Les entretiens
Jean Malaurie à côté du bateau hydrographique soviétique, au large d'Ouélen, durant son expédition en Tchoukotka, août 1990.
De la pierre à l’homme
Publié dans : L’autre 2000, Vol. 1, n° 1
Jean MALAURIE
Jean Malaurie est Directeur de recherche émérite au CNRS, Paris. Directeur d’Études Arctiques à l’Ecole des Hautes Études en Sciences Sociales (Centre d’Études Arctiques). Paris. Membre titulaire de l’Académie des Sciences Humaines de Russie, Saint Petersbourg.
Marie Rose MORO
Marie Rose Moro est pédopsychiatre, professeure de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, cheffe de service de la Maison de Solenn – Maison des Adolescents, CESP, Inserm U1178, Université de Paris, APHP, Hôpital Cochin, directrice scientifique de la revue L’autre.
François GIRAUD
François GIRAUD est psychologue clinicien, cothérapeute à la consultation transculturelle, CHU Avicenne (AP-HP), service de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent, 125 Avenue de Cedex.
Malaurie J., Thèmes de recherche géomorphologique dans le Nord-Ouest du Groenland. Paris, CNRS, 1968.
Les derniers rois de Thulé. Avec les Esquimaux Polaires, face à leur destin. Terre Humaine, éditions Plon, Paris, 1989. (Cinquième édition). Traduit en 23 langues.
Ultima Thulé. Les hommes du Pôle, face à leurs conquérants. Paris, Hordas/Plon, 1990.
Hummocks. Tome I Nord Groenland, Arctique Central Canadien. Tome II Alaska, Tchonketka Sibérienne. Terre Humaine, éditions Plon, Paris, 1999.
L’appel du Nord. Du Groenland à la Sibérie, avec les Inuit. 300 photographies de l’auteur en mission. La Martinière, Paris, 2000.
Sur Jean Malaurie :
À paraître aux Éditions du Chêne, Hachette (Paris), dans une édition augmentée, novembre 2000.
Pour Jean Malaurie, 102 témoignages en hommage à quarante ans d’études arctiques. 52 photos, 99 figures et dessins, 39 cartes dans le texte, 186 photos hors-texte et trois index. Sylvie Devers éd. et coordinatrice. Paris. Éditions Plon, 1989.
Alla ricerca della cuadratura del Circulo Polare. Testimonianze e studi in honore de Jean Malaurie. Il Polo. (Numero speciale a cura di Giukia Bogliolo Bruna), 192 pages. Fermo (Italie). Istituto Geografico Polare, 1999.
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Nous sommes au lendemain de la soirée de la Saint Patrick, dans un pub célèbre du quartier des Tuileries à Paris, sous l’égide d’Oscar Wilde; c’est un lieu de rencontre privilégié pour les Irlandais où cette antique et brillante culture celtique poursuit sa résistance presque millénaire.
Marie Rose Moro et François Giraud1 (L’autre) : Jean Malaurie, vous vous définissez comme « anthropogéographe », Pouvez-vous nous rappeler ce que vous entendez par « anthropogéographie » ?
Jean Malaurie (J.M.) : Je serai lent dans mon propos, voulant réfléchir, en profondeur, de compagnie avec le lecteur. L’anthropogéographie, en ce qui me concerne, est l’expression d’une méthode que j’ai peu à peu définie, mise au point, enrichie par une complicité croissante, au fil de mes réflexions et de mes travaux sur les Peuples Premiers – particulièrement les Inuits et les Nord Sibériens – vivant en conditions extrêmes. « On ne peut connaître P homme si on ignore son milieu » répétait Emmanuel Kant : « Nihi est in intellectu quid non prior fuerit in sensu » rappelait-il. « L’homme naturé, la nature naturante, F homme aux origines pensait avant de raisonner » aimait dire Jean-Jacques Rousseau ; il pensait en actes. C’est dans cette dialectique que F anthropogéographie se situe.
Ces considérations sont inspirées par ma formation de géomorphologue des écosystèmes des pierres et des éboulis, par une connaissance, que je crois assez intime, avec les Inuit, au fil de 31 missions dans le partage de leur vie quotidienne, et leur combat millénaire avec les ours, les morses, les baleines ; et avec eux-mêmes ce, dans un environnement impitoyable. Ces études géomorphologiques, appuyées par des mesures en laboratoire de géocryologie expérimentale, se sont mises en place au cours de mon enseignement qui s’est poursuivi, pendant quarante ans, à mes séminaires de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) à Paris. C’est avec mes étudiants géomorphologues2 que j’ai ordonné mes réflexions sur la planification démographique des Inuit, leur micro-économie équilibrée, leur anarcho-communalisme égalitariste et surtout leur chamanisme. Mais aussi vision verticale de l’espace qui constitue la colonne vertébrale de cette civilisation boréale et la tient debout au travers de difficultés et malheurs indicibles dûs à un environnement impitoyable.
La géomorphologie est, en quelque sorte, la partie immergée de l’iceberg de cette anthropogéographie suivie avec mes étudiants3. Je suis essentiellement un chercheur, c’est-à-dire en quête ; je puis assurer que mes séminaires hebdomadaires avec ces chercheurs avancés m’ont permis, dans une approche pluridisciplinaire, d’ordonner peu à peu cette méthode de psychologie génétique de l’environnement qui s’inspire de Jean Piaget et de Gaston Bachelard. J’ajoute que j’ai invité, à mes séminaires, des spécialistes4 qui ont, avec leurs expériences conduites en d’autres milieux, dynamisé mes recherches anthropogéographiques aux hautes latitudes.
On aurait garde d’oublier les Anciens (les « Elders ») de ces peuples du Groenland, de l’Arctique central canadien, du Détroit de Béring, de la Sibérie, qui, avec leur inimitable pédagogie silencieuse, entrecoupée de brèves confidences à des moments imprévisibles, ont encouragé mes réflexions, et je dois également rappeler les lectures approfondies des encyclopédistes Buffon, Humboldt, Lamarck mais aussi de Spinoza, Rousseau, Goethe et, parmi les contemporains, Philippe Ariès, Lucien Eebvre et Eernand Braudel. Ces peuples sont façonnés par 1’1 mwelt. Comment ne le seraient-ils pas ? L’on compte dix millénaires d’histoire pour les Inuits, quarante millénaires si l’on inclut les pré-esquimaux qui ont inspiré bien évidemment la civilisation inuite qui en est issue. Pour preuve physiologique du pouvoir de cet environnement, je rappellerai que les femmes Inuit de la tradition, à la fin du XIXème, n’avaient pas de menstruation pendant l’hiver, dans le nord du Groenland qui connaît trois mois de nuit polaire. Au cours de mon séjour en 1950, les menstruations se réduisaient à quelques gouttes. Les pulsions sexuelles sont saisonnières ; elles l’étaient encore en 1950, lors de ma première mission. Ces peuples, sans régulation démographique, connaissent des variations saisonnières significatives des naissances. Ainsi que l’a établi le Docteur Georges Sinclair, éminent diététicien à Oxford, ces peuples, en raison de leur nourriture riche en graisses de phoque, ignorent le cancer5. Le spectre visuel est plus aigu, plus large ; ils voient mieux que moi dans la nuit polaire. L’oreille bénéficie d’une hyperacousie. Il en est de même pour leur psychologie cognitive façonnée par l’environnement.
Comment ces hommes ont-ils été en mesure, avec des sens exacerbés, de développer leur intelligence, leur langage ? Je n’aurai l’ambition de répondre, m’en tenant aux observations. Je ferai remarquer que les tests de Rorschach que j’ai conduits, dès 1951, dans le nord du Groenland et les tests de Rorschach, Corman, Düss que j’ai réalisés en Tchoukotka, en 1990, permettent de mieux saisir les facultés intellectuelles, les orientations sensorielles, leurs préoccupations et également leurs angoisses. La pensée par ailleurs de chacun est sans cesse contrôlée par l’expérience individuelle sous contrôle du groupe auquel toute activité de chasse et de vie individuelle est rapportée. L’on n’accède à l’autonomie que par la voie d’une approbation de la collectivité. Les pensées et pulsions individuelles sont sous examen permanent du groupe. La prise de conscience est collective et la phase libératoire s’exprime dans un dialogue métaphorique avec les cousins ours, phoques, morses, et les oiseaux. Lors des séances chamaniques, les grandes manifestations traduisent théâtralement les relations intimes, sexuelles, les violences entre le monde animal et les humains. Ceci relève d’une époque révolue que j’ai connue lors de mes missions répétées de 1950 à 1970. L’on peut dire que j’ai été à une période charnière ; tout basculant en juin 1951, dans le nord du Groenland, à la suite de la création de la base américaine et, en 1970, lors d’un développement ultra rapide du nord du Canada et de l’Alaska, à la suite de la découverte du pétrole et du gaz de Prudhoe Bay.
L’autre : Revenons, dans un souci d’anthropologie réflexive, sur votre éducation.
J.M. : Ayant été orphelin à vingt ans, cette instruction, dont les valeurs ne me sont apparues que beaucoup plus tard, prête à réflexion. Ce n’est que longtemps plus tard que j’ai senti ce que ce type d’éducation, qui était une formation classique dans le monde bourgeois, pouvait avoir de positif et de frustrant. Elle l’a été d’autant plus que je n’ai pas eu le temps d’avoir de vraies conversations avec mes parents. Nous avions des rapports éloignés. Ils sont morts trop tôt. J’avais tendance à penser – puisque ce fut le cas à la mort de mon père (à 17 ans) et de ma mère (à 22 ans) – que ne serait jamais levé l’interdit qui consistait à ce que les jeunes ne soient pas initiés aux échanges de pensées des adultes. Cette sensation de ne pas pouvoir communiquer librement, de ne pouvoir poser de questions, de ne répondre, que lorsque l’on vous adressait la parole, à peu près exclusivement par des informations d’ordre scolaire, et de ne jamais pouvoir « oser » m’a longtemps laissé l’empreinte d’une meurtrissure tant au cœur qu’à l’esprit. Ceprincipe de la bourgeoisie française, encore plus sévère dans la bourgeoisie anglaise, qui établissait que l’enfant, surtout l’adolescent, tant sur le plan intellectuel que religieux, ne devait pas exprimer ce qu’il ressentait comme contraire à l’ordre établi, m’a longtemps apparu, et m’apparaît souvent encore, comme une mutilation volontaire. Il en était de même dans mon lycée.
L’aspect positif ? C’est sans nul doute cette construction implacable de ce que je nommerai une colonne vertébrale, avec sa cohorte bien connue mais nécessaire « travail, famille, patrie » et aussi : « volonté, courage, énergie » – dont le scoutisme fut, ultérieurement, l’élément tuteur. Il a doublé, à l’adolescence, l’action parentale. Tout comme en Angleterre, avec le collège et ce qui l’accompagne, il m’introduisait au compagnonnage dans la vie sportive, dans une atmosphère boyscout dont l’absence de dimension intellectuelle et spirituelle m’a toujours tenu sur une certaine réserve.
La connotation négative doit être rappelée ; elle m’apparaît aujourd’hui comme capitale. En effet, l’action rigide du système scolaire m’a incontestablement préparé à me rebeller contre lui et, dans la retraite mentale où il me confine, à ramasser, à redoubler, à dédoubler mes forces vitales, ma volonté d’aller voir ailleurs, et au plus tôt. Il ne fait aucun doute que mon besoin des déserts, mon besoin de remise en question, de comprendre et de chercher d’autres voies intérieures et extérieures, a été stimulé énergiquement par l’air confiné de ce que j’ai été trop longtemps obligé de respirer. Certes, je sais que tous les jeunes bourgeois d’alors ne l’ont pas rendu positif. Nombre d’entre eux ont été étouffés par une morale, des convictions religieuses, des règles qu’ils n’ont pas eu la force de remettre en question et contre lesquelles ils n’ont pas osé se révolter, passant du catéchisme, de Bécassine et des livres de la Comtesse de Ségur, à la première communion, puis à Polytechnique sans la moindre opposition. C’était souvent trop tard quand, mariés de surcroît à une jeune amie de la famille bien pensante, il leur arrivait de prendre conscience qu’ils avaient peut-être manqué d’exister, ou tout simplement raté leur vie. Heureusement pour eux (mais pas pour tous), la majorité demeure des copies conformes de leurs parents, prenant leurs méthodes à l’identique, en arborant toujours, vis-à-vis de ceux qu’ils considèrent comme des marginaux, comme des êtres dangereux, même des traîtres, cette condescendance implacable, si souvent camouflée avec un sourire obligé et compatissant.
Mais je n’en veux pas du tout à mes parents, tout au contraire : le souvenir du regard bleu et profond de mon père – et, qui sait, ses souffrances secrètes pour faire demeurer ses enfants dans le droit chemin, qu’elle que soit l’âpreté du sentier. Ma mère était de nature réservée. Elle était d’origine écossaise, une terre froide et aride qui m’a toujours habité. « Keep yourself ! » me répétait-elle en anglais. Père à mon tour, je suis devenu plus indulgent pour les fautes que Ton peut faire vis-à-vis de ses enfants et qui sont de toutes sortes. Que faire ? Éveiller la personnalité. L’intelligence que l’on pense y mettre n’a pas toujours les meilleurs résultats. Line seule exigence peut s’imposer, me semble-t-il, celle de tenter, dans un dialogue avec son fils ou sa fille, comme dit si bien Malraux, « de transformer en conscience une expérience aussi large que possible ». Dans une affection partagée, tenter d’appliquer un système éducatif qui donne à un enfant les signes d’un destin. Éveiller l’esprit de liberté, apprendre à réfléchir, les aider à couper très tôt le cordon ombilical, c’est-à-dire à se responsabiliser en tant qu’adolescents. Ai-je réussi ? Interrogez mes propres enfants.
En philosophie, puis en khâgne, préparant l’Ecole Normale supérieure, j’ai pris soudain conscience, et de manière très intense, de ce que signifiait la pensée, de tout ce qu’il me faudrait intellectuellement assimiler, c’est-à- dire trier et éliminer pour ne pas seulement « penser pour penser », mais pour construire des fondations suffisamment solides me permettant de bâtir dessus une maison qui me soit propre, et non un château branlant, échafaudé sur un ramassis de matériaux empruntés à d’autres.
J’ai compris très vite aussi, en particulier lors de joutes culturelles avec mes professeurs et mes camarades, en première supérieure au lycée Henri IV, la violence de mon rejet de devenir l’un de ces esprits engrangeurs du savoir, dans le seul but de se créer un personnage intellectuel, imbu de soi et, comme on dit, « supérieur », en vérité avant tout désireux de mettre en échec, talentueusement, dialectiquement, des pensées concurrentes, moins habiles et surtout moins rouillées que les siennes : l’intellectuel français sait se prêter à ce jeu dérisoire. Ainsi s’exerce de façon aussi subtile que possible ce que je nommerais un exercice permanent, et au mieux rôdé, d’humiliation en pensée. Or, non seulement, je ne m’y sentais pas apte, mais ce choix de vie, cette manière de parvenir à une prétendue autorité intellectuelle, me faisait littéralement horreur. J’ai vérifié par la suite combien ces milieux intellectuels français, notamment parisiens, sont implacables et futiles, étant en quelque sorte déshumanisés. Ceux, en effet, qui n’ont pu parvenir à se hisser au sommet de cette caste – secte d’intellos mondains – sont peu à peu définitivement méprisés et bafoués et traînent des vies, recherchant, en vain, à n’être pas définitivement coiffés par les maîtres de ce clan, plus sauvage qu’aucun autre au monde, de ridicules bonnets d’âne décernés avec les condescendances du génie. Je connais un de mes collègues qui, toute sa vie, a été brisé par trois mots écrits dans une revue par l’un de ses maîtres intellectuels. J’ai acquis très tôt une liberté d’être : dissociation vis-à-vis de ces milieux. J’ai toujours préféré « les écorchés de la vie », les sans-grades aux gradés, à l’exception des très grands.
J’allais donc me sauver de ces milieux, définitivement, bien décidé à prendre une voie marginale, à boire seul, dans mon propre verre, avec pour seule devise : « Etre et Faire » de L’Espoir de Malraux. Il aurait été nécessaire, au moins, de tenter d’assimiler les grands courants de pensée de l’humanité, des civilisations les plus raffinées jusqu’à celles dites primitives dont l’expérience m’a appris qu’elles étaient largement aussi complexes et subtiles que les autres. Comme par ailleurs, il me paraissait très improbable que cette assimilation puisse être possible, comment être en mesure d’en tirer une moelle suffisamment substantielle et spécifique, susceptible de constituer une fondation assez solide pour y construire ma propre demeure ? Il était à craindre alors de se retrouver « par excès de connaissances », souvent contradictoires, trop sceptique et trop angoissé pour mener une action personnelle quelle qu’elle soit.
C’est entre autres la raison essentielle pour laquelle j’ai décidé et résolu de retrouver mes repères intuitifs, de prendre la chemin qui, d’instinct, me semblait être le mien : tenter de comprendre, avec des peuples à l’aube de leur histoire, l’intelligence de la nature. Pour ce faire, m’isoler, commencer par ce qui me semblait être le commencement : l’intelligence minérale, celle des pierres dans les lieux les plus déshérités de la terre, à l’aube de l’histoire, dans les temps précambriens, ou cambriens, dans l’archéen ; dans les déserts surtout, puis, si possible ensuite, peu à peu, modestement, remonter la maille jusqu’à l’homme et de préférence le plus primitif.
Les dés étaient jetés : je serai un chercheur d’« intelligence », mais à rebours, un chercheur au regard aussi éloigné qu’il était possible pour ne pas dévier de mon chemin qui fut toujours solitaire, souvent âpre, et que je m’étais tracé. Pardonnez ce long détour mais j’écris dans votre revue pour des psychologues qui s’interrogent sur « Vautre », par conséquent, sur ce problème décisif de l’éducation de l’observateur. Si je vous ai bien compris, vous souhaitez que je vous retrace quelques points forts de l’itinéraire de ma vocation que j’ai évoqué dans Hummocks en tentant sans doute très imparfaitement ce qu’ont réalisé, avec tant de profondeur, des écrivains qui sont des maîtres : Proust, Kafka, et parmi nos contemporains, Leiris et Lévi-Strauss.
L’autre : Précisez-nous, s’il-vous-plaît, vos « détestations » ?
J.M. : Je savais déjà ce que je voulais vraiment. Ma détestation : les arbitrages d’autorité, les dogmes, les idéologies directrices, ou les croyances révélées ; je voulais réfléchir par moi-même, reprendre la vie par le commencement, en partant du minéral, et c’est ainsi que je me décidais d’aller m’interroger sur les grands phénomènes de la nature dans les déserts. Je m’affirmais en me choisissant : chercheur en quête. Lin désert est surtout l’aventure de la découverte. Dans une vie, il y a des facteurs généraux qui vous structurent, mais aussi des incidents qui sont déterminants. Le hasard, à l’âge de douze ans, m’avait fait découvrir un petit film sur la Croisière jaune ; il m’a fait rêver au désert de Gobi, FHimalaya, la Chine, ce qui est au-delà des mers, des montagnes, au loin, très loin.
Je vivais au lycée Henri IV, en hypokhâgne, des temps dramatiques : la débâcle de 40 avait eu lieu et j’appartenais à cette classe de 42 sacrifiée par Vichy et qui avait reçu l’ordre, le 1er juin 43, de travailler dans les usines allemandes outre-Rhin : c’était le service du travail obligatoire. Ne pas s’y rendre, ne pas répondre à la convocation – j’étais envoyé comme ouvrier terrassier dans des usines de la Rhur – était considéré, et par l’autorité française, comme une désertion de guerre, et vous étiez passible des travaux forcés, et par les forces allemandes d’occupation, comme un acte de terrorisme et vous étiez envoyé dans des camps de concentration comme Buchenwald, où nombre de mes camarades insoumis sont morts. Ma résolution fut aussitôt prise ; je n’irai jamais collaborer à la machine de guerre allemande – qui plus est nazie – ; je me refusais donc à répondre à la convocation allemande et devenais ainsi réfractaire, clandestin.
Après avoir tenté de franchir les Pyrénées par des filières confuses, qui toutes se révélèrent suspectes, et malgré mon désir de rejoindre les Forces Françaises Libres d’Afrique du Nord, je partis dans les Alpes ; prenant les risques que beaucoup de jeunes clandestins ont connu et qui sont morts par milliers après avoir été arrêtés. Je n’évoquerai pas ici les angoisses et les péripéties de ces douloureuses et obscures années où il fallait vivre caché avec de fausses identités, sans grand talent pour la résistance active – par exemple : distribuer des tracts, des journaux clandestins – craignant les dénonciations pour soi-même et surtout les représailles pour sa famille. Je m’inquiétais surtout pour ma mère qui vivait difficilement près de Paris ; la police venait souvent s’enquérir de moi. Sa crainte était que l’on prenne l’un de mes frères en otage ou qu’elle soit elle-même arrêtée, ce qui arriva pour certains de mes camarades. Elle mourut dans les premiers jours de janvier 45, tandis que s’abattaient sur la France occupée, et particulièrement sur Paris, les premiers grands bombardements de la libération. Dans quelle mesure l’angoisse du lendemain, et notamment celle qui concernait l’un de ses fils tendrement et secrètement aimé, n’a pas précipité cette attaque cérébrale, à 59 ans ? Je ne cesserai de m’interroger. Personne ne comptait sur moi, ne m’attendait, sauf un désert. Seul élève à la faculté des Sciences de l’Lïniversité de Paris, au laboratoire de géologie dynamique du Professeur Jacques Bourcart, je construisais mes premières réflexions sur les boues terrigènes.
L’autre : Que voulez-vous dire ?
J.M. : Les boues terrigènes sont l’ultime expression de l’érosion des montagnes, des plateaux et de leurs versants. C’est la phase ultime de cette usure de la terre qui, se traduisant par une sédimentation dans les mers, va aboutir à une nouvelle naissance par la voie d’une métamorphose ; elle est l’origine même de nouvelles sédimentations, lors des mouvements alternés de submersion des terres et de surélèvements de la mer lors des mouvements glacio-isoeustatiques. En ces boues, la biologie, née de la photosynthèse, fait renaître la vie. Nous sommes aux origines mêmes de la vie, telle qu’elle a existé au Cambrien. L’atmosphère s’enrichit d’oxygène, les animaux sécrètent des coquilles, des squelettes se forment et ce sont les premiers invertébrés. A l’ordovicien, toujours à l’âge primaire, sont apparues les premiers diatomées et les premiers vertébrés de l’histoire de la terre. Au Laboratoire de Paléontologie du Muséum National d’Histoire Naturelle de Paris, j’apprenais, en dessinant les fossiles marins, à mieux les connaître. Je m’attachais particulièrement aux lamellibranches, indices remarquables de la salinité et de la température de l’eau. Dans les mers arctiques et dans leurs dépôts littoraux, cette étude des lamellibranches me fut un précieux auxiliaire.
Peu à peu, je réalisais que, dans mon souci de comprendre, je voulais remonter aux causes premières. En analysant les phénomènes d’évolution,je me rapportais à l’aube des temps. Il en sera de même dans mes travaux de géographie humaine, d’anthropogéographe au carrefour de l’histoire et de l’ethnographie, je me suis attaché d’abord – et pour la vie – aux Peuples Premiers et, dans les régions les plus austères, au sommet du monde, aux Inuits, afin de saisir, dans leur apparente simplicité, les toutes premières formes de l’organisation sociale et de la pensée. Je réalisais donc ma volonté de remonter aux origines des phénomènes géologiques ou anthropologiques et je saisissais, à cet égard, combien la géographie des sciences naturelles m’avait été mal enseignée.
L’autre : Qu’en a-t-il été pour votre propre formation ?
J.M. : Toujours animé par la même volonté de m’interroger sur le commencement des phénomènes, je décidais, à 25 ans, de m’attacher à faire, moi-même et seul, mon apprentissage avec une boussole, un altimètre, un palmer, des thermomètres, le marteau du géologue, des chaînes d’arpenteur, tous instruments dont personne ne m’avait vraiment appris jusque là l’utilisation. Au Muséum National d’Histoire Naturelle et dans des laboratoires, je procédais à cette initiation avec quelques collègues et, avant de partir, je décidais de faire des stages pratiques dans des instituts de recherche comme l’institut Géographique de T Armée, l’institut Agronomique. Sous la direction de mon maître Emmanuel de Martorine puis du doyen André Cholley, je m’attachais à l’objectif que je poursuivais en affinant mes stratégies de recherche pour une discipline que j’inventais progressivement : l’éboulologie, l’étude quantitative de l’érosion pendant une période donnée sur les versants au pied des falaises, étude quantitative qui ne m’avait jamais été enseignée. Il me paraissait dérisoire de poursuivre une géographie descriptive entre une montagne jeune, une montagne vieille, les pénéplaines, et de me perdre dans les querelles scolastiques qui se poursuivaient entre trois écoles : l’école allemande, l’école américaine et l’école française sur des problèmes que je n’ai pas lieu d’évoquer ici et qui sont aujourd’hui tout à fait dépassées. Il me paraissait nécessaire de quantifier et de poursuivre l’étude des processus qui me concernaient depuis le début. Je commençais donc à inventer une discipline avant de partir et je me suis attaché particulièrement, au pied des falaises, à l’étude métrique, systématique des éboulis en surface, en profondeur, dans une période donnée ; discipline que j’ai nommée « l’éboulologie ». Je me souviendrai toujours de ma première communication scientifique de recherches, devant le maître que je m’étais choisi, l’éminent géographe physicien Emmanuel de Martonne6, membre de l’Académie des Sciences. Cette communication avait pour titre, autant que je m’en souvienne, Homéométries comparées dans les éboulis du Sahara et du Groenland (Bull. Ass. géographes français, Paris, 1949).
L’autre : Quand êtes-vous parti pour la première fois au Groenland ?
J.M. : Mon maître, de Madonne, souhaita que je sois encore plus ambitieux et me fit désigner, par l’Académie des Sciences, comme géographe de la première et de la deuxième expédition polaire française, au Groenland, dirigées par Paul Emile Victor. Je fus donc l’un des compagnons des deux premières expéditions glaciologiques françaises, en 1948 et 1949 dirigées par Paul Emile Victor lui-même. Paul Emile Victor avait compris que la France universitaire ne serait jamais capable d’organiser de grandes missions polaires interdisciplinaires, à l’exemple du Commandant Jean- Baptiste Charcot, le capitaine du Pourquoi pas ? Aussi, immédiatement après la fin de la guerre, revenu des Etats-Finis, il crée une association privée : « les expéditions polaires françaises – missions Paul Emile Victor » qui devait être un organisme de logistique donnant leur chance à de jeunes chercheurs français voulant se spécialiser dans les régions polaires. C’est à cet organisme que je dois d’avoir eu le pied à l’étrier dans les régions arctiques, et d’avoir posé la première pierre de mon vaste plan de recherche sur les éboulis. Je ne saurais assez exprimer ma gratitude à Paul Emile Victor qui a eu l’initiative, en 1948, de ce vaste programme de recherches françaises en géophysique et en glaciologie dans l’Arctique et l’Antarctique. En ce qui me concerne, je me suis attaché au secteur du Groenland centre-ouest, en baie de Disko. J’y ai poursuivi mes investigations initiales, d’abord avec mes camarades géophysiciens, ensuite seul sur la côte sud de File de Disko, mettant au point mes premières stratégies exploratoires et entreprenant mes premiers travaux de cartographie.
Je le répète, c’est à Paul Emile Victor que l’on doit cet élan donné à la recherche polaire française qui a toujours été une partie manquée, faute de volonté clairement exprimée par F Université et la Marine Nationale pour que la France soit présente dans ces régions glaciaires de hautes latitudes. Si, à la fin de l’année 1949, j’ai rejoint mon camp d’origine, le CNRS, et donc quitté les expéditions Paul Emile Victor, c’est parce que cette organisation me conduisait à une impasse. En effet, étant dominée par les géophysiciens de F Académie des Sciences, qui souhaitaient que les travaux conduits au Groenland le soient, en parallèle, en Terre Adélie, cette noble institution avait défini, pour les chercheurs, un programme qui s’interdisait toute recherche en sciences humaines : ethnologie, histoire, sociologie, psychologie n’avaient pas leur place dans ce programme. Pour mes maîtres, les célèbres et vénérés Lucien Febvre et Fernand Braudel, qui suivaient mes recherches indépendamment du géographe Emmanuel de Martorine, il paraissait tout à fait regrettable que ce programme arctique, si estimable fut-il en sciences de la terre, s’interdise l’étude de sociétés de civilisations si mal connues. Il paraissait absurde qu’une expédition de vingt personnes, dans ces régions groenlandaises, refusent de s’ouvrir à l’étude de populations que chaque jour, nous côtoyions. C’est ainsi que je quittais cette organisation et que je revins à mon corps d’origine. Lucien Febvre m’invita à me rendre dans l’extrême nord du Groenland afin de m’attacher à ces peuples arctiques. Je pourrai résumer ses propos de la manière suivante :« que savons-nous de ces peuples ? A la vérité, très peu. Ils vivent dans des régions froides, extrêmes, construisent des iglous de neige, mangent de la chair crue, échangent leurs femmes, disposent d’instruments archaïques tels que des harpons à pointe de silex et aujourd’hui d’acier, ont des kayaks… Est-ce que ceci constitue une culture ou une civilisation ? Première question. Seconde question : pour nous historiens, ajouta Lucien Febvre, un isolat – et ces populations sont totalement isolées par cette barrière au sud que constituent les indiens subarctiques qui sont leurs ennemis traditionnels – se traduit toujours par la dissolution d’une culture ; or voici bientôt plusieurs millénaires que ces peuples perdurent. Il y a donc un mystère qu’il nous appartient de résoudre. » Il m’a fallu quarante ans et trente-et-une missions pour suivre ce programme et pour garder en tête cette interrogation. En effet, ce n’est pas seulement une culture archaïque mais une civilisation avec une philosophie panthéiste, et j’en ai eu la preuve concrète par la découverte de l’Allée des Baleines, en 1990, en Tchoukotka, berceau des Inuits qui m’avait été interdit pendant trente ans par les autorités soviétiques. La méthode que j’ai poursuivie est une méthode que j’ai lentement mis en ordre, à l’école de ces maîtres naturels que sont les Inuits et de 1 ’environnement, mais aussi au fil de mes retours avec mes étudiants lors des séminaires et naturellement de mes entretiens avec mes collègues tels que Eévi-8trauss, Charles Morazé, Roger Bastide, l’économiste André Piatier, le démographe Lucien Tabah, et tant d’autres… Sans manquer mes collègues et amis russes de l’institut d’Ethnographie de l’Académie des Sciences tels le grand historien des migrations Lev Goumilov, Serge Aroutiunov, Vdovin, Gurvitch…
L’autre : Pouvez-vous évoquer les grands axes de votre vie de recherche et de publications ?
J.M. : J ai vécu dans ma vie de chercheur, des temps de hautes turbulences. Las d’une typologie sans dessein, Claude Lévi-Strauss, sans aucun doute un des maîtres de cette génération, a eu, dans La Pensée sauvage, cette expression qui se veut résumer le structuralisme : « Nous croyons que le but dernier des sciences humaines n’est pas de constituer l’homme, mais de le dissoudre ». Dans L’archéologie du savoir (1969), Michel Foucault affirme qu’il faut évacuer la notion de « sujet fondateur » et celle « d’auteur d’une œuvre ». Ce sont des temps où la recherche a vécu le magistère des structuralistes soucieux de modéliser une société. Il m’a toujours laissé de marbre, et je crains que cette volonté scientiste, tout à fait respectable en soi, n’ait réduit le champ d’étude et abouti à de nombreuses impasses en interdisant, volontairement, de considérer que ce qui tient debout une civilisation, c’est aussi sa part d’irrationnel, son rapport avec le sacré.
Je ne conçois l’étude d’une civilisation que selon trois axes. Premièrement l’axe diachronique, c’est-à-dire l’histoire ; ce sont des peuples qui connaissent un temps long, je dirais très long pour reprendre l’expression de Braudel – et j’ajoutais avec un sourire en dialoguant avec lui : si long qu’il implique non seulement les 10000 ans de l’histoire esquimaude, mais les millénaires qui précèdent avec les pré-esquimaux, c’est-à-dire près de 30000 à 40000 ans. Puis, sur un plan horizontal, il y a la géographie, c’est-à-dire l’étude de l’espace, et je me suis spécialisé dans l’histoire des lieux : hauts lieux privilégiés non seulement pour des raisons de vie de chasse, mais aussi pour des raisons spirituelles, des hauts lieux sacrés comme l’Allée des Baleines constituée, il y a près de sept siècles, par des confréries d’hommes initiés. La géographie arctique est d’abord l’étude de « lieux » privilégiés. Enveloppant et dépassant ces deux disciplines fondamentales, la philosophie : c’est-à-dire la pensée et une réflexion sur ce qui tient debout hommes, femmes, c’est-à-dire l’interrogation sur la mort et la quête de l’absolu7.
Naturaliste d’éducation, ma pensée s’est construite sur des refus animés, dans une extrême prudence que m’a enseignée, dans la recherche des équilibres, l’étude de l’écosystème des pierres et des formations d’éboulis, par des volontés, dans un complexe de labyrinthes de réflexion et de sensibilité. Instants qui se chevauchent et qui recèlent chacun une part d’irréductibilité.
J’ai toujours aimé les aubes et ce n’est pas par hasard que j’ai parcouru, en la cartographiant, la pénéplaine algonkienne des Terres d’Inglefield et de Washington dans l’extrême nord du Groenland. Peut-être était-ce naïveté, mais j’avais le sentiment de fouler la terre dans ses commencements et, qui plus est, dans ces régions désertes, en étant le premier homme à avoir cet honneur, dans certains secteurs. Pas à pas ou en traîneau à chiens. Les derniers rois de Thulé en témoignent pour le grand public.
« Commencez par le commencement et continuez jusqu’à ce que vous arriviez à la fin ». Telle est la suprême recommandation de Lewis Carroll à qui veut relater une histoire. Ne pas commencer par le toit, par la recherche de systèmes de pensée qui risqueraient d’être parasités par la logique que, tout naturellement, l’observateur projette. Line part d’intuition ne peut être écartée devant des interprétations difficiles qui mériteraient d’être croisées. Avec Lévi-Strauss, le tableau est saisissant. Nombre de disciples, hélas, découragent. Avoir une démarche résolument inverse : les aubes de la vie, coller au terrain, lever la carte pour mieux interroger le sol, la pierre, le gel, le vent, tout ce qui vit – les insectes, les oiseaux, les poissons, les phoques -, penser en piéton, un pas après l’autre, scruter les profondeurs glacées, les failles, les creux et les bosses ; puis, à partir du lieu, de ses cavités labyrinthiques, de ses grottes et des chemins qui y conduisent, les canalicules et les diaclases. Et puis et puis, classer les pierres par pétrographie, par taille, par forme. Oser voir plus large, s’attaquer aux accumulations monstrueuses de débris au pied des falaises et des versants : ujarassuit, les chers éboulis que je pressens être la première expression des sociétés humaines ! Et puis et puis, cheminer de la pierre à l’homme, à son pas, lentement, sans règle aucune et, au terme de quarante ans de réflexion, rendre compte enfin – à la fin des fins – d’un contrat social souple et complexe, anarcho-communaliste, que, par la voie des sens, « ils » ont appréhendé. Ce sont ces deux volumes d‘Hummocks outre cinq livres et cinq cents articles scientifiques et littéraires dans des revues françaises et étrangères, dix films et un CD Rom. Cette société ne ressemble à rien de connu ; elle est essentiellement inspirée du code de la nature et d’un riche imaginaire. Se méfier, chemin faisant, comme de la peste, des idéologues ou théoriciens qui, à partir d’un fait hors de son contexte, n’hésitent pas à construire un temple8.
L’autre : Pouvez-vous revenir au dialogue de l’ethnologue ou de I’anthropogéographe avec le peuple inuit ?
J.M. : Comment tenter, moi l’Occidental, ce que Seignobos appelle une « histoire sincère et totale » d’un peuple si éloigné dans une immersion totale et solitaire. Abolir les distances, partager leurs violences et leurs douleurs jusque dans leur récente crise d’identité ; je me répète l’objectif pour tenter de l’atteindre, au bout de ce tunnel où je progresse si lentement. Ne revenons pas sur la dialectique Homme/Nature. Je l’ai vécue dans mon intimité avec les Inuits. Mes connaissances paléo-climatiques m’en ont montré l’évidence. Mes nouvelles barrières : observer et tout sentir et ressentir, écrire et témoigner. Dans le détail. Montrer le moi-sujet avec ses passions et ses aspirations, et Falter ego me regardant de côté : ambition qui n’aura pas de fin. Line étude est d’abord un regard. L’objectivation, si souhaitable, ne peut esquiver la projection de la personnalité de l’observateur qui relativise. Je me suis imposé très tôt, malgré le scientisme réducteur de mon milieu, de rendre compte de cette expérience. On ne critiquera jamais assez l’illusion de l’observateur objectif qui aboutit, avec un singulier microscope, à l’impasse détestable du nouveau roman. « Autrefois, nous dit Victor Hugo, on disait fécondité et puissance. Aujourd’hui (pour faire sérieux), on dit tisane… Voulez-vous faire l’Iliade ? Mettez-vous à la diète… Le lyrisme est capiteux… Il faut mettre sous clés les passions, les sentiments, le cœur humain, la réalité, l’idéal, la vie… Effarée, [la critique] regarde le génie en cachant tout. Et elle dit : Quel goinfre ! ». Terre Humaine est née chez les Inughuit. Je la leur dois dans une liberté d’être. Dire sa vie personnelle, donner au lecteur un diaphragme optique. C’est ce que je tente à nouveau à travers les pages d‘Hummocks. Faire vivre mes émotions dans une lecture à haute voix, de mes hésitations, de mes échecs et de mes conclusions. Ce n’est pas un ego narcissique mais une pensée en recherche, en compagnie du lecteur. C’est, dans les gémissements sourds de la mer gelée, que j’ai saisi l’unité transcendante des approches mystiques de l’univers, si admirablement exprimée par Jakob Bôhme et que je perçois dans leur traduction chamanique.
L’autre : Que pensez-vous de la crise méthodologique actuelle en Sciences Sociales ?
J.M. : Je relis Georges Steiner, un des esprits pénétrants de notre génération : « Une folie mandarinale de commentaire infecte pensée et sensibilités ». Et d’ajouter : « Nous vivons l’impérialisme du commentaire et du commentaire sur le commentaire ». Le virus du commentaire parasite. Le souvenir du bavardage universitaire, de l’inflation des thèses, des impérialismes culturels, me monte à la gorge et parfois me décourage. Car, en vérité, nous ne savons rien – en tout cas, moi – et je le répète, je sais que je ne sais rien – ou si peu – sur ces sociétés orales, si ce n’est l’écume de leur histoire. Je ne suis qu’un moment dans une longue recherche sur l’homme, qui ne cessera qu’avec l’homme lui-même. Ces « illettrés » me font découvrir des philosophies de vie, des métamorphoses que nous n’imaginions guère, même dans nos chimères.
« A l’aube de l’an 2000, quel est l’événement le plus important des cinquante dernières années ? » me demandait Le Monde. « L’émergence des peuples premiers » ai-je répondu sans hésiter. Ils sont le levain de l’humanité qui se construit. Mais les politiques des minorités ne sont encore que du bricolage. C’est en répondant aux questions posées par ces « très malheureux alcooliques » qu’un début de solution sera apporté. L’ignorance n’a jamais été synonyme d’innocence. S’enfermer dans une histoire qui n’est plus, c’est se condamner à être un errant dans les nouveaux temps. Ne plus se souvenir de son passé, de ses dieux, de sa langue, de la grandeur de son patrimoine, c’est être dépossédé. « Quand les bêtes changent de voix, c’est qu’elles vont mourir » confie Paofaï, rescapé païen du désastre polynésien, dans Les Immémoriaux de Ségalen.
Je suis un témoin ayant connu une période charnière des Inuit ; j’ai vécu leur archaïsme technique, ayant partagé la vie de sociétés encore dans des iglous de neige, vivant des famines (Arctique Central canadien, 1960-63), cependant qu’en 1980/2000, les autonomies – Groenland, Nunavut – s’affirment. Je suis convaincu qu’il est une science nouvelle à élaborer pour l’étude et l’avenir des sociétés traditionnelles, dans la mouvance de l’histoire des mentalités qu’avaient si bien définie Philippe Ariès et Roger Bastide. L’histoire des sociétés autochtones, vivant chaque jour des mutations invisibles, ne s’arrête pas aux musées de l’homme et des traditions populaires. Nous assistons à la naissance, dans la douleur, d’une métacul- ture et à l’émergence de nouvelles nations. Mais pour comprendre la douleur des Inuit dans la mutation – suicide, femmes battues, violence, inceste – il faut revenir au commencement, c’est-à-dire leur vision du sacré qui a été éradiquée par les missionnaires, l’école, et le parti communiste en Sibérie.
« Tout ce qui a été créé de meilleur et de plus fort, de plus important et de plus profond dans les domaines de la création – science, art, philosophie et religion – prend sa source dans la méditation sur la mort et dans la frayeur qu’elle inspire » écrit Léon Chestov à propos de Tolstoï. « Il me semble que chaque fois que Tolstoï entre en contact avec notre mère la mort, de nouvelles énergies créatrices naissent en lui » ajoute Chestov. Une force de vie conduit le visionnaire, après le temps de l’épreuve, commeZarathoustra, à descendre de la montagne pour aller vers les autres, restés dans la vallée du quotidien. Eux sont allés de l’autre côté de la vie et ils en sont revenus, grandis par une aspiration. Non pas déments et affaiblis, mais conscientisés, porteurs d’une vérité. Après avoir combattu l’ange de la mort, ils s’en sont fait un allié. Grâce à lui, ils ont acquis un pouvoir qu’indiens, africains ou chamanes asiatiques qualifient de « vision pénétrante ». Le dialogue des défunts et des vivants avec les Ombres qui les entourent. Dans les sociétés dites primitives, la question est prise très au sérieux. Non seulement le mal-être du futur chamane est considéré comme le signe précurseur de sa vocation, mais ses malaises sont guettés par l’entourage ; ils sont suscités, voire exacerbés. Le chaman n’est pas un asocial souffrant parfois de troubles psychiques, comme l’a trop longtemps suggéré certains courants de la psychologie, voire de l’anthropologie contemporaines, ou l’église des missionnaires, ou le parti communiste soviétique. Le chaman est le pivot et guide spirituel des sociétés traditionnelles qui, depuis les premiers temps de l’humanité jusqu’à leur découverte par l’Occident, ont construit, au fil des millénaires, une philosophie de la vie s’opposant radicalement à la nôtre. Le chamane est l’homme qu’une perception sensorielle hors du commun, et surtout la volonté de voir au-delà du visible, condamnent à la transcendance. Surmontant son épouvante, tel Dante visitant les enfers, l’apprenti chamane affronte les monstres qui remontent de son inconscient. Il va à la rencontre de morts vindicatifs, victimes d’un meurtre ou d’un suicide, tenant bon dans sa « volonté de voir ». Au milieu d’atroces souffrances, il assiste au morcellement de son corps – la destruction de celui qu’il était jusqu’alors – et à son remembrement grâce au concours de l’esprit animal qui s’est nourri de sa chair : ce dernier lui insufflera désormais sa puissance. Il lui donnera le pouvoir de guérir chez autrui ce dont il a souffert dans la solitude, et qu’il a surmonté. « Tu auras acquis la puissance avec la rencontre de ces morts » disait au début du siècle un chamane sibérien de la tribu des Yarolde.
Revenons à l’Allée des Baleines : en 1976, a été découverte, près du cap Chaplino, dans l’île Yttygran, en Tchoukotka, T Allée des Baleines par une équipe d’archéologues soviétiques dirigée par mon ami Serge Arutiunov. J’ai pu mieux saisir dans cette Allée des Baleines, près du miroir divinatoire du détroit de Seniavine, la force de l’appel de ce qui fonde, envers et contre tout, la pensée chamanique de ces peuples et en sont la colonne vertébrale. Expression de l’irrationnel, ces croyances et dialogues sont au cœur d’une mémoire dont l’inspiration s’inscrit dans les toutes premières interrogations de l’homme. Elles répondent à une attente intérieure qui ne cessera qu’avec la fin du monde. Cette Allée des Baleines est la clé de voûte de mon livre Hummocks et figure dans la deuxième partie du tome 2 ; il est deux îles : l’île Ittygran et l’île Arakamchechen séparées par un détroit Seniavine d’un kilomètre de distance. Sur la première île, il est des mâchoires inférieures de baleine franche qui ont six mètres de hauteur ; par leur blancheur, elles se distinguent de loin sur l’horizon et, lorsque l’on s’y rend en baidare, ce qui fut mon cas en compagnie de chasseurs tchoutches et esquimaux, en août 1990, l’on découvre cette allée orientée ouest-est, les distances de poteaux à poteaux étant régulières. De l’autre côté du détroit, dans l’île Arakamchechen, il est une autre Allée des Baleines dont les grandes lances, ou mâchoires inférieures des baleines franches, tournées vers le cosmos, sont décalées par rapport à celles de la première Allée des Baleines de l’île qui lui fait face ; et entre ces deux allées, il est, selon moi, un miroir divinatoire : celui qu’évoque Mélusine. Sur le littoral de la première île, se trouvent les crânes de ces baleines qui pèsent chacune une tonne et demie – je rappelle qu’une baleine franche a dix-huit mètres de long et pèse quatre-vingt tonnes, c’est donc une prouesse pour ces peuples – qui, nous le savons par l’archéologie, chassent la baleine franche depuis trois mille ans, c’est-à-dire avec des harpons à pointe de silex – de pouvoir tuer cette baleine et de pouvoir la tirer sur la côte ; à manquer cette baleine, les eaux seraient empoisonnées et détruit, « le lieu » devenu maudit. Ces crânes sont répartis selon un ordre qui témoigne d’une science des nombres et qui renvoie à un code de lecture du cosmos. Selon plusieurs interprètes, notamment le grand historien Charles Morazé9, ce code de lecture du cosmos pourrait s’inspirer de la philosophie chinoise de Lao-Tseu et du Yi- King. Ces interprétations seront revues par une expédition internationale que je prévois dans ces régions. Cette Allée des Baleines a été visitée par nombre d’expéditions, après la découverte du détroit de Béring par le Capitaine Béring, commandité par Pierre le Grand, et il est remarquable que toutes les expéditions russes – c’est un des objets de mon ouvrage Hummocks – ont manqué cette Allée des baleines, et notamment l’expédition Billings, diligentée par Catherine de Russie, et qui est restée dix ans en Tchoukotka, en 1780 ; j’ai analysé les travaux du Capitaine Fedor Lütke qui a cartographié, en 1828, l’île et n’a rien vu. C’est comme si l’on se rendait dans File de Pâques et que l’on ne voyait pas les pierres dressées. Pour comprendre une civilisation, encore faut-il avoir l’œil armé et l’esprit ouvert. Et ce n’est pas cette société d’aristocrates russes, méprisant le peuple russe au point d’en ignorer la langue. C’est Pouchkine qui a magnifié cette langue considérée jusqu’alors comme une langue de cochers par l’aristocratie ; celle-ci méprisant ce peuple au point de le traiter au knout et de le laisser dans une condition de serfs. Ces officiers de marine n’étaient donc pas en mesure de saisir la richesse de la civilisation de peuples si lointains et si archaïques que les Tchoutches et les Esquimaux. Ces grandes expéditions russes ont été de qualité très médiocre sur ce plan ethnographique en Sibérie du Nord. Pendant la période soviétique, ce fut pire. Le régime soviétique est animé par un matérialisme dialectique athée et, par conséquent, considère ces superstitions comme grossières. Dès l’instauration du régime soviétique en 1926, les chamans ont été pourchassés, fusillés, relégués dans des goulags très proches. Ce n’est pas par hasard que les travaux des éminents philologues, archéologues soviétiques, ont tout à fait ignoré cette Allée des Baleines qui est le Delphes de l’Arctique et qui est le lieu le plus essentiel de la Tchoukotka, je le répète. Ce n’est qu’en 1976 que l’étude matérielle en a été assurée, le site étant découvert ainsi à une date tardive ; mais domine à Moscou l’idée unique et c’est l’effondrement de la pensée philosophique russe qui ne pouvait plus comprendre la dimension sacrée de ce panthéisme boréal. Il y a incommunicabilité.
L’autre : Pourquoi cette insistance sur l’importance du sacré dans les sociétés inuit que l’anthropologie contemporaine a négligé ?
J.M. : Cette Allée des Baleines confirme, au long de ma recherche, ce que j’ai toujours cru, c’est-à-dire que ce qui tient debout une société, ces peuples : c’est le sacré. Ces peuples sont affamés de recherche de la transcendance, ils sont soucieux de saisir ce qui est par delà la mort, d’autant plus que les morts vivent autour d’eux et même en eux puisque chaque homme a trois personnalités : celle du mort dont on lui a donné le nom, la sienne, puis celle aussi de l’esprit bienveillant qui le guide. La poussée, j’en suis toujours convaincu, vient toujours de l’arrière, du peuple profond, et ces hommes, ces Inuit, dans leur apparence de primitivité, sont mus par une flamme, celle-là même qui est au cœur du chamanisme. Beaucoup plus prudents que nous, ils ne sont pas animés par des dogmes, des vérités révélées, ils ont le sentiment d’un ordre qui gouverne le monde. Je pourrais reprendre mots pour mots, avec eux, certains versets du Cantique des Créatures de Saint-François d’Assise. « Dieu est et cela suffit » dit Saint-François. Encore ont-ils la prudence de ne pas nommer cette force qui ordonne la nature. Je m’entretenais avec ces esquimaux des pensées chamaniques mais aussi, aujourd’hui, chrétiennes. Par un syncrétisme singulier, ils écartent tout ce qui est dogmatique, scolastique de notre religion coloniale. Ils gardent dans leur cœur l’image de Jésus, Homme-Dieu si proche des humiliés et des vaincus, mais ont la volonté de faire revivre les dieux anciens, les énergies anciennes. C’est toujours avec une extrême prudence qu’ils prononcent le terme de « dieu » ; tous ont le sens de la transcendance mais d’une transcendance qu’ils ne nomment pas. Leurs pensées se retrouvent dans les textes sacrés. Ainsi le psaume 143 : « L’homme est semblable à un souffle, ses jours sont une ombre qui passe » ; l’esquimau sait qu’il n’est qu’un moment dans cette longue chaîne de l’histoire inuit. Je pourrais dire également que ces hommes ont des sages. Ce sont ces chamans qui cherchent à voir au-delà des phénomènes naturels et, quelquefois, avec des lévitations, des dédoublements tout à fait spectaculaires et que j’évoque dans Hummocks. La sainteté n’est pas dans une telle ou telle pratique, mais elle consiste dans une disposition du cœur qui nous rend humble et pauvre devant le cosmos, conscients de notre néant. L’énergie du vide. J’ai reçu des « d’Elders », ou « Anciens », des confidences de cette élévation.
Enfin une dernière observation qui est celle que m’a recommandée un chaman : réfléchir sur ces phénomènes qu’ils ont vécus, sur ces pensées qui sont les leurs, et les prendre une à une, les faire miennes : « Faire une méditation tous les jours. Il ne s’agit pas de trouver des idées mais de les approfondir, les faire descendre dans l’estomac, de les souffrir jusqu’à en crier,de les appliquer à la vie quotidienne, les rattacher aux plus petits détails de la journée. » C’est ce que m’a conseillé un chaman de Siorapaluk, au nord du Groenland, Sakaeunguak. Qui, en Occident, prononçait ces recommandations ? Le poète Max Jacob, en commentant L’introduction à la vie dévote de Saint-François de Sales qui était son livre de chevet. Lorsqu’il résidait à Saint-Benoît-sur-Loire, avant de connaître la fin tragique que l’on sait, livré par les siens en mars 19+4, il a connu dans la souffrance un véritable accomplissement de sa longue quête de l’absolu, quête d’un juif converti au prix d’un si grand isolement et d’une si grande pauvreté. Sa mort, à Drancy, est comme une transfiguration d’un homme à l’esprit profond vivant douloureusement sa recherche difficile de la vérité dans la transcendance chrétienne. Relisez ses méditations10.
L’autre : Comment réagissez-vous quand, dans les sciences sociales, il est dit qu ’untel est scientifique et que tel autre ne l’est pas ?
J.M. : Je souris et je pense à Monsieur Bornais. Pourquoi me poser cette question ? est-ce parce que tout en réfléchissant sur les Inuit, j’évoque Max Jacob, ce poète douloureux qui a influencé Michel Leiris ? C’est un abus de langage que de conférer le terme de « science » aux sciences sociales. N’est scientifique que ce que l’expérience permet de vérifier. Les sciences sociales humaines ne sont qu’une approche relative d’une vérité qui sans cesse est à rectifier. En effet, elle relève d’une relation entre un observateur et un observé, et chacun sait que l’observé est plus ou moins masqué. Et comme le dit superbement Michel Leiris : « Le langage a été inventé pour déguiser une pensée ». Par delà le relevé ethnographique – culture matérielle, micro-économie, généalogie…. – il est dans l’homme un noyau dur qui est le secret de sa conscience et de ses rapports avec les morts ; la mort, c’est-à-dire le sacré. Le vrai laboratoire d’anthropologie sociale est dans la pensée du chercheur qui, au fil de l’enquête, se transforme. Hummocks est le livre d’un homme en quête d’une vérité, la sienne, tout autant que celle du peuple qui fait F objet de sa recherche de toute une vie. Hummocks est l’itinéraire de pensée d’un chercheur transformé par l’environnement impitoyable de l’arctique mais aussi par le panthéisme des peuples inuit qu’il découvre dans sa réalité et sa toute-puissance, au cours de ses missions, presque toujours solitaires avec les inuit. Assurément, les inuit parlent, et même beaucoup, mais pour mieux cacher leur angoisse existentielle, et ce n’est qu’au cours de moments dramatiques, de scènes de désespoir ou d’heures d’agonie que les masques tombent et que l’ethnologue découvre, dans sa profondeur, son semblable. Hummocks est une quête, avec ses doutes, ses échecs, ses ébauches d’avancée, mais c’est surtout une quête de la conscience commune qui nous habite, nous les hommes, tous les hommes, dans notre pauvre condition. Trop longtemps, l’ethnologie, se voulant l’égale des sciences exactes, ne transmettait dans ses rapports ou ses études, que les résultats bruts des diverses enquêtes. A partir d’elles, était le plus souvent construit une théorie qui, comme toutes les théories ensciences humaines, s’avère aussi fragile que les autres. Distinguons bien : il y a les études, les rapports scientifiques qui paraissent dans les revues scientifiques, et il y a, pour le grand public, les journaux de route, les livres de littérature générale comme dans Terre Humaine. Hummocks, dans le droit fil de tous les livres de Terre Humaine, a voulu rompre avec ce positivisme ethnographique, accentué par un marxisme mal compris et expression d’une fausse rigueur, à la recherche d’une modélisation dans le cadre d’une structure universelle ; aussi l’auteur, dans les livres de Terre Humaine, prend-il le risque de se compromettre en écrivant à la première personne et en faisant figurer, en même temps que ces résultats ou ébauches de ces résultats, le journal aussi vrai, aussi complet, aussi sincère que possible de sa vie d’enquêteur. Qui est-il donc ? Quel mobile lui donne le droit d’oser pénétrer la vie d’un autre ou l’histoire d’un peuple ? Quelle est sa formation philosophique, c’est-à-dire, son modèle de pensée à partir duquel, volens nolens, il fera insérer la pensée d’une société qui est à des millénaires de la sienne ; qui est son interprète, et qui, comme il interprète, traduit et l’un et l’autre ? Tout lecteur de roman policier sait bien comment, précisément, l’enquêteur peut être dérouté par des apparences à partir desquelles, par manque de métier, il se fera une conviction de la culpabilité d’un homme qui est un innocent. Le critique littéraire est parfois beaucoup plus passionné par les carnets de Marcel Proust, la correspondance de Flaubert, les Carnets d’enquête d’Emile Zola11 que par l’œuvre elle-même. N’écrit-on pas d’abord pour le lecteur qui doit juger sur pièce la théorie ou les conclusions en disposant du puzzle avec lequel cette théorie ou ces conclusions ont été établies ? C’est donc une pensée vivante qu’il découvrira et à partir de laquelle il se fera une opinion. Dialoguer avec l’autre c’est-à-dire le lecteur inconnu, c’est ce que j’ai tenté dans mes trois livres publiés dans Terre Humaine. Le livre est porteur de ce pouvoir mystérieux de poursuivre le cheminement du raisonnement de l’auteur ; il a sa propre vie dans le concept du lecteur. Penser, c’est faire penser. Par conséquent, l’idée est susceptible de revivre dans l’imaginaire d’un lecteur inconnu qui peut aboutir à des conclusions différentes de celles de l’auteur. C’est la première des honnêtetés et obligations scientifiques de tout dire, et de l’un et de l’autre, car ils sont peu à peu confondus dans cette recherche. C’est une absurdité que de voir un ego surdimensionné dans la première phrase de Tristes Tropiques ou dans sa conclusion désabusée. Et il en est de même dans Hummocks dont l’enseignement est d’une grande humilité puisque je déclare avoir très peu progressé : « ce que je sais, c’est que je ne sais pas ». Lin autre chercheur, sur le même sujet, aura peut-être une autre opinion, et s’il dit tout sur les conditions de sa recherche, dans le respect des spéculations de son prédécesseur, alors il y a quelque chance qu’il y ait un peu de progrès ; l’esprit scientifique, je le répète avec Bachelard, est une addition d’erreurs rectifiées. Le modèle de ce « je/il » : le livre – culte de Terre Humaine pour nombre d’intellectuels : James Agee et Walker Evans, Louons maintenant les grands hommes pourtant si rarement cité par les anthropologues. Il me revient en mémoire cette remarque, que je fais mienne, au titre du mouvement de pensée de Terre Humaine, du grand écrivain qu’était Michel Leiris : « Je pense que l’élément subjectif doit être présent, il est toujours présent, alors il vaut mieux qu’il le soit d’une façon manifeste que d’une façon cachée. Il faut mettre cartes sur table, en somme. Voilà, je suis comme ceci, et moi qui suis comme ceci, j’ai vu comme cela. Pour moi, c’est élémentaire. Je vais faire une concession à la science officielle. Je pense que l’objectivité absolue, c’est ce qu’il y a de plus souhaitable, mais ce n’est pas possible, il y a toujours de la subjectivité. Alors il vaut infiniment mieux que cette subjectivité soit avouée que dissimulée, qu’on sache à quoi s’en tenir. » (Gradhiva, été 1988).
L’on a reproché aux ethnologues « engagés » de se faire les porte-parole de ceux qui sont sans voix. Je ne peux que dire mon respect pour ces intellectuels – et c’est mon cas – qui trahissent, dans ce combat, leur classe, car le scientifique, par tempérament, préfère rester neutre. « Je ne fais pas de politique mais de la recherche » déclare-t-il le plus souvent, comme un fonctionnaire de la pensée. C’est déjà ce que faisait remarquer Hannah Arendt : « la philosophie est conformiste, hors de toute action politique ». Et c’est ainsi que des millions de sans-voix sont écrasés dans le silence et l’anonymat par le bulldozer du progrès, dans l’indifférence générale. Honneur aux combattants et je songe à Pierre Clastres, Robert Jaulin, Jacques Lizot qui, avec quelques autres, ont osé sortir de la grisaille de leur corps universitaire et dénoncer Fethnocide. On sait les coups d’une grande bassesse qui leur ont été portés par l’establishment. Que dire de plus ? J’ai toujours été rebelle, comme eux et les résistants, en disant non, se sont toujours dissociés du groupe, se retrouvant seuls face à l’adversité. Ce sont des réfractaires. C’est leur honneur et leur fragilité, et le temps leur rendra justice.
Jean Malaurie, Janvier 2000
- Dans la suite de l’interview, les interviewers seront désignés par L’autre et Jean Malaurie par J.M.
- Comme Thierry Brossard, Marie-Françoise André, Daniel Joly, Brigitte Van Vliet de la Noë – doctorats d’Etat que j’ai, pour certains d’entre eux, dirigés et qui ont été conduits à la Station arctique CNRS au Svalbard.
- Tel Norbert Rouland, professeur d’anthropologie de droit à l’Université d’Aix ; Eric Navet, spécialiste des Indiens Ojibway ; l’historienne italienne, Giulia Bogliolo Bruna ; Anne-Marie Bidaud, spécialiste du cinéma arctique ; Dominique Sewane, anthropologue des rites de deuil au nord du Togo, Joëlle Rostkowski, spécialiste des synchrèses chez les indiens Sioux et Pueblo entre le panthéisme et le christianisme, et tant d’autres…
- Comme le Docteur Jacques Delattre, psychanalyste, le Docteur Reinberg, chronobiologiste, et le Docteur Marie-Rose Moro, à l’hôpital Avicenne. Hélène Trouche (Test du Rorschach), Dominique Sewane (ethnologue africaniste, E.RH.E., Sciences religieuses).
- Hugh Sinclair, « Evolution des Esquimaux de la santé d’autrefois à la maladie d’aujourd’hui », in Pour Jean Malaurie, pages 529-537, Pion, Paris, 1990, 911 pages (Edit S. Devers).
- Emmanuel de Madonne (1873-1955), fondateur de la géographie moderne par son célèbre Traité de géographie physique (1910) était alors en fin de carrière. J’étais un de ses derniers disciples. Il a été le maître de Julien Gracq et tant d’autres. Il a fondé l’institut de Géographie de l’Université de Paris (1920).
- Andrés Zempléni, « Les Pagnes de Tyenynia et la crème Nolourou. Terre Humaine à l’heure de la mondialisation » in II Polo. Alla ricerca della cuadratura del Circulo Polare. Testimonianze e studi in honore de Jean Malaurie. (Numéro speciale a cura di Giukia Soglio lo Bruna), 1999. Fermo (Italie). Istituto Geografico Polare.
- Jean Malaurie, Inuit, le Grand Nord Esquimau. Une exploration interactive autour du Cercle Polaire. CD Rom, Montparnasse Multimédia, 1995.
- Charles Morazé, « Études Arctiques et Préhistoire » in Pour Jean Malaurie (pages 325-331), Paris, Éditions Plon, 1990, 991 pages (Éditeur S. Devers). Charles Morazé, Les origines sacrées des sciences modernes, Paris, 1986, Éditions Fayard.
- Max Jacob, Méditations, Paris, Gallimard, 1972.
- Emile Zola, Carnets d’enquêtes. Textes établis et présentés par Henri Mitterrand. Éditions Plon, collection Terre Humaine, 1986, 687 pages.