un grand moment de réflexion autour d’un questionnement incisif sur les profondeurs de notre être social et culturel.

Écouter la version audio
de cet entretien

 

L’autre : Vous êtes une anthropologue qui, partant d’un long travail de terrain au Burkina Faso, a pu élaborer des questionnements qui débordent les seules réalités locales. Peu d’ethnologues spécialistes d’une société arrivent à franchir ce pas vers l’anthropologie, ce qui suppose de se situer dans un courant de pensée universaliste…

Françoise Héritier (F.H.) : Je vois cela comme un compliment et aussi comme la reconnaissance d’une division dans la discipline, que je remets dans ma pratique à l’ordre du jour, entre différents niveaux d’approche, à savoir l’ethnographie, l’ethnologie et l’anthropologie. Maintenant le premier étudiant venu se pense ou se déclare anthropologue alors que l’anthropologie c’est un point d’arrivée, une sorte de point d’orgue. L’ethnographie consiste à rassembler le plus grand nombre de détails concrets sur une pratique, par exemple la construction d’un bateau ou d’une maison ou sur une institution. Il y a le cas très célèbre de P. Saintyves qui étudie les pratiques relatives à l’éternuement dans toutes les sociétés du monde. Que dit-on quand quelqu’un éternue ? Si l’on recense toutes les situations connues sans en tirer de conclusions particulières, on fait de l’ethnographie. L’ethnologie – je rappelle que ce sont mes définitions et pas nécessairement celles que tout le monde reconnaîtrait – est le travail au long cours pour comprendre le fonctionnement d’une société. Je suis l’ethnologue des Samo, comme d’autres sont ceux d’autres populations africaines, amérindiennes, etc. L’anthropologie est ce niveau particulier où l’on n’est pas obligé d’accéder mais qui me semble pourtant le seul, non pas pertinent, mais capable de vous donner des ailes, qui vous apporte un véritable enthousiasme intellectuel en plus du plaisir charnel du travail de l’ethnologue sur le terrain. Ce grand plaisir intellectuel naît à partir du moment où l’on commence à comprendre le fonctionnement d’une société, où l’on connaît les travaux des autres et où l’on va essayer à partir de toute cette information de trouver le général sous le particulier. En fait, ce qui m’a toujours intéressée est d’essayer de trouver des lois. Même s’il faudra attendre plusieurs siècles avant d’espérer découvrir l’essentiel des lois du fonctionnement du social en son entier.

L’autre : L’anthropologie est-il le troisième niveau ?

F.H. : Oui, l’anthropologue essaye de mettre en évidence des lois du social et c’est relativement compliqué parce que nous avons à construire notre objet et qu’il ne nous est pas donné comme la matière offre à la vue toute une série de ses composantes. Prenons l’astronomie, ce qui nous est donné est là et il faut tout simplement qu’il y ait des esprits, des cerveaux humains qui aient le désir de comprendre les trajectoires des objets célestes. Pour nous, le donné est peut-être là mais il n’est pas constant. En ce qui concerne les étoiles par exemple, on sait qu’à telle période de l’année, elles seront à tel endroit dans le ciel, tandis que chaque société présente des réactions apparemment imprévisibles à des stimuli, cependant que la plupart des éléments qu’on y recense ont des équivalents dans d’autres sociétés. On ne peut aujourd’hui arriver à prouver l’existence de lois que si l’on a affaire à des unités que j’appelle « discrètes ». Or de telles unités n’existent que dans le domaine de la parenté et peut-être dans les appareils structurants de la mythologie. Dans le domaine de la parenté, « les unités discrètes » sont des données dont la simplicité surprend : il n’y a que deux sexes, il y a des parents et des enfants, des aînés et des cadets, la catégorie de génération et celle d’aînesse venant en plus de celle de sexe. Le jeu de l’esprit entre ces différentes positions, ces différentes données, va permettre de construire les grands types structuraux de systèmes de parenté, les grands types structuraux de systèmes de filiation, les grands types structuraux de systèmes d’alliance. Nous sommes ainsi dans un domaine où, comme pour l’astronomie, il est possible de faire jouer des hypothèses pour voir si des lois peuvent être mises au jour. C’est l’une des choses qui m’a fascinée. J’ai été amenée à mettre en pratique cette recherche de lois à partir de données de terrain parce que j’étais tombée sur un système de parenté qui présentait une originalité certaine. Il n’était pas connu en Afrique de l’Ouest ; Junod l’avait vaguement repéré en Afrique du sud. Auparavant les ethnologues africanistes s’intéressaient davantage à la pensée et à la mythologie qu’aux structures de parenté. Je crois effectivement être la première à avoir montré l’existence en Afrique de ces systèmes de parenté très particuliers dont il fallait comprendre la genèse indépendamment de toute diffusion. Cela m’a permis ensuite de mettre en évidence des lois, dans le prolongement des travaux de Claude Lévi-Strauss bien sûr, et avant lui d’autres savants qui ont tenté d’ordonner ce langage de la parenté. Je me situe dans leur lignée, en faisant intervenir d’autres critères comme ceux de symétrie et de réciprocité. Il est possible de formuler des lois dans des domaines où on peut distinguer des unités discrètes et travailler sur les combinatoires logiques potentielles que l’esprit humain a su établir entre ces unités. En dehors des lois que je m’efforce de mettre en évidence dans le domaine de la parenté, je cherche également à mettre au jour ce que j’appelle des « invariants ». Qu’est-ce que c’est ? Les mots sont souvent interprétés par le lecteur en fonction de ce qu’il veut bien y mettre et beaucoup ont tendance à entendre sous le mot invariant celui d’invariable. Or l’invariance n’est pas l’invariabilité. Ainsi, si devant une figure conceptuelle complexe je postule que c’est un invariant, certains lecteurs penseront que je considère que cette figure a été là de toute éternité et qu’elle continuera à être là de façon immuable et nécessaire, alors qu’on peut démontrer qu’elle a été soumise au changement. C’est qu’il y a maldonne. L’invariant n’est pas l’immuabilité mais la nécessité pour l’esprit humain dans toutes les sociétés d’associer ensemble et diversement des données, des faits partout de même ordre.

L’autre : D’établir des relations…

F.H. : Oui, très exactement : d’établir des relations. Établir une relation ne veut pas dire pour autant que vous préjugez du contenu de la relation. Le contenu de la relation est totalement variable selon les sociétés et peut même varier dans une même société d’une époque à une autre mais ce qui est constant, c’est la question qui est posée par la mise en rapport de deux faits. Par exemple, celle de savoir si le corps humain peut être vendu, si c’est une marchandise comme les autres. Je crois qu’il n’y a pas beaucoup de sociétés qui ne se posent pas cette question à laquelle il est possible de répondre de façon totalement négative ou totalement positive avec beaucoup d’états intermédiaires. Là-dessus vont se greffer toutes les questions que nous nous posons par exemple sur le don d’organes : peut-on donner des organes ? A-t-on le droit d’en faire commerce ? Ce don doit-il être gratuit ou rétribué (question posée pour le prêt d’utérus) ? Est-ce licite de les prendre sur des condamnés à mort ? Faut-il demander l’autorisation aux familles ? etc. Toute une série de questions vont être posées auxquelles on répondra de manière différente selon les sociétés. Mais le cadre invariant est toujours là : le corps humain et ses organes sont-ils une marchandise ? C’est cela l’invariant.

L’autre : Est-ce la recherche de l’invariant qui vous a fait devenir ethnographe, ethnologue et anthropologue ?

F. H. : Non, non… J’ai toujours eu cette curiosité de savoir comment les choses marchent et surtout j’avais le sentiment vague, avant même de connaître l’ethnologie et dès que je me suis interrogée sur le monde, que les choses fonctionnaient toujours sur deux plans qui n’ont apparemment rien à voir l’un avec l’autre. L’un portait sur la réalité du sens des mots, l’autre sur ce que des ensembles de mots veulent dire dans nos consciences. Nous utilisons fréquemment des ensembles de mots auxquels nous donnons un sens et dont nous oublions l’origine. Si je dis « je prendrais le chemin de fer plutôt que la route », tout un chacun pense SNCF, train, TGV etc., mais pas à « un chemin en fer »… Je décomposais ces ensembles de mots dont je voyais bien à la façon dont les adultes les prononçaient ou dont moi-même je les disais – et ce n’était pas radicalement opposé – qu’ils prenaient un sens légèrement biaisé et qu’on oubliait ce que chacun voulait dire séparément. Ce qui m’intéressait c’était de comprendre comment symboliquement l’on peut recréer dans sa pensée un monde à partir de mots selon qu’on les prend au pied de la lettre ou selon qu’on leur donne un sens métaphorique. Je peux dire cela sous cette forme alors qu’enfant je ne posais évidemment pas la question ainsi. Mais c’était la question de l’arbitraire du sens. Je me demandais pourquoi quand je disais armoire ou cuillère tout le monde avait l’air de savoir ce que cela voulait dire. Je me posais des questions semblables sur le sens et l’universalité de nos agissements. J’avais une autre curiosité beaucoup plus ethnologique ou psychologique, je ne sais pas, qui créait une sorte de déboussolement. C’était le sentiment que nous étions nombreux sur terre à vivre en même temps, avec la conscience de nous-mêmes. Je pensais, je vivais, j’avais une vie et au même moment, tant d’autres étaient le centre de leur monde. J’aurais voulu tout en connaître.

L’autre : La conscience du nombre…

F.H. : Oui, je suis là et j’ai l’impression d’être unique au monde et ce que je pense, je suis seule à le penser, ma mère ne sait pas ce que je pense et je ne sais pas ce qu’elle pense ; on est tous en train de penser au même moment. Il se passe des choses vitales pour beaucoup de gens, je suis bien tranquille mais quelqu’un est en train de mourir à cet instant précis, un autre entre dans le monde et comment se fait-il que nous puissions penser tous et nous sentir à ce point uniques, originaux et essentiels ? C’est une question très générale, que beaucoup d’enfants se sont posée, mais qui m’obsédait littéralement. J’aurais aimé pouvoir par un coup de baguette magique être transportée dans différents endroits pour voir ce qui était en train de se passer pour d’autres à l’instant où moi je vivais tel événement.

L’autre : Voir le monde de différents points de vue ?

F.H. : Voir le monde en même temps, ne pas être figée ici et maintenant, voir l’ensemble du monde en même temps en sachant que ce désir était limité par le fait que cela ne pourrait être qu’un regard de l’extérieur, c’est-à-dire mon regard à moi sur les autres, mais au moins avoir la possibilité de vivre non seulement ma vie mais d’entrevoir simultanément un certain nombre d’autres vies qui se vivent au même moment comme aussi précieuses que la mienne.

L’autre : Cela ne rejoint-il pas une préoccupation constante dans votre travail, celle de débusquer partout, y compris dans nos sociétés occidentales, les logiques sous-jacentes de la pensée. N’est-ce pas là aussi une extension de ces préoccupations d’enfant ?

F.H. : C’est vous qui me permettez de placer ces extensions dans la logique de mes préoccupations d’enfant, mais ce sont des impressions que je continue de ressentir. Pourquoi me suis-je écartée de la voie toute tracée ? Pourquoi ai-je fait de l’ethnologie ? c’est parce que j’ai eu de la chance ! Des séries d’embranchements se sont ouvertes. J’ai commencé par étudier l’histoire et la géographie, je crois que tout mon entourage le sait. À l’époque, il n’y avait qu’un certificat d’ethnologie et ceux qui sont venus à l’ethnologie venaient de disciplines différentes, de la philosophie, de l’histoire et de la géographie, du droit (un peu), de la littérature, des langues classiques… J’ai eu d’abord la chance de rencontrer des étudiants de philosophie qui étaient obligés de suivre un enseignement d’ethnologie et qui m’ont amenée à suivre les séminaires de Claude Lévi-Strauss. Ce fut extrêmement déroutant ; c’était une découverte d’autant plus étonnante et magnifique que Claude Lévi-Strauss parlait de choses dont il était impossible pour des jeunes gens normalement constitués sortant du lycée et faisant des études supérieures à la Sorbonne, d’avoir jamais entendu parler. Il n’y avait strictement rien dans nos enseignements qui permettait de comprendre des sociétés exotiques y compris en histoire où il était question de la colonisation et de ses bienfaits ; en géographie, on s’intéressait surtout aux ressources minières et en fait à tout ce qu’on pouvait tirer de ces pays. On ne parlait jamais des populations et donc cet enseignement était extrêmement neuf. J’avais vraiment envie de poursuivre mais je ne savais comment. Il y eut alors le coup de pouce du destin. Claude Lévi-Strauss était un ami d’un professeur de philosophie de l’Université de Bordeaux qui avait monté un Institut de sciences humaines appliquées, lequel avait un contrat avec le Gouvernement Général de l’Afrique Occidentale Française (AOF) et tout particulièrement avec le service de l’hydraulique pour un projet d’aménagement d’une vallée en Haute-Volta. On demandait un ethnologue et un géographe pour des études préalables. Je me suis présentée pour le poste de géographe parce que Michel Izard se présentait pour celui d’ethnologue ; il a été pris tout de suite mais pas moi parce que le service de l’hydraulique ne voulait pas d’une femme qu’on estimait trop fragile. Et finalement comme il n’y a pas eu de candidature masculine et que Claude Lévi-Strauss avait appuyé ma candidature, j’ai été acceptée… C’était en 1957.

L’autre : Donc la question d’être femme et chercheuse s’est posée immédiatement ?

F.H. : Voyez-vous, à l’époque – cela fait cinquante ans – je n’étais pas révoltée par le sort fait aux femmes pour la bonne raison qu’on pensait de la même manière dans ma famille : on était devant des évidences. Ce qui m’a choquée, c’est qu’on ne tienne pas compte du fait que j’avais les capacités nécessaires. Et puis je me suis dit que les « Blancs » qui partaient en Afrique au début de la colonisation portaient certes un casque colonial pour se protéger du soleil mais ils n’en mouraient quand même pas ! Donc j’ai tenu bon devant l’argument de la fragilité. Je n’ai pas été révoltée comme on le serait maintenant devant une discrimination fondée sur une vision essentialiste de la fragilité féminine. Ma première révolte féministe s’est passée dix ou quinze ans plus tard lorsque j’étais au CNRS dans le même laboratoire que mon mari. Celui-ci avait demandé une mission pour aller en Haute-Volta et j’en avais demandé une autre (on devait passer en même temps deux mois sur le terrain et ensuite se relayer à cause de notre fille) et cette demande m’a été refusée par le directeur des Sciences de l’homme et de la société du CNRS avec une belle lettre adressée à Claude Lévi-Strauss expliquant qu’il ne voyait pas pourquoi le CNRS irait payer le voyage de Madame Izard pour qu’elle aille retrouver son mari sur le terrain !

L’autre : Comment aviez-vous réagi ?

F.H. : J’ai été très en colère parce que je demandais une mission pour mon propre travail ; d’ailleurs il travaillait en pays mossi et moi en pays samo, mais d’emblée le CNRS avait vu une intention d’utiliser les moyens de l’État pour financer des retrouvailles affectives… Bien sûr, on s’efforçait de calculer au mieux les calendriers, mais c’était tout. Des expériences de ce genre j’en ai eu, ce sont des griffures sur l’épiderme et sur le cœur. Mais ce n’est pas ce qui m’a fait m’intéresser aux questions du masculin et du féminin.

L’autre : On a parlé de la parenté mais à quel moment est venue la rencontre avec le masculin/féminin comme objet ?

F.H. : Elle est venue par la force des choses. À partir des travaux que j’ai menés, des liaisons nécessaires sont apparues. J’ai travaillé sur les structures semi-complexes de parenté et d’alliance telles qu’elles étaient exemplifiées dans la société samo. Le système de parenté est considéré de type oblique. Les appellations de parenté sont générationnelles pour les frères et sœurs et pour les cousins parallèles (enfants du frère du père et enfants de la sœur de la mère) qui sont appelés par Ego frères et sœurs. Mais cette appellation n’est pas valable pour les cousins croisés (enfants du frère de la mère et enfants de la sœur du père). Du côté du frère de la mère, les appellations sont remontées d’une génération ; le frère de la mère est appelé oncle maternel et ses enfants sont appelés également oncle maternel et mère ; quand quelqu’un est désigné comme oncle maternel, ses enfants sont appelés « oncles maternels » et « mères » par Ego. Et tous les enfants de femmes que Ego appelle mères, il les appelle frères et sœurs. Ainsi, à la même génération, du côté de la mère, il y a les enfants de la sœur de la mère qui sont pour Ego des frères et des sœurs, mais les enfants des frères de la mère sont pour lui un oncle maternel et une mère. De l’autre côté, du côté de la sœur du père, les appellations sont au contraire rabaissées d’une génération : c’est-à-dire que les enfants de la sœur du père, Ego les appelle mes neveux ; ainsi du côté du père, le frère du père engendre pour Ego des frères et des sœurs et la sœur du père lui donne des neveux. Il s’ensuit qu’à la même génération (celle des cousins germains dans notre langage), Ego a des neveux, un ensemble de frères et sœurs, des oncles et des mères. En développant le système génération après génération, en dehors du fait de la mise en évidence d’un lignage d’hommes qui sont pour Ego des oncles maternels, c’est-à-dire le lignage agnatique de la mère, on voit que dans la descendance des filles du lignage d’Ego, un homme appelle neveu utérin non seulement les enfants de sa sœur mais aussi les enfants de la sœur de son père, les enfants de la sœur de son grand-père, les enfants de la sœur de son arrière grand-père, quelle que soit la génération ; toutes ces femmes elles-mêmes, il les appelle d’un terme, avec un terme réciproque pour lui, qui veut dire « équivalent de frère » et « équivalent de sœur ». Ainsi pour un homme né dans un lignage, quel que soit son âge, toutes les femmes qui sont nées dans ce même lignage sont des sœurs pour lui, des cadettes, et tous leurs enfants sont des neveux utérins. Cela ne veut pas dire qu’il ne respecte pas les femmes âgées. Ce n’est pas une question d’attitude à proprement parler, mais dans le vocabulaire lui-même quelque chose dit que toutes les femmes du lignage sont des sœurs par rapport à tous les hommes quel que soit leur âge respectif et leur situation générationnelle. Il n’y a pas dans le vocabulaire de rapport d’aînesse en génération d’une femme par rapport à un petit-neveu né dans la descendance de son frère par exemple. Cela m’a évidemment posé problème et j’ai été amenée à réfléchir sur ce que j’ai appelé « la valence différentielle des sexes » à partir de cet exemple samo et en travaillant sur d’autres systèmes de parenté, les systèmes inversés appelés « crow ». Ceux-là sont matrilinéaires et où on pourrait penser qu’il y aurait une prééminence de la sœur sur le frère dans la relation sœur-frère et dans ses conséquences terminologiques. La réalité est différente : dans des systèmes locaux on observe une restitution de l’horizontalité des relations quand arrive le risque qu’un homme plus âgé qu’une femme soit traité en frère cadet, ce qui apparaît n’être pas possible. Ce qui m’a amenée à mettre au point ce concept de « valence différentielle des sexes ». C’est une loi du fonctionnement de l’esprit où sont mises en corrélation les notions de sexe, de génération et d’aînesse.

Je pense que la mise au point de ces corrélations qui sont toujours valides remonte carrément au paléolithique quand les êtres humains ont commencé à réfléchir sur ces données immuables que j’appelle « des butoirs pour la pensée » parce qu’on ne peut pas faire que cela ne soit pas : il y a le fait que les parents et les aînés naissent toujours avant les enfants et les cadets et donc on peut dire que la relation aîné/cadet est analogue à la relation parent/enfant qui est une relation d’autorité (et de protection) ; l’autorité est fondée sur le fait que la relation d’antériorité à postériorité équivaut partout à une relation de supériorité à infériorité parce que les parents, qui naissent avant les enfants, détiennent la responsabilité de les élever, de les faire vivre, etc. et que cela leur donne du pouvoir sur eux. La valence différentielle des sexes et le rapport masculin/féminin sont venus s’installer là-dedans. On peut dire que le rapport homme/femme équivaut au rapport aîné/cadet en tant que rapport d’antériorité/postériorité et donc d’infériorité à supériorité.

parent : aîné : : antérieur : supérieur : : homme
enfant : cadet : : postérieur : inférieur : : femme

Des mythes le disent carrément comme la création du monde de la Genèse biblique où l’homme est créé en premier et la femme est tirée « de la côte » de l’homme et c’est ainsi dans bon nombre de mythes d’origine. La valence différentielle des sexes fait partie de ces lois que je recherche et j’ai essayé ensuite d’expliquer pourquoi le rapport masculin/féminin est venu se greffer sur l’équation générationnelle.

J’ai été amenée par la suite à travailler sur l’inceste à cause des rapports d’alliance qui interdisent dans le système samo non seulement de se marier dans la consanguinité mais d’épouser toute une série d’alliées. Si on peut épouser telle femme c’est qu’elle est épousable selon la règle et donc ses sœurs devraient l’être aussi ; comment se faisait-il qu’il n’était pas possible de les épouser quand on avait épousé la première ? Ce n’est pas un interdit universel, disons-le tout de suite. À cette question, on répond dans le système semi-complexe des Samo qu’on ne peut pas épouser un consanguin de votre conjoint. J’ai été amenée à m’interroger sur la façon dont sont formulés les interdits. On s’aperçoit alors d’une chose que tous les ethnologues savent, c’est que les interdits sont formulés au masculin et valent pour les femmes aussi, mais la formulation est masculine comme on le voit bien dans des textes juridiques. Sinon il y aurait redondance : c’est ce que disent les hommes de loi encore maintenant. J’ai posé la question à Yan Thomas qui étudie le droit romain à l’École des hautes études. Il ne voit pas en effet pourquoi on répéterait deux fois la même interdiction, puisque la réciprocité et la symétrie font que les femmes sont impliquées de la même manière dans l’énoncé au masculin. Cela veut dire qu’il est très rare sinon impossible de penser qu’on puisse donner la possibilité aux filles d’agir à l’inverse de leurs frères. Lorsqu’on dit qu’un homme ne peut pas épouser la fille du frère de la mère, la réciprocité veut qu’une fille ne peut pas épouser le fils de la sœur de son père. Et lorsqu’il est dit qu’un homme ne peut pas épouser la fille du frère de sa mère, cela veut dire qu’une femme ne peut pas épouser non plus le fils du frère de sa mère. C’est le cas symétrique. Du point de vue des juristes, mais aussi des hommes de la préhistoire, il était fort logiquement inutile de dire les choses deux fois.

L’autre : Ce n’est pas la peine de le dire parce que cela ne se pose pas à partir d’elles…

F. H. : En effet, c’est ce que j’ai dit au juriste. Ce n’est certes pas la peine de redire deux fois la même chose, mais pourquoi est-ce toujours dit exclusivement du point de vue du masculin ? Cela revenait à dire que les femmes ne peuvent pas être des sujets de droit. J’en ai eu la preuve en retrouvant un code hittite – c’est le plus ancien que j’ai trouvé – qui indiquait des prohibitions matrimoniales ; on y disait qu’un homme ne peut pas épouser « les deux sœurs et leur mère ». Cela avait été traduit par un historien allemand qui s’est posé la question du sens de cette interdiction. On ne dit pas que ces femmes-là sont les consanguines de cet homme ou des alliées de cet homme, on dit qu’il ne peut pas épouser « les deux sœurs et leur mère ». Pourquoi ? Il a cherché en vain à comprendre ce que cela voulait dire ; en fait c’était une manière tarabiscotée de présenter le seul cas où la réciprocité et la symétrie ne marchent pas dans la formulation des règles d’alliance. On dit dans ce même code qu’un homme ne peut pas épouser la femme de son père (une autre femme que sa mère évidemment), la femme de son fils, la femme de son frère, cela est dit en toutes lettres. Il se trouve qu’une femme ne peut pas épouser non plus le mari de sa mère, le mari de sa fille et le mari de sa sœur mais on ne pouvait pas le dire d’un point de vue féminin parce que les femmes auraient alors été considérées comme des sujets de droit. On l’a donc dit au masculin : un homme ne peut pas épouser les deux sœurs ce qui veut dire l’épouse et sa sœur non plus que leur mère, c’est-à-dire une mère puis sa fille ou une fille puis sa mère. Le législateur a formulé de façon génialement condensée ce qui était le pendant de l’interdiction au masculin pour un homme d’épouser ces trois parentes par alliance que sont la femme du père, la femme du fils et la femme du frère. Cela voulait donc dire que les femmes ne pouvaient pas être des sujets de droit. Avec la valence différentielle des sexes et le fait que les femmes n’étaient jamais dans ce domaine essentiel des sujets de droit, j’ai commencé à m’interroger sur le rapport masculin/féminin.

L’autre : Que penser de la valence différentielle des sexes aujourd’hui ? Vous avez noté à plusieurs reprises à quel point on peut intérioriser et reproduire des modes de pensée, des façons de faire et vous avez toujours cherché à transmettre les résultats de votre recherche car, dites-vous, « être conscient des choses est la condition pour les faire changer ».

F.H. : Ce n’est pas moi qui ai fait changer les choses, par chance on a commencé bien avant ! Il est important de faire deux constats. Le premier est que nous sommes bien heureuses en Occident mais je dirais plutôt bien heureux parce que ce sont les deux sexes qui bénéficient du changement, car nous représentons le fer de lance de quelque chose qui est en train de se faire. Deuxième constat : ce qui me fâche quand je suis amenée à en parler dans des lieux publics, c’est que des auditeurs ont l’air d’oublier que d’autres sociétés existent et pensent par ailleurs que tout est déjà acquis pour l’essentiel chez nous, alors que la réalité est différente : d’autres sociétés ont à peine entamé leur évolution vers l’égalité des sexes ou même en repoussent l’idée énergiquement et si politiquement et juridiquement les choses sont en train d’évoluer dans nos sociétés, l’essentiel n’est pas touché. Le pas principal – et qui me paraît la condition sine qua non, nécessaire, absolument nécessaire – a été accompli dans la deuxième moitié du XXe siècle : c’est le droit à la contraception. Je m’explique. Revenons sur la greffe du rapport des sexes dans l’équation de la valence différentielle des sexes. Elle s’est produite par une forme de retournement intérieur de la pensée à propos de ce que nous avons tendance à considérer aujourd’hui comme un privilège de la féminité, celui de reproduire, d’enfanter. Ce privilège est celui de faire à la fois des filles et des garçons et donc de reproduire le moule, si je puis dire, et de produire aussi un objet, un fils qui ne ressemble pas au moule. Si nous nous posons la question de cette anomalie non pas avec les certitudes scientifiques de notre époque, mais en tenant compte des représentations de la procréation à différents moments, la question centrale que se posaient les humains était de savoir comment les femmes s’y prenaient pour faire des fils. C’est une véritable énigme. En regardant les mythes sur la question et aussi les littératures savantes, il apparaît qu’il n’y a que deux sortes de réponses possibles. Dans un cas on dit que les filles portent en elles des homuncules. Il y a de cela de très jolies représentations savantes, qui datent d’avant la découverte scientifique de la fécondation, où l’on voit le ventre féminin ouvert et des enfants sagement rangés comme sur des étagères. Leur sexe est aléatoire et ils vont descendre chacun à son tour jusqu’à l’utérus. La femme n’y est pour rien, ils sont mis là par les ancêtres ou par les génies ou par la divinité.

L’autre : Ce sont des enfants endormis ?

F.H. : Ce sont des enfants endormis et d’ailleurs le mythe de l’enfant endormi relève aussi de cette idée-là. Mais pour qu’ils arrivent à exister, il faut un homme pour ouvrir le corps et pour l’arroser régulièrement sinon les enfants n’en sortiront jamais et donc le rôle essentiel revient à l’homme qui arrose. Une première moitié de l’humanité pense comme cela et la deuxième moitié pense d’une façon plus radicale encore que les femmes ne sont pour rien dans le fait de faire des enfants ; elles apportent un matériau ou un lieu ; on dira qu’elles sont une marmite, un pot, la terre, toutes sortes de métaphores possibles ; mais tous les enfants proviennent du sperme masculin. C’est la pensée aristotélicienne et ce n’est que lorsqu’il y a un défaut dans la puissance masculine au moment de la conception qu’il naîtra une fille mais normalement, si tout se passait bien, les hommes ne feraient que des fils. Mais parfois les hommes ont mal digéré, sont un peu vieux, trop jeunes, malades, quelque chose se dérègle et la matière féminine pointe son nez, prend le dessus et ils feront une fille ou des jumeaux ou des enfants anormaux. Cela veut dire que si la matière féminine n’est pas domptée par ce pneuma masculin contenu dans le sperme, elle tend vers la monstruosité. Puisque les femmes sont des vectrices pour faire des enfants, il faut que les hommes se les approprient et les cantonnent dans cette tâche s’ils veulent avoir des fils en nombre suffisant ; et donc il leur faut empêcher tout esprit de révolte, ce qui veut dire priver les femmes de la liberté d’être des sujets de droit. On revient à la théorie de l’échange lévi-straussienne ; il sait bien qu’il y a une inégalité entre les hommes et les femmes, mais ce lien que j’appelle la valence différentielle des sexes doit nécessairement exister (en même temps ou au préalable) pour qu’il y ait ensuite la prohibition de l’inceste, la loi de l’exogamie et la constatation que ce sont les hommes qui échangent des femmes entre eux et pas le contraire. C’est ainsi que j’ai essayé de faire le rapprochement entre la situation que j’observais en étudiant l’inceste que j’ai appelé « du deuxième type », à savoir que les femmes ne peuvent pas être des sujets de droit, avec la valence différentielle des sexes qui permet l’insertion et la compréhension de ce rapport d’infériorité qui place les femmes comme des cadettes par rapport aux hommes. Je disais que la grande mutation a été la contraception puisqu’elle permet aux femmes de ne plus être simplement des vectrices pour faire des enfants, mais d’être autonomes et de dire leur volonté dans ce domaine. Cela ne veut pas dire pour autant qu’on ne puisse pas retourner en arrière. Mais pour moi, c’est le grand pas qui conditionne tous les autres ; les autres sont arrivés pratiquement en même temps, la parité politique, l’accès égal à l’enseignement, ce qui ne veut pas dire que toutes les femmes peuvent accéder à l’Université ni aux postes supérieurs des entreprises et enfin récemment la loi sur l’égalité salariale, qui n’est pas entrée dans les mœurs.

L’autre : Tout ceci ne fait pas quand même pas disparaître « le modèle archaïque dominant »…

F.H. : Non, ce modèle est toujours là puisqu’il est dans les têtes et le problème c’est de le faire sortir des têtes, c’est pour cela que j’insiste tellement pour en faire prendre conscience parce que pour la plupart des gens, cela ne fait pas l’ombre d’un doute que les femmes sont d’une part mineures, cadettes, enfantines et que d’autre part le législateur a fait tout ce qui était en son pouvoir et de son devoir pour « donner plus de droits » aux femmes. Donner plus de droits, remédier à des injustices criantes, ne veut pas dire souscrire en son cœur à l’égalité des sexes. L’autre : Justement vous êtes toujours si vigilante par rapport à cette question… F.H. : Oui. Par exemple dans un article intitulé « fécondation » dans l’Encyclopaedia Universalis, qui remonte à une dizaine d’année, il est très bien dit qu’on ne connaît pas encore exactement le mécanisme de la fécondation. L’auteur ajoute que l’on sait seulement qu’il existe un ovule gros, immobile, passif qui attend l’arrivée du spermatozoïde fin et mobile, qui va le pénétrer ; ce qui est vrai, mais l’ovule n’est pas si passif que cela, il fait son travail, il descend vers le gamète mâle par les trompes de Fallope. Il y avait déjà, dans la façon dont ce mécanisme était expliqué, une représentation du rapport actif/passif qui sous-entendait les types d’attitude dans les rapports sexuels et dans la vie quotidienne. Tout était en filigrane dans la forme et l’activité de l’ovule et du spermatozoïde. Un autre exemple très récent paraîtra très surprenant car on pourrait croire qu’il exprime le contraire de ce que je viens de dire, mais ce n’est pas le cas. Il s’agit d’un article d’Éric Le Boucher paru dans le journal Le Monde dans la nouvelle rubrique Ecofrictions et qui est intitulé « Les femmes sont meilleures que les hommes1 ». Qu’est-ce que cela voulait dire ? L’auteur part de l’expérience du micro-crédit au Bangladesh ou ailleurs, montrant que lorsqu’on prête aux femmes une petite somme pour monter une affaire, une ferme, etc. non seulement leurs enfants en profitent sur le plan de la santé et de l’éducation, mais en plus elles investissent collectivement, notamment en Inde, pour ouvrir une route, creuser un puits, aider à monter un dispensaire et pour cela elles mettent en commun leurs ressources. Il écrit qu’en revanche les hommes qui bénéficient d’un prêt vont le dilapider en dépenses de prestige. La conclusion de notre auteur croyant bien faire et nous faire plaisir est celle-ci : les femmes sont par nature meilleures que les hommes : elles ne sont pas égoïstes, elles pensent au bien-être de leurs enfants en premier alors que les hommes font des dépenses d’alcool, de mobylettes, de voitures… En fait il ne s’agit pas de « nature », mais tout simplement de « culture ». Il se trouve que dans les sociétés où l’on pratique le micro-crédit, un homme existe par le prestige et donc quand il emprunte de l’argent, il va faire des dépenses de prestige parce que c’est ce qui lui donne son statut alors que le rôle des femmes a toujours été de veiller au bien-être de la famille et donc elles continuent ; elles ne sont pas meilleures, ce sont des rôles sociaux qui leur sont imposés et les hommes ne sont pas pires pour autant. À l’heure actuelle on assiste in vivo à quelque chose d’assez remarquable avec le phénomène Ségolène Royal : un retournement comme une crêpe d’une situation où il faisait bon de se moquer des femmes politiques ; les concurrents d’ailleurs ont commencé par cela avec des petites phrases du type « qui va garder les enfants ? », « ce n’est pas un concours de beauté ». Puis ils se sont rendu compte que ce discours leur était nuisible et qu’il pouvait se retourner contre eux et ils ont donc cessé de le tenir et l’ont transféré sur le plan de la compétence. On est en train de vivre une petite révolution par des petits bouts, c’est ce que j’appelle l’impact de ce qui est devenu « émotionnellement concevable » par le public. Pour qu’il y ait des grandes innovations sociales, il faut déjà que les choses soient possibles dans le ciel des idées, puis qu’elles deviennent émotionnellement admissibles.

L’autre : Ce qui est en train d’arriver avec l’idée qu’on pourrait avoir une Présidente femme…

F.H. : Les choses peuvent être possibles dans le ciel des idées sans que jamais personne n’y ait encore pensé et puis un jour elles deviennent intellectuellement pensables et énonçables par quelqu’un, au moins une personne qui va se faire taper sur les doigts quand elle émettra cette idée. C’est une idée qui va progressivement être reprise par d’autres et qui va faire son chemin. Quelque chose se passe qui fait qu’elle devient ce que j’appelle « émotionnellement concevable », c’est-à-dire que la plupart des gens vont se dire que cette idée-là n’est pas si mauvaise et y souscrire et quand elle est devenue émotionnellement recevable et techniquement possible, à ce moment elle peut être légalisable et transcrite sur le plan juridique.

L’autre : Mais que pensez-vous des lois qui forceraient un peu les choses ?

F.H. : Des lois qui ont tendance à forcer les choses, il y en a eu une à la suite de la révision du code civil. Dans les années 80, le doyen Carbonnier a été à la tête d’un groupe de juristes chargés de réviser le code civil. À cette époque fut autorisé notamment le mariage d’un homme avec la sœur de l’épouse dont il a divorcé et dans le même temps le mariage d’une femme avec le frère du mari dont elle a divorcé alors qu’auparavant ces mariages étaient interdits, les mariages après veuvage étant permis depuis 1918 seulement. Très bien. Mais en plus, le doyen Carbonnier a fait un nettoyage du code civil en introduisant en avance sur son temps (parce qu’à l’époque ce n’était pas du tout une revendication) la reconnaissance parmi les moyens de légitimation de l’enfant d’un quatrième moyen en plus des trois autres déjà admis. Nous avions trois manières de légitimer l’enfant dans le droit français. Le premier, c’est par le mariage. Le deuxième, c’est la volonté – surtout pour les hommes – quand ils peuvent dire « je reconnais cet enfant comme le mien ». Le troisième, c’est la possession d’état, à savoir une situation publiquement reconnue. À ces trois critères classiques de reconnaissance de la filiation, le doyen Carbonnier a ajouté celui de la vérité biologique. Ce qui est grave, c’est qu’il l’a rendu opposable aux trois autres. Cela a mis en route toute une série de processus donnant une porte de sortie dans tous les cas de divorce difficile qui a permis de récuser les autres types de légitimité et de récuser l’enfant dont on a pu faire la preuve par l’examen du sang qu’il n’était pas le fils de son père. Des limites ont été mises depuis à des excès notables. En même temps que se constituaient les familles recomposées, la société a accepté de mettre en première place le critère de vérité biologique dont la loi lui offrait l’usage, ce qui influe notoirement sur l’orientation individualiste qu’ont prise nos sociétés. Était-ce un bien que d’anticiper par la loi ?

L’autre : On a biologisé les rapports de filiation ?

F.H. : Oui, on a biologisé les rapports de filiation et c’est pour moi un vrai drame car si la filiation est biologiquement fondée, elle n’est pas que cela ; la filiation est d’abord une reconnaissance sociale et donc la biologiser revient à lui ôter définitivement son caractère social. Je trouve dramatique qu’à l’heure actuelle les individus se soient appropriés cette volonté juridique de vouloir biologiser parce que c’est leur intérêt : on a fait passer l’intérêt de l’individu adulte avant celui de l’enfant en enlevant aux rapports de filiation leur caractère fort de lien social. Un certain retournement est en train de se faire dans les juridictions. De nombreux juges veulent remettre à l’ordre du jour le critère de possession d’état pour récuser des demandes tardives d’invalidation de l’enfant sur la base de la biologie.

L’autre : Que pensez-vous des questions de parité hommes/femmes sur les listes électorales ?

F.H. : Au départ j’étais plutôt opposée à l’idée des quotas en raison de la crainte que j’avais de l’idée répandue que les femmes élues le seraient non pas parce qu’elles sont compétentes mais parce qu’elles sont là au titre des quota. Comme toute préférence fondée sur l’ethnie (la race comme on dit aux États-Unis), les compétences fondées sur le sexe sont des sortes d’invalidation des capacités de la personne. Je n’étais pas vraiment pour, d’autant que comme toutes lois transitoires, si elles ne s’accompagnent pas d’un changement dans les mentalités, tout peut recommencer après échéance comme avant. Mais il est possible qu’on doive en passer par là pour faire avancer les choses. J’en doute, vous savez comme moi que cela n’a pas fait beaucoup bouger les positions jusqu’à présent parce que la plupart des partis préfèrent payer de lourdes amendes plutôt que d’accepter que des femmes figurent en première place sur les listes électorales et souvent quand elles sont en première position, c’est dans des cas difficiles où l’on sait que ce sont les adversaires qui vont gagner. Au Sénat, on a vu se faire des choses absolument scandaleuses. Lorsqu’il y avait deux hommes appartenant au même parti qui devaient sortir en même temps, on savait que si l’un des deux à cause de l’alternance se présentait en troisième position, il ne serait pas réélu automatiquement. Se sont créés de nouveaux partis juste le temps des élections pour permettre aux deux sortants d’être en tête de liste et donc réélus. Cela revient à dire que toutes les manières de détourner la loi ont été utilisées. On sait bien que dans les communes, en revanche, les femmes se retrouvent en masse dans les conseils municipaux. Cela dit, il n’y a pas beaucoup de femmes maires et la plupart du temps les tâches qui leur sont imparties sont encore celles qui sont considérées comme féminines, c’est-à-dire l’école, l’hygiène, le social, la santé etc., rarement les finances, les rapports avec le conseil général ou les choses de ce genre. Il y a encore beaucoup à faire parce que c’est dans les têtes que cela se passe et changer ce qu’il y a dans les têtes est véritablement la tâche la plus difficile. Cette domestication de l’esprit remonte à la toute petite enfance. Je vais faire allusion à quelque chose que j’ai vu faire en pays samo. Certes, il ne s’agit pas de la France ou de l’Europe, c’est la recherche de pensées ou de comportements universels qui m’importe. Les femmes socialisent leurs bébés des deux sexes : lorsqu’elles portent leurs bébés dans le dos, elles leur parlent, elles chantonnent. Une interaction existe aussi bien avec les garçons qu’avec les filles. Mais lorsqu’un bébé pleure, si c’est un garçon, sa mère lui donne immédiatement le sein tandis que si c’est une fille et que la mère est occupée, elle finira d’abord ce qu’elle est en train de faire, ou le bébé est confié à une grande sœur, la mère ne va pas se déranger immédiatement pour lui donner le sein alors qu’elle le ferait si c’est un garçon. J’ai demandé pourquoi l’on fait cette différence et la réponse a toujours été la même : les garçons sont dotés d’un « cœur rouge » et les grosses colères qui en découlent vont les mettre en danger de mort ; il faut donc les satisfaire sur-le-champ, alors qu’il faut apprendre aux filles la patience parce qu’elles auront à la vivre toute leur vie. Pour leur apprendre la patience, il ne faut pas leur donner satisfaction tout de suite. On crée ainsi une « race » des hommes qui par définition tendent à vouloir que tous leurs désirs soient immédiatement comblés, y compris leurs désirs sexuels, et trouvent cela naturel. On crée symétriquement une « race » de femmes domestiquées, silencieuses, et se contentant de peu, acceptant de surcroît le privilège masculin.

L’autre : À votre avis, la question de la valence différentielle des sexes imprègne-t-elle la psychanalyse ?

F.H. : Je ne sais pas. C’est à vous de me le dire…

L’autre : C’est votre opinion et votre analyse qui sont intéressantes.

F.H. : Quand je parle à des psychanalystes, je constate qu’ils sont pour certains sensibles aux cas de plus en plus fréquents d’hommes qu’ils présentent comme des hommes totalement perdus, paumés, déboussolés, parce que tout d’un coup ils ne s’y reconnaissent plus car les femmes qu’ils fréquentent ne se laissent plus faire comme ils l’auraient voulu, souhaité. Je trouve ce discours analytique très magnanime, parce qu’il reprend à son compte l’idée que les femmes sont devenues carrément terroristes et terrorisantes et qu’elles peuvent faire un mal terrible aux hommes qui ne savent plus où est leur place en tant que mari, en tant que père… Effectivement, les choses changent et il y a là un travail de repositionnement à faire ensemble dans les couples. Mais je trouve surprenant ce regret de la perte « du modèle archaïque » qui a tant nui et continue de nuire à tant de femmes.

L’autre : C’était plus dans la construction de la théorie psychanalytique de Freud. Vous parlez de la forclusion du féminin…

F.H. : Oui j’ai dû le dire.

L’autre : Des psychanalystes se sont-ils intéressés à votre travail ?

F.H. : Oui, énormément à l’inceste du deuxième type, et moins aux questions du masculin et du féminin.

L’Autre : Car cela a forcément des implications pour la psychanalyse.

F.H. : Cela en a, je m’en rends bien compte, mais pour ce qui est de la forclusion du féminin, je la vois chez Freud, je la vois chez Lacan tout en n’étant pas tellement capable de le lire et donc je me trompe peut-être. Certains lacaniens me disent que ce n’est pas parce qu’il écrit la femme avec un L barré que pour autant il la forclôt mais je ne saisis pas vraiment leur raisonnement. C’est d’ailleurs un problème pour moi que la discussion avec des psychanalystes qui s’imaginent que je m’y connais dans leur discipline. Ce n’est pas le cas. En plus de cela, avec mes collèges ethnologues ou anthropologues qui veulent faire le pont avec la psychanalyse (il y en a un certain nombre : Bernard Juillerat qui vient de mourir, Patrice Bidou, Jacques Galinier et d’autres) j’étais souvent en désaccord. Je considère que nous sommes des ethnologues/anthropologues et que nous avons à rendre compte du social avec les outils de notre discipline. On peut faire appel à la psychanalyse pour comprendre des situations individuelles comme l’ont fait certains, mais je n’ai jamais utilisé pour ma part les outils analytiques pour essayer de rendre compte du social.

L’autre : Cela rejoint le complémentarisme de Georges Devereux…

F.H. : Oui. J’ai sélectionné chez Devereux quelque chose qui me plaisait bien comme idée. Il dit qu’on peut être légitimé à penser qu’il n’y a pas de fantasme quelconque qui n’existe pas comme institution quelque part dans une autre société. Et réciproquement, qu’il n’y a pas d’institution aussi stupide, aussi bizarre, aussi hors normes qu’elle nous paraisse dans une société, qui ne puisse exister comme fantasme dans l’esprit d’un bourgeois viennois par exemple. Je le crois fondamentalement et donc il y a bien des ponts d’une certaine manière à établir entre l’individu et le social mais cela ne veut pas dire pour autant que nous sommes tenus de passer par le langage de la psychanalyse pour comprendre une société.

L’autre : Lors d’un colloque récent sur « guerre et paix entre les sexes », Julia Kristeva soulignait qu’une coexistence possible entre les sexes « s’élabore essentiellement sur la reconnaissance et le respect de la bisexualité psychique de chacun, féminin et masculin de l’homme, masculin et féminin de la femme ». Le couple moderne qui dure, disait-elle, est « un ménage à quatre ». Qu’en pensez-vous ?

F.H. : En dehors de la drôlerie de la phrase, j’ai tendance à penser qu’on ne peut pas dire qu’il y a du féminin dans le masculin et du masculin dans le féminin parce que c’est ériger dans les deux cas des entités caractéristiques, des « tempéraments » fondés biologiquement, dictés par la nature, où l’on doit nécessairement distinguer ce qui est féminin de ce qui est masculin. Nous le faisons socialement parce que dès le départ il y a eu dans l’esprit des humains cette opposition troublante et fondatrice de nos catégories mentales entre le même et le différent ; elle a servi de base aux catégories qui nous servent à penser et qui sont toujours marquées du sceau du masculin et du féminin et toujours hiérarchisées. C’est ma manière de concevoir le scénario originel du modèle archaïque dominant, mais naturellement les catégories ou plutôt le sens qui leur est donné varie dans de certaines limites selon les sociétés (sans affecter l’orientation globale du modèle). On pourra dire dans telles sociétés que le chaud est masculin et le froid est féminin et la légitimation sera le fait que les femmes perdent leur sang, ce qui les rend plus froides que les hommes ; mais l’on pourrait aussi bien dire le contraire, à savoir que les femmes sont chaudes et que les hommes savent modérer leurs ardeurs avec comme légitimation un jugement moral sur la lubricité inhérente aux femmes. On peut donc dire que les femmes sont chaudes et elles sont d’ailleurs ainsi qualifiées dans des sociétés qui les considèrent par ailleurs comme étant de nature froide mais à différents moments de leur vie. Elles sont chaudes avant la puberté et après la ménopause. On voit bien qu’il s’agit là de constructions sociales et intellectuelles. On s’en rend compte aisément quand on prend certains doublets particuliers appariés de façon opposée dans certaines civilisations. Je prends ainsi l’exemple de l’actif/passif, que je trouve tout à fait remarquable. Dans notre société, actif est masculin et passif est féminin, c’est vrai sexuellement, c’est vrai selon la psychanalyse. Et l’activité masculine signe l’emprise des hommes sur les choses, les techniques, le monde de la nature. Et l’actif est supérieur au passif. En Inde ou en Chine, au contraire, le passif est masculin et l’actif est féminin, le passif est supérieur parce qu’il est masculin. Pourquoi ? l’homme doit être capable de se « maîtriser » et notamment de retenir l’éjaculation. Être un homme, c’est pouvoir se maîtriser grâce à la passivité et conserver au maximum une semence qui est comptée. Le passif est dans ces conditions supérieur à l’actif ; les femmes sont présentées comme actives, brouillonnes, entreprenantes, mais de façon déréglée. On voit bien qu’il n’y a pas une définition naturelle et universelle de chaque catégorie. Ce qui compte, c’est le fait que selon les cultures, elles se trouvent placées du côté du masculin ou du féminin. La hiérarchie est introduite à l’intérieur de chaque doublet et c’est toujours le masculin qui est considéré comme supérieur, qui l’emporte. Il n’y a donc pas, à mes yeux, de masculin typiquement défini par la nature ni de féminin non plus tandis que la réflexion de Julia Kristeva implique de reconnaître que quelque chose peut-être défini comme masculin et comme féminin dans l’absolu. Il existerait une essence du masculin ou du féminin, c’est, me semble-t-il, la position psychanalytique, alors que pour moi cette opposition essentialiste greffée sur le sexe apparent est définie par la culture. Mais le dimorphisme sexuel existe effectivement, à la base de ces réflexions des humains, et cela nous amène à une autre question. Une jeune chercheuse, Priscille Touraille, a fait une thèse remarquable sur « les dimorphismes sexuels de taille corporelle » qu’elle appelle « des adaptations meurtrières ». Elle montre que les femmes dans notre espèce sont généralement plus petites et moins puissantes que les mâles (c’est presque une lapalissade de le dire), ce qui n’est pas vrai systématiquement pour les autres espèces. Si vous voyez deux éléphants ou deux girafes vous aurez du mal à reconnaître le mâle de la femelle tandis que dans notre espèce la différence peut-être extrêmement marquée. Elle montre qu’il s’agit d’une adaptation meurtrière depuis le paléolithique. Il faudrait que les femmes soient grandes pour avoir un bassin suffisamment large afin de permettre des accouchements faciles. Or l’évolution est marquée, au contraire, par une diminution de la taille des femmes ; parallèlement, l’accroissement du cerveau, l’accroissement correspondant de la tête du fœtus, auraient exigé une augmentation de la taille du bassin ; mais les bassins féminins sont devenus de plus en plus dystociques. Les femmes petites accouchent plus difficilement que les grandes et la surmortalité féminine au fil des millénaires et des siècles liée à ce phénomène est gigantesque. La relation taille/mortalité en couches était connue des médecins coloniaux qui partaient en Afrique ; ils savaient que les femmes petites étaient à risque et avaient des grossesses qu’il fallait particulièrement suivre. Mais pourquoi les femmes sont-elles plus petites en moyenne que les hommes de leur groupe ? Après avoir étudié toutes les théories de l’anthropologie physique, de la génétique, de la biologie… elle en arrive à la conclusion qu’il s’agit là aussi d’un trait culturel. Les hommes se réservent – on le voit à travers l’étude des interdits alimentaires frappant des femmes – la viande, les protéines, les graisses ; les meilleurs morceaux vont aux hommes. Les femmes mangent essentiellement des céréales et ont peu accès à ce qui apporte du calcium et à ce qui permet de développer et consolider la charpente osseuse. Un poids adaptatif fort, sélectif qui tient à la vision culturelle organisant le rapport des sexes, lequel est toujours fonction du modèle archaïque dominant, s’est élaboré et renforcé au fil des générations sur cette base, conduisant inéluctablement à un rapetissement de la taille des femmes.

L’autre : Maintenant les garçons et les filles mangent de façon équivalente dans nos pays et les jeunes filles deviennent anorexiques…

F.H. : Quand vous voyez des jeunes filles à côté de garçons, vous ne voyez pas une grande différence de taille à partir du moment où ils mangent de la même manière. Les femmes auront moins de problèmes obstétriques que par le passé. Quand j’ai dit qu’on n’observait plus ces importantes différences alimentaires dans les pays occidentaux, je commets une erreur. Il arrivait effectivement chez moi, par exemple, que ma mère serve mon père en lui donnant le plus gros morceau en ajoutant qu’il en avait besoin puisqu’il était un homme. Dans les fermes de mes grands-oncles et tantes où j’allais passer les grandes vacances pendant la guerre, les femmes ne mangeaient pas à table et elles mangeaient les restes. On ne peut pas dire que cela soit le fait simplement de cultures barbares ou sauvages. Non, on le faisait nous aussi, mais l’on voit le changement se produire de nos jours dans nos sociétés avec une alimentation identique pour les garçons et filles apparemment. On peut très bien imaginer qu’il puisse exister encore des endroits particuliers où le garçon est privilégié par rapport à sa sœur parce qu’il est un garçon et qu’il est censé avoir besoin de plus de protéines de ce fait.

L’autre : Nous n’avons pas encore abordé le thème de la violence. Pour vous, est-ce aussi une construction culturelle ?

F.H. : Oui, mais il me faut d’abord faire une mise au point. La violence n’a pas été véritablement un de mes sujets de recherche mais un séminaire de recherche, ce qui m’a amenée à me pencher sur la question. Il m’a semblé que l’on pouvait montrer que les êtres vivants sont soumis à un certain nombre de besoins fondamentaux qu’ils partagent avec les animaux : la nécessité de manger, celle de pouvoir se reposer en paix, d’être semblables à ceux de son groupe et d’avoir la même chose qu’eux, celle de protéger ses enfants et inversement d’être protégés (ce qui peut se retourner en autorité et en excès de pouvoir). Il y en a d’autres comme le besoin de justice, d’équité. Tous sont des besoins fondamentaux, partagés presque tous avec les animaux. Presque tous seulement mais on peut s’interroger sur le besoin d’équité et de justice chez les animaux à partir d’informations tirées d’expériences menées sur des animaux de laboratoire, ce qui implique vraisemblablement un biais par rapport à des situations en liberté. Ainsi l’expérience consistant à apprendre à des petits singes capucins à appuyer sur une pédale quand ils entendent une sonnerie et à qui l’on donne une friandise quand ils y parviennent. Les règles du jeu changent un beau jour : on leur donne la récompense à tort et à travers. Celui qui a réussi peut ne pas avoir de friandise alors que celui qui a raté en aura une. Il suffit de deux jours de ce traitement pour que les singes se rendent compte qu’il n’y a plus d’équivalence performance/récompense, plus de justice en somme, et ils se désintéressent donc du jeu. Ont-ils le sens de la justice ? Les besoins élémentaires peuvent tous basculer : par exemple le besoin de protéger et d’être protégé peut, je l’ai dit, basculer très rapidement dans le sens d’une autorité forte et se traduire par un rapport dominant/dominé brutal. Des règles sociales prévoient généralement le jeu variable de ces différents besoins (interdiction du vol par exemple) mais tout ne peut pas être prévu et c’est dans les interstices de ces différents besoins en conséquence que peut apparaître la violence lorsqu’elle n’est pas contrôlée par une règle sociale écrite ou dite. Il y a toujours un envers, vous vous sentez bien avec votre groupe mais cela signifie que vous vous méfiez de ceux qui sont à l’extérieur. Des retournements sont possibles, un jeu avec l’ordonnancement de ces besoins ; la culture prévoit un certain nombre d’ajustements entre ces constantes mais elle ne peut pas les prévoir tous. À partir du moment où je dois me nourrir et nourrir mes proches, cela peut impliquer que, si je n’ai pas de nourriture, je peux aller la prendre chez celui qui en a ; cet acte peut être interdit au sein de ma propre société mais pas chez les autres, des étrangers. Cet autre chez qui on a le droit de prendre en certains cas, qu’on peut même tuer, est considéré comme n’ayant pas les mêmes substances corporelles que soi, comme n’ayant pas le même sang. Des nourritures différentes, des interdits différents, le simple fait d’avoir un interdit lignager alimentaire propre entraînent la différence de sang avec son voisin qui observe d’autres interdits alimentaires lignagers… Avec la notion d’une définition biologique de l’autre parce qu’il a un sang différent du sien, vient très vite l’idée que cet autre sang est impur, celui des juifs, celui des lépreux, celui des gens qui viennent d’une autre culture. Dès que s’observe cette affectation à l’autre d’une radicalité biologique autre que la sienne, on entre de plain-pied dans la violence. On le voit : le chemin est court qui va de la nécessité de se nourrir à la constitution de l’Autre en objet d’abomination.

L’autre : Le fait de considérer les femmes biologiquement différentes des hommes peut-il générer une certaine violence à leur égard ?

F.H. : La violence à leur égard n’est pas tellement ancrée dans la biologie mais dans les services que l’on attend d’elles ; les femmes considérées comme dépendantes, mineures, etc., peuvent être affectées à différentes tâches. La plupart du temps, dans nos sociétés monogames par exemple, une épouse est à la fois une partenaire sexuelle, une mère potentielle, une servante, mais aussi une compagne dont la beauté ou les talents peuvent ravir les amis… Certaines sociétés séparent étroitement ces différentes fonctions. Ainsi la société grecque où il n’était pas question de chercher le plaisir auprès de l’épouse : elle était là pour faire les enfants ; la servante était là pour le travail domestique, la prostituée pour les besoins sexuels et les hétaïres pour le plaisir de l’esprit. Je crois que les femmes ont été considérées selon les différents types de services qu’elles pouvaient rendre dont les deux premiers sont le service sexuel et celui de la reproduction et sur un fond commun de mépris, traitées en fonction de ces attentes. À l’heure actuelle, une certaine mode dans nos milieux veut faire de la prostitution un acte libre, un acte de plaisir, un acte où les femmes trouvent leur satisfaction, alors que cela me semble un esclavage même s’il s’agit de femmes dites libérées et qui choisissent la prostitution pendant un certain temps pour gagner leur vie. Il me semble que cette violence primaire-là – user du corps des femmes contre de l’argent – est un effet de cette manière qu’ont les sociétés de considérer que les besoins sexuels des hommes ne peuvent pas être réprimés. Je dis peut-être une énormité aux yeux des hommes en général, mais il me semble que l’histoire nous montre qu’il y a un certain nombre d’hommes qui ont la capacité de réprimer leurs besoins, ne serait-ce que les ermites, et que l’on voit à l’heure actuelle une certaine tendance chez une frange de la jeunesse de vivre le « no sex ». Cette idée se retrouve dans des livres à succès. Je pense à Aldo Naouri qui parle dans son dernier ouvrage (Adultères, Odile Jacob, 2007) de ces malheureux hommes qui sont torturés en permanence par « leurs génitoires » ; torturés en permanence, est-ce possible ? Lorsqu’ils mangent, qu’ils dorment, qu’ils travaillent, qu’ils jouent à la pétanque, lisent le journal, ils ne sont sans doute pas torturés par « leurs génitoires » ! Ces activités représentent une part importante de leur temps de vie. Et ne peut-on dire des femmes qu’elles n’éprouvent pas de besoins ? Comme dans l’exemple de l’éducation samo, c’est dès le plus jeune âge qu’on apprend aux garçons la légitimité de leurs revendications.

L’autre : C’est la question des besoins…

F.H. : Oui, idée qui nous ramène bien à ce qu’on disait plus haut de ce petit garçon qu’on satisfait tout de suite, avec une extension sexuelle « naturelle » : les besoins sexuels des hommes n’ont pas à être réprimés, il faut des femmes, parfois des hommes pour les satisfaire. Cela est considéré comme irrépressible, faisant partie de la nature de l’homme et de la définition du masculin, et les sociétés considèrent comme licite le commerce de la prostitution à leur bénéfice. La prostitution est une violence qui est faite à des corps féminins désignés pour cela par une histoire généralement tragique ; de nos jours, la majeure partie des prostituées ne sont pas volontaires et je crois qu’il faut le dire. La prostitution trouve peut-être son origine dans le fait qu’il y a des moments et des lieux dans notre histoire où des viols ayant été commis, le prix du dol devait être versé à un père ou à un frère. Quand cela n’était pas possible, il était versé à la victime et je pense que c’est là l’origine de la prostitution.

L’autre : Nous voudrions vous poser une question que nous avons souvent posée à des anthropologues/ethnologues. Pourquoi les données de l’anthropologie, les recherches de l’anthropologie affectent-elles si peu notre connaissance, notre action, est-ce dû à un déficit d’engagement de l’anthropologie dans la société ou à une sorte de difficulté à penser ?

F.H. : Il y a peut-être un déficit de l’engagement. En fait, la plupart des ethnologues cherchent à publier et je vois mal qu’on puisse faire de l’ethnologie sans chercher à publier, ne serait-ce qu’une partie de ses résultats. Tous les ethnologues aimeraient toucher un plus vaste public que leur public habituel. Pourquoi est-ce que cela ne marche pas, pas assez bien en tout cas ? Il y a plusieurs raisons : d’abord le langage utilisé, puis la difficulté à se reconnaître dans les sociétés dont nous parlons alors qu’on se reconnaît aisément dans les cas cliniques dont parlent les psychanalystes par exemple d’autant que les auteurs font une analyse savante avec un langage qui rend la lecture difficile pour les non-initiés. Cela dit, nous sommes fautifs sans l’être totalement parce que le malheureux ethnologue ou anthropologue qui s’aviserait de faire un livre vraiment grand public verrait tous ses collègues lui tomber dessus…

L’autre : Pourquoi ?

F.H. : On considère que ce n’est pas jouer la règle du métier, c’est déroger, que c’est pour faire un succès littéraire et gagner beaucoup d’argent et que cela n’a rien à voir avec la superbe dignité du chercheur qui publie un livre vendu à trois cent exemplaires mais reconnu par ses pairs. Je n’ai jamais fait de grands succès ethnologiques ; le grand succès, c’est Tristes Tropiques de Claude Lévi-Strauss. Masculin/Féminin a dû se vendre à vingt cinq mille exemplaires. Je crois qu’un certain nombre de personnes dans le métier regardent cela avec un peu de condescendance parce que justement ce livre a été un peu vendu. Alors défaut d’engagement ? Oui, c’est possible mais cela veut dire plutôt défaut d’engagement politique.

L’autre : Oui d’une manière ou d’une autre.

F.H. : J’ai essayé de faire prendre conscience de la nécessité d’un engagement politique en tenant pendant des années un séminaire au Collège de France intitulé « l’anthropologue dans la Cité » dont ont fait partie les trois années sur le thème de la violence ; j’ai essayé de voir ce qu’on pouvait dire et faire dans notre propre société. Ce genre d’initiative reste encore limité à un petit nombre ; tout Paris ne se précipite pas et les politiques non plus. Par ailleurs, je récuse, comme beaucoup de mes collègues, les systèmes d’expertise où l’on est censé faire des rapports qui n’aboutissent généralement à rien ; en revanche on peut accepter de se « mouiller » dans des entreprises qui ne sont pas simplement des rapports d’experts. Personnellement j’ai eu cette chance parce que sous François Mitterrand ont été lancés un certain nombre de Hauts Conseils et j’ai été nommée par lui au Conseil de la francophonie, à celui sur la famille et la population et surtout Présidente du Conseil national du sida. J’y suis allée sans véritable enthousiasme ; le sujet me paraissait intéressant intellectuellement parce que je voyais bien le rapport du sida avec les humeurs du corps, les substances corporelles, et donc je voyais ce que je pourrais éventuellement en faire en tant que recherche savante ; mais c’était autre chose de s’en occuper en réfléchissant aux problèmes que cette épidémie, mortelle alors, transportait avec elle dont le dénominateur commun était l’exclusion de cet Autre « au sang impur » de façon inédite. Je me suis rendu compte alors que l’on pouvait obtenir des résultats importants à condition d’avoir en face de soi des politiques qui le voulaient vraiment – c’était le cas de François Mitterrand. Les résultats importants vont peut-être vous paraître mineurs : obtenir que les séropositifs soient assurés par les compagnies d’assurance alors qu’ils n’y avaient pas droit et pouvaient être simplement refusés. Ils ont pu s’assurer avec des surprimes comme les diabétiques ou ceux qui sont atteints d’une maladie cardiovasculaire mais obtenir simplement cela a été quelque chose de très difficile à l’époque (années 90). Nous avons obtenu après un travail sur le sida en prison que la médecine carcérale ne dépende plus du Ministère de l’Intérieur mais de celui de la Santé, ce qui implique que le directeur de la prison et les gardiens n’ont plus accès aux dossiers médicaux, ce qui était le cas auparavant ; les gardiens n’ont plus le pouvoir d’être infirmiers d’office, d’assister aux entretiens médicaux des détenus avec les médecins ; tout cela veut dire que l’on respecte désormais (du moins selon la loi) le secret et la confidentialité pour les prisonniers, ce qui est particulièrement important pour ceux atteints du sida. Nous avons pu obtenir beaucoup d’autres solutions du même ordre à des problèmes et je trouve que cela vaut la peine de s’y investir. Cela dit, les politiques ne sont pas tous coopératifs. Le moins que l’on puisse dire, c’est que souvent ils ne comprennent pas grand-chose aux réalités sociologiques. Je me souviens d’avoir parlé avec une femme politique – une experte de la famille – qui disait qu’on était en train d’inventer de nouveaux modes de filiation et je n’ai pas réussi à lui faire comprendre qu’on réalisait de nouveaux modes de famille, d’organisation de la vie conjugale, etc., mais qu’on ne pouvait pas inventer de nouveaux modes de filiation. C’est impossible car tous les modes possibles ont déjà été inventés. Il s’agit d’une combinatoire entre des positions de père et de mère d’une part, de fils et de fille de l’autre. Cela représente six types possibles de filiation qui existent tous sur le marché. Il faudrait supprimer les contraintes du rapprochement de deux gamètes de sexe différent pour éventuellement mettre au point quelque chose de neuf, c’est-à-dire supprimer la reproduction sexuée.

L’autre : On vous a demandé d’intervenir sur nombre de sujets, la prostitution, l’homoparentalité, l’adoption…

F.H. : Oui. Parfois je ne me suis pas assez méfiée. Certaines interventions m’ont valu l’hostilité de diverses personnes et notamment de journalistes qui ont pensé que j’étais par exemple opposée au pacs – ce qui est faux. Il se trouve que Élisabeth Guigou, alors Garde des sceaux, voulait absolument que le pacs ne soit pas considéré comme un « sous mariage » et pour cela voulait supprimer l’idée sous-jacente d’une pratique sexuelle entre les membres d’un pacs. Le premier projet de loi prévoyait en conséquence que ce contrat soit étendu aux frères et sœurs et aussi aux membres des congrégations religieuses. J’ai effectivement signé un texte, qui était plus large, mais pour protester sur ce point particulier. Ouvrir le pacs aux frères et aux sœurs posait bien des problèmes. D’abord, on faisait sauter à la sauvette la prohibition de l’inceste fraternel. Ensuite, pourquoi deux seulement ? Plusieurs frères et sœurs pourraient vouloir bénéficier du même contrat : ainsi on revenait, là aussi à la sauvette, sur la monogamie. L’interdiction de l’inceste entre germains dans l’union matrimoniale de même que la monogamie ne sont pas nécessairement des lois intangibles. Encore faut-il examiner en face leur abolition et ses conséquences. Il me semblait que la discussion sur le pacs n’était pas le bon endroit pour remettre à plat ces questions fondamentales. Car il était clair à mes yeux que loin de « désexualiser » le pacs, les ouvertures projetées auraient sur les esprits l’effet inverse, c’est-à-dire la levée de la prohibition et de la loi monogamique. Le pacs sera toujours pour les gens associé à l’idée de rapports sexuels. S’il était ouvert aux frères et sœurs, cela sous-entendrait qu’ils pourraient coucher ensemble. Et s’ils étaient plus de deux dans le pacs, pourquoi pas non plus revenir sur la monogamie. Cela faisait beaucoup de modifications de fond qui méritaient plus ample discussion. D’où ma position.

L’autre : Nous avons une question plus intime, nous avons envie de savoir si vous aviez un souvenir heureux de femme anthropologue, une émotion…

F.H. : J’en ai vraiment beaucoup des souvenirs heureux de femme anthropologue. Peut-être que heureux n’est pas le terme exact bien que ce soit vraiment des souvenirs heureux mais s’y mêlait aussi une forme de gêne. J’ai écrit quelque part que, sur le terrain, la plupart des gens que je fréquentais, surtout dans le village où j’ai le plus vécu, la plupart des gens donc m’évoquaient parfois, à travers une attitude, un comportement, un regard, un cri, une façon de s’exprimer, des gens que je connaissais en France, des amis ou des parents. L’une de mes plus grandes émotions (et donc « émouvant » serait plus juste que heureux) m’a été offerte par une vieille dame, vraiment âgée et dont la fille était morte en couches. Elle avait donc en charge un nouveau-né alors qu’elle-même ne pouvait plus avoir de lait. Il arrive souvent que les grands-mères utérines à qui on remet le bébé d’une fille morte en couches, et si elles-mêmes n’ont cessé d’allaiter que depuis un an ou deux, puissent nourrir un bébé. Il leur suffisait de le mettre au sein pour que le lait revienne. Pour cette grand-mère, vraiment très vieille, c’était impossible. Elle m’apportait le bébé que je nourrissais au biberon. Elle portait une espèce de petit pagne sale en coton autour des reins, elle avait sa poitrine dévastée comme toutes les vieilles femmes. Elle se mettait à genoux. La première fois qu’elle a fait cela – je n’ai eu de cesse qu’elle se relève, elle particulièrement, parce que tout dans son attitude m’évoquait ma grand-mère maternelle. C’était inouï, inouï comme elle ressemblait à ma grand-mère, pas physiquement bien sûr, mais avec le même côté un peu décharné, cette espèce de timidité, d’humilité, de façon toujours un peu clandestine de se mouvoir, de se poser quelque part à l’abri, loin des regards… Je ne supportais pas de voir « ma grand-mère » se mettre à genoux et en même temps j’étais toujours très contente chaque fois que je la voyais. Cela est un souvenir heureux.

L’autre : Le même dans le différent…

F.H. : Oui, le même dans le différent.

L’autre : Voulez-vous ajouter quelque chose ?

F.H. : J’ai des souvenirs heureux d’anthropologue d’une autre nature, très sensuels, comme le premier contact avec la terre africaine à Niamey, en sortant de l’avion en pleine nuit au début de la saison des pluies. L’odeur qui monte du sol, c’est quelque chose d’une plénitude parfaite et puis c’est poivré, chaud, sensuel… C’était incroyable.

  1. Éric Le Boucher : « Une arme qui marche contre la pauvreté : les micro-crédits » Le Monde, 23 mai 2004.