Les entretiens

D.G.

Un peu à l’Ouest. Une linguiste en ethnopsychiatrie

Entretien avec Sybille DE PURY


Lotfi NIA

Lotfi Nia est interprète au Centre Osiris à Marseille et auprès de diverses structures de soin.

Cassin B. Les intraduisibles. Revue Sciences/Lettres 2013 ; 1  [en ligne] http://journals.openedition.org/rsl/252 ; DOI : 10.4000/rsl.252

Gaignebet C. Le folklore obscène des enfants. Paris : Maisonneuve et Larose ; 1980.

Launey M. Introduction à la langue et à la littérature aztèques. Tome 1 : Grammaire. Paris : L’Harmattan ; 1979

Bernardin de Sahagun. Histoire générale des choses de la Nouvelle-Espagne : le Codex de Florence ; 1577 [en ligne] https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k56006542/f6.image

Principales publications de Sybille de Pury citées dans l’interview

De Pury S. Sur les traces des Indiens nahuatl, mot à mot. Grenoble : La Pensée sauvage ; 1992.

De Pury S. Traité du malentendu. Paris : Les Empêcheurs de penser en rond ; 1998.

Ouvrage réédité sous le titre Comment on dit dans ta langue ? Pratiques ethnopsychiatriques. Paris : Les Empêcheurs de penser en rond ; 2005.

Pour citer cet article :

Nia L. Un peu à l’Ouest. Une linguiste en ethnopsychiatrie. Entretien avec Sybille de Pury. L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2020, volume 21, n°1, pp. 8-17


Lien vers cet article : https://revuelautre.com/entretiens/un-peu-a-louest-une-linguiste-en-ethnopsychiatrie/

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L’entretien que voici est né d’une série de rencontres et d’un travail d’écriture à deux. Sybille de Pury m’a accueilli dans son petit jardin du quartier de la Joliette à Marseille, entre le début du printemps et la fin de l’été 2019. Ces rencontres avaient pour finalité l’écriture d’un article, mais quand Serge Bouznah nous a proposé de faire un entretien pour la revue L’autre, nous avons bifurqué vers ce projet. Sybille de Pury s’intéresse, du point de vue de la langue et avec ses outils de linguiste, à ce qui se passe dans les thérapies avec interprète ou dans les médiations transculturelles. Le concept du malentendu, central chez elle, met l’interprète devant un défi : celui d’interroger la différence des langues, de révéler les malentendus plutôt que de faire semblant de servir des discours équivalents à ce que vient de dire l’autre. Par ailleurs, sa pratique d’ethnolinguiste, de linguiste de terrain, la rend particulièrement sensible à ce que la langue a de vivant, au parler dialectal, à l’échange, à la parole en tant qu’elle se prend, s’accorde, se donne, se partage – dimension déterminante dans le lien thérapeutique ou en médiation. Un grand merci à Serge Bouznah qui a permis notre rencontre et nous a aidés à orienter cet entretien à plusieurs reprises.

L’autre : Sybille, tu es l’auteure du Traité du Malentendu (1998), ce sera notre porte d’entrée. Dans ce livre, tu t’es penchée sur une dimension essentielle, mais rarement étudiée des médiations transculturelles (et plus généralement de l’ethnoclinique), à savoir la langue, ou les langues plutôt, et donc la traduction. La rencontre entre une chercheuse comme toi et les dispositifs ethnocliniques n’avait pourtant rien d’évident. Qu’est-ce qui t’amène, toi, linguiste travaillant sur les langues amérindiennes, à te retrouver dans une école primaire de Paris pour participer à une médiation avec la directrice de l’école, une psychologue et une interprète du Centre Georges Devereux et la famille congolaise dont la petite fille mutique inquiète l’école ?

S. P. : Comment j’en suis arrivée là ? Il faudrait remonter à ma rencontre avec Tobie Nathan. C’était dans les années 1990. J’avais regardé à la télévision un film, Les Dieux sont tombés sur la tête, qui était suivi d’un débat. Je me souviens qu’y participaient Jean Malaurie, un anthropologue dont je suivais les travaux sur les Inuits, et un inconnu pour moi, Tobie Nathan qui, à un moment dans la soirée, dit quelque chose comme : « Mais vous savez tous que le sperme du diable est froid. » Alors là, je sursaute. Qui diable en France savait que le sperme du diable était froid ? Claude Gaignebet, lui sûrement, puisqu’il me l’avait appris. Gaignebet était spécialiste de Rabelais et un incroyable connaisseur des traditions populaires médiévales et de leur survivance dans les campagnes. À cette époque, j’étais plongée corps et âme dans le monde nahuatl du Mexique. J’en étudiais la langue et je cherchais aussi dans la tradition orale moderne si certains mots pouvaient éclairer ce qu’on savait de la tradition aztèque et comment celle-ci avait évolué au contact du système de pensée européen. La méthode de Gaignebet me fascinait : un intérêt porté tout à la fois aux mots, aux textes, aux rituels et aux modes d’existence. Il m’arrivait d’aller discuter avec lui à la Bibliothèque nationale, qui, à l’époque, se trouvait rue de Richelieu. Il avait pour habitude de s’asseoir sous le pilier 23 de la grande salle de lecture. Quand je le quittais, je traversais la cour et, tout au fond, il y avait une porte sur laquelle il était écrit : « Manuscrits orientaux ». En passant cette porte, il m’arrivait de penser à Christophe Colomb qui est parti à l’Ouest à la recherche des Indes, qu’il a trouvées, mais ce n’était pas les Indes. La Bibliothèque nationale conservait-elle la mémoire de cette confusion entre l’Est et L’Ouest ? L’inscription « Manuscrits orientaux » révèle autre chose : les intérêts de la France se portaient principalement vers l’Orient. En 1970, la situation avait quelque chose de comparable pour moi. Qui s’intéressait alors aux langues indiennes des Amériques ? Pour les langues de tradition orale, à l’époque, on pensait immédiatement à l’École des Langues Orientales – j’ai bien dit orientales – les Langues O’, où étaient aussi enseignées des langues africaines.

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