Les entretiens

Attar Ornan D.G.

Tant que nos voisins ne sont pas bien, nous ne pouvons être bien « Oum Djihad »

Entretien avec Attar ORNAN


Marie Rose MORO

Marie Rose Moro est pédopsychiatre, professeure de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, cheffe de service de la Maison de Solenn – Maison des Adolescents, CESP, Inserm U1178, Université de Paris, APHP, Hôpital Cochin, directrice scientifique de la revue L’autre.

Pour citer cet article :

Ornan A, Moro M.-R. Tant que nos voisins ne sont pas bien, nous ne pouvons être bien « Oum Djihad » Entretien en visio avec Attar ORNAN. L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2022, volume 23, n°2, pp. 113-123


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Je suis une psychologue clinicienne israélienne, vivant à Jérusalem. Tout comme mes parents, je suis née à Tel Aviv, en 1944. J’ai étudié à l’Université hébraïque de Jérusalem et j’ai toujours vécu ici. J’ai deux enfants, neuf petits-enfants et je suis aujourd’hui à la retraite. Au cours de ma carrière, j’ai d’abord travaillé en psychothérapie avec des enfants, puis avec des adultes. J’ai également beaucoup exercé dans la supervision de jeunes psychologues ainsi qu’avec l’association humanitaire Médecins Sans Frontières (MSF), en Palestine. Avec MSF, j’ai également eu l’occasion de participer à trois missions hors du pays. Enfin, par mon activité professionnelle, j’ai essayé d’exprimer au mieux mes opinions politiques contre l’occupation des Palestiniens. Voici comment Attar Ornan (Jérusalem, 2022) se présente elle-même.

 

Revue L’autre (Marie Rose Moro) : Toi, tu es à Jérusalem, moi je suis à Paris. Nous allons faire un entretien dans le cadre de la revue L’autre par visio. Je te remercie beaucoup Attar d’avoir accepté le principe de cette interview. Et je te remercie aussi d’avoir accepté de la faire en français. Si tu as besoin de le dire en anglais, tu le dis en anglais, on traduira ensuite. J’aurais voulu que tu me dises comment tu te définis ? Tu as eu beaucoup d’engagements, de fonctions. Tu assures à la fois des missions cliniques, des missions de réflexion. Tu as été très engagée dans des terrains, y compris dans des terrains de Médecins Sans Frontières (MSF) et tu as fait beaucoup de supervision avec des professionnels. Comment, toi, tu te définis aujourd’hui ?

Attar Ornan : D’abord, il m’est difficile de comparer avec le passé. Je ne travaille plus ou presque plus. Il y a quelques patients que je vois, quelques supervisions que je fais, mais ce n’est pas ma préoccupation essentielle. Je suis très occupée avec ma famille, mes petits-enfants et moi-même. Mais quand je regarde ma vie d’avant, d’abord je suis une psychologue clinicienne. J’ai travaillé plus de cinquante ans comme thérapeute. J’ai toujours été intéressée ou engagée dans les questions du lieu où j’habite, où je vis, Israël, Jérusalem. C’était toujours un regard de psychologue clinicienne que je portais parce que je n’ai pas été une grande activiste dans toutes les choses que l’on peut faire ici. C’est par mon métier et aussi dans la façon dont je vois le monde que j’étais engagée. Oui, je peux le dire comme ça.

Revue L’autre : Le cœur de ton engagement, c’est autour ou avec ta fonction de psychologue clinicienne et de thérapeute ?

A. O. : Oui, je pense que beaucoup des autres facettes de mon identité comme être Israélienne ou femme et aussi mes opinions politiques, sont liées à la façon dont je vois le monde, dont j’essaye de comprendre les personnes, ou même la société, de voir peut-être des choses qui sont moins claires, qui motivent ce que les gens font, leurs sentiments plus profonds qui les poussent à faire ceci ou cela.

Revue L’autre : C’était effectivement pour te définir en introduction. Est-ce que tu peux me dire d’où vient ta famille maternelle, paternelle ? Dans quelle famille tu es née et dans quelle histoire tu t’inscris ?

A. O. : Je suis née à Tel-Aviv. Mes deux parents sont nés ici, mon père à Jérusalem et ma mère à Tel-Aviv. Mes grands-parents maternels sont originaires du sud de la Russie, de Crimée. Mes grands-parents paternels quant à eux viennent de Varsovie. Eux aussi, ont vécu les dernières années à Odessa sur la mer Noire. Les familles de mon père et de ma mère sont arrivées en Palestine dans les années 1920, juste après la révolution russe. Les deux familles étaient sionistes, peut-on dire. Du côté maternel, c’était une famille bourgeoise. À part d’être Juifs, ils étaient bourgeois et sionistes. Ils étaient plutôt à droite dans le camp sioniste, ce qu’on appelle des révisionnistes. Du côté paternel, c’était plutôt une famille intellectuelle qui parlait déjà l’hébreu à Varsovie et à Odessa. Mon grand-père était le premier à avoir créé un jardin d’enfants où l’on parlait en hébreu.

Revue L’autre : C’est-à-dire pour apprendre l’hébreu aux enfants ?

A. O. : Oui, ils ont parlé hébreu à la maison. Mon grand-père paternel était laïc, ils étaient laïcs et non pas religieux. Comme il n’y avait pas d’
histoires, de chansons et poèmes pour les enfants en hébreu hors de la religion, mon grand-père en a écrit pas mal et on les emploie encore aujourd’hui.

Revue L’autre : Donc, ils sont tous venus en 1920.

A. O. : Oui, mon père était le dernier de la fratrie, le cinquième qui est né en 1923, ici à Jérusalem. Ma mère, qui était la seconde dans sa famille, est née à Tel-Aviv en 1924. On peut dire que ma famille est venue par idéologie mais aussi sous l’effet des évènements qui se sont déroulés en Russie après la guerre, après la révolution, et les premières guerres mondiales. Depuis ma famille est ici.

Revue L’autre : Le grand-père paternel, il a écrit des comptines, des chansons, pour les enfants et qui sont toujours utilisées aujourd’hui en Israël ? Comme s’appelait ce grand-père paternel ?

A. O. : Yehiel Halperin. Il a créé à Odessa avec ma grand-mère paternelle, le jardin d’enfants et également un séminaire pour former les femmes à travailler dans les jardins d’enfants en hébreu. Mes grands-parents ont continué à le faire à Tel-Aviv après leur arrivée. Ma famille paternelle était toujours attachée à la langue hébraïque, sous différentes formes. J’ai un oncle qui est décédé, ce fut un poète important en Israël, il s’appelle Jonathan Ratosh. Tous ont changé leur nom en hébreu en arrivant en Palestine. Mon propre père, qui est toujours vivant à 99 ans, est un linguiste de la langue hébraïque. Du côté maternel, mon grand-père était ingénieur à Tel-Aviv dans les années 1920-1930. Il a construit bon nombre de bâtiments, beaucoup sont toujours là.

Revue L’autre : D’un côté des bâtisseurs et de l’autre côté des hommes et des femmes qui ont été importants dans la culture et dans la langue. Ton père aussi a continué ce travail de grammaire ?

A. O. : Mon père est un linguiste moderne, il a travaillé avec Noam Chomsky. Ils ont eu beaucoup de débats politiques à propos d’Israël. Il faut dire aussi que les parents de mon père appartenaient au « mainstream sioniste » des années 1920, partisan de l’établissement de l’État d’Israël. En revanche, mon père, ses frères et moi avec, jusqu’à ce jour, nous n’appartenons pas à ce « mainstream sioniste ». Dans les années 1940, mon oncle, le poète, avec quelques autres, ont pris une position originale, avant même la création de l’État d’Israël. À leurs yeux, la communauté d’origine juive qui avait immigré en Palestine allait créer une nouvelle nation qui n’était pas dans la continuité du judaïsme, mais basée sur la terre, la langue et l’histoire de la région. Dans cette nation, ils voulaient qu’il y ait des membres d’origine musulmane ou arabe, qui voudraient y adhérer. Ils se dénommaient entre eux de « jeunes hébreux ». Ces idées n’ont pas du tout été acceptées par la majorité, le « mainstream sioniste », qui les désignait sous le terme de Cananéens, les vieilles tribus de Canaan, comme dans la Bible.

Revue L’autre : Comme dans la Bible ?

A. O. : Le terme est péjoratif, bien entendu. C’était un petit groupe. Une de leur grande polémique avec le courant majoritaire, portait sur les rapports entre judaïsme et État juif. Ils critiquaient ce lien en disant : « Cet État, doit être un État moderne », ce qui signifie que toute personne qui vit ici, qui parle la langue et qui est prête à adhérer à la nation, peut en faire partie. Pour eux, le judaïsme représentait une religion ou une origine ethnique et y appartenir relevait d’un choix personnel et ne décidait pas de tout. Moi, j’ai grandi dans cette façon de voir les choses ici à Jérusalem.

Revue L’autre : C’est extrêmement moderne comme position, c’est extrêmement avant-gardiste, non ?

A. O. : Très, très. Il faut dire que je vois maintenant qu’il y avait aussi un côté un peu fascisant dans ce mouvement. S’il était disposé à accepter les Arabes comme citoyens de la nation, il exigeait d’une certaine façon qu’ils renoncent à leur identité. Ils devaient accepter de ne plus faire partie du monde arabe afin d’adhérer à cette nouvelle nation moderne. Ce n’était pas réalisable, comme cela s’est avéré après la conquête des territoires palestiniens de Cisjordanie et de Gaza, durant la guerre des Six jours en juin 1967. Ils étaient non seulement prêts à intégrer des gens acceptant d’adhérer à la nouvelle nation mais aussi à les forcer si besoin est. Ils s’appuyaient sur l’histoire antique de ce pays, des hommes qui habitaient dans cette partie du Proche-Orient, pas seulement sur la Bible.

Revue L’autre : Pourquoi tu dis « fascisant », parce que c’était par la force ?

A. O. : Oui par la force. Il y avait aussi une mythologie du sang et de la terre. C’était un mélange. Ce n’était pas toujours comme ça, mais je peux dire qu’en 1967, au début de l’occupation israélienne, ça ne me paraissait pas la bonne façon de faire. Je peux vous confier que j’ai eu une enfance très israélienne. J’ai effectué mon service militaire, c’était avant 1967. Comme je l’ai dit aujourd’hui à une femme que je venais de rencontrer, j’étais fière d’être Israélienne, d’appartenir à un petit pays très ouvert avec des idées modernes. Oui, j’étais fière et je pensais que la guerre de 1967 allait amener une forme de paix entre nous et les Palestiniens. Mon identité a toujours été israélienne, pas tellement juive. Et là j’ai été terriblement déçue par l’orientation prise par les gouvernements israéliens successifs. Ça a commencé par l’occupation, par les atteintes aux droits humains, frappant les Palestiniens. Cette occupation qui s’est prolongée a provoqué des fractures dans la société israélienne. Là, je peux vous raconter une histoire qui se répète presque tous les jours. Il y avait une femme thaïlandaise, elle avait épousé par amour un Israélien juif. Ils ont une petite fille. Le mari est tombé malade et il est décédé, il y a trois ou quatre ans. L’État d’Israël a ordonné à la mère de quitter Israël. Elle a une fille dont le père est israélien. Ils ont toujours vécu ici. Mais parce qu’elle n’est pas juive, elle ne pouvait pas rester. L’affaire a suscité une telle indignation dans l’opinion publique et au sein même de l’école où la fille était scolarisée que les autorités ont accepté qu’elle parte en Thaïlande et qu’un mois après elle revienne en Israël. Il y a beaucoup d’exemples comme ça avec des Éthiopiens, des demandeurs d’asile, des Arabes Israéliens. Cette définition très ethnique des Juifs s’est imposée au cours du temps. Cela se voit dans l’éducation, dans les écoles laïques. Israël critique beaucoup les Palestiniens pour leur éducation qui entretiendrait la haine d’Israël et des Juifs. Mais l’éducation en Israël est elle-même très ethnocentrique, ce qui m’agace tout le temps. Maintenant, quand on me demande d’où je suis, je réponds de Jérusalem.

Revue L’autre : Est-ce que tu dirais que tu es Israélienne de Jérusalem, mais Israélienne laïque et de gauche ?

A. O. : Oui, les deux. Si je dois définir mon identité en un mot, je dirais que je suis Israélienne, bien entendu. Mais je ne suis pas la seule à penser comme cela. Nous ne sommes pas la majorité mais il y a quand même une minorité importante qui pense comme moi et tente de changer la tendance. Alors oui je suis Israélienne et je ne fais partie d’aucun autre pays ou d’aucune autre communauté, c’est mon identité. Mais sans nul doute, je m’oppose à la façon dont Israël évolue. Bien sûr tout cela est lié à l’idéologie dans laquelle j’ai baigné mais également à ma profession, et plus généralement au regard que je porte sur les autres.

Revue L’autre : Justement, à quel moment et comment tu as choisi la profession de psychologue ? C’était pour pouvoir comprendre les autres ? Comment t’est venue cette idée de devenir psychologue ?

A. O. : Difficile à dire, mais je pense que cela provient du fait que je suis la fille aînée dans la famille. J’ai toujours eu la responsabilité de ma sœur, de mon frère. Je pense que cette envie d’être psychologue m’est venue quand j’étais à l’armée.

Revue L’autre : Tu avais 20 ans ?

A. O. : J’ai commencé à étudier après l’armée, c’est-à-dire à 20 ans. J’ai entamé des études de psychologie. À l’armée, j’étais lieutenante. Quand les recrues soldates arrivaient à l’armée, j’étais leur premier officier. J’ai vu que les choses qui m’intéressaient le plus, où j’étais la meilleure, ne consistaient pas à leur apprendre comment tirer au fusil ou marcher au pas, mais plutôt dans les rapports personnels. Elles pouvaient venir vers moi, parler de leurs problèmes dans cette période difficile. Des filles de 18 ans qui sortaient de la maison, de l’école et qui entraient dans une vie de soldat. Ce n’était pas très difficile comme travail mais posait un défi. J’étais à l’armée en 1962 jusqu’en 1965, c’était une période relativement calme en Israël. Là, je me suis rendu compte que ça m’intéressait beaucoup de parler avec les gens, de comprendre les pulsions qui les motivaient, les émotions qu’ils ressentaient. Comme ça, j’ai commencé les études de psychologie, sans savoir dès le début que je voulais être thérapeute. Il y avait une période où je voulais travailler dans un Urban planning1. Mais ces études n’existaient pas en Israël, alors j’ai commencé des études de psychologie. En maîtrise, les études étaient plus cliniques et là je me suis rendu compte que ça m’intéressait beaucoup.

Revue L’autre : Urban planning, c’est quoi ?

A. O. : Ce sont des planificateurs agissant au sein des communautés. Comment organiser les maisons, le quartier, comment prendre en compte les besoins des gens.

Revue L’autre : Il y avait des psychologues qui travaillaient dans l’organisation des villes ?

A. O. : Oui, exactement.

Revue L’autre : Pour devenir thérapeute, est-ce que tu as fait de la psychanalyse ou pas ? Quel type d’orientation tu as choisi ?

A. O. : À l’université ici, tout le monde apprend différentes approches. Beaucoup influencées par des théories américaines. On appelle ça « dynamique ». Après, pour ma part, j’ai entamé une analyse qui a duré pas mal d’années. J’ai suivi plusieurs séminaires de psychanalyse après l’université, mais je ne suis pas devenue psychanalyste.

Revue L’autre : Tu n’es pas entrée dans une école de psychanalyse.

A. O. : Ici, surtout dans les années où je voulais faire de la psychanalyse, c’était très, très rigide. Il fallait entrer dans un institut psychanalytique et suivre une formation d’environ dix ans. Je n’ai pas été acceptée. Je ne peux pas dire pourquoi exactement. Les choses qu’ils me disaient quand ils m’ont refusée, c’était que j’étais trop agitée.

Revue L’autre : Ça veut dire quoi ?

A. O. : Par exemple, je n’étais pas mariée et j’ai eu un enfant avec mon partenaire, Marius. Ça, c’était quelque chose qui était en dehors des normes à l’époque.

Revue L’autre : Incroyable.

A. O. : Oui, je pense que ça a beaucoup changé depuis. Il y a beaucoup de gens qui ne sont pas mariés et qui ont des enfants, ils constituent des familles sans être mariés. En Israël, il n’y a que les mariages religieux. Mais ce n’était pas que ça. Je pense que d’une certaine façon, je n’étais pas tranquille, je n’acceptais pas la réalité comme elle était. Je me rappelle bien le psychanalyste qui m’a interviewée, c’était un homme d’origine juive allemande, qui avait étudié avec Freud. Il était tellement rigide. Ça n’a pas marché. Je pense que depuis les choses ont évolué, aussi parce que depuis ces années-là, quelquefois je retourne chez mon analyste et je vois comment elle, elle a changé. Je peux te donner un autre exemple qui m’a décidée à arrêter le cursus de psychanalyste. J’étais enceinte. À la fin de ma grossesse, c’était l’été, il faisait très chaud à Tel-Aviv. La psychanalyste qui m’a interviewée, habitait au 4e étage sans ascenseur. Je suis arrivée chez elle, vraiment j’étais épuisée et assoiffée. Elle ne m’a pas proposé un verre d’eau !

Revue L’autre : C’est la neutralité…

A. O. : Oui, je sais ! Pour moi, c’était inhumain. Vraiment inhumain. Pour moi, le thérapeute c’est d’abord un être humain qui accueille un autre être humain. Je me suis dit : je ne veux pas faire partie de cette bande !

Revue L’autre : Je comprends ! En fait, tu as pris une position de thérapeute humaniste.

A. O. : Oui, oui. J’ai suivi des séminaires dans le cursus de psychanalyse, mais je ne suis pas devenue psychanalyste. Après toutes ces années, je suis contente d’avoir une certaine liberté dans la thérapie. Quand j’ai commencé, je me suis dit : j’ai un background théorique que l’on m’a enseigné, maintenant c’est moi qui fais la thérapie. Je pense que j’ai raisonné comme ça. Ce n’est pas que j’aie fait des choses très différentes, mais mon attitude envers mes patients, était d’abord humaniste. D’abord, j’accueille tout un chacun. Si tu me permets, j’ai aussi une histoire à raconter.

Revue L’autre : Bien sûr !

A. O. : Une cousine de Marius, mon conjoint, a dit un jour à sa mère : « Attar elle est psychologue, mais elle comprend. ».

Revue L’autre : C’est un très grand compliment ! Effectivement, c’est comme ça que j’ai eu la chance de te connaître comme psychologue. J’ai eu la chance de te rencontrer dans le cadre de Médecins Sans Frontières (MSF) dans les années 1990, pendant lesquelles j’avais monté des programmes avec les enfants palestiniens en collaboration avec les équipes palestiniennes. Assez vite, je me suis rendu compte que ces équipes palestiniennes, à la fois des expatriés travaillant avec les Palestiniens et les Palestiniens des Territoires et ensuite de Gaza, avaient besoin de supervision. C’est tellement difficile de travailler dans ces lieux en conflits. Quand Médecins Sans Frontières m’a envoyée monter les programmes pour les enfants et les familles palestiniennes, très vite, je me suis rendu compte que les équipes, aussi bien expatriées que les équipes palestiniennes elles-mêmes, avaient besoin de supervision pour pouvoir tenir, pour pouvoir penser et pouvoir agir dans ce contexte difficile et conflictuel. J’ai eu l’idée de chercher une superviseuse palestinienne et une superviseuse israélienne parce que je me disais que dans cet endroit où cohabitent à la fois des Israéliens et des Palestiniens, il me semblait que c’était important qu’il y ait une possibilité de double supervision (voisins et ennemis). Il se trouve que la supervision palestinienne a été très difficile à tenir longtemps parce que les Palestiniens que j’avais trouvés partaient, quittaient les territoires ou alors ne pouvaient plus faire ça. Et toi, en revanche, tu as assuré cette fonction pendant des années. J’aurais voulu que tu me parles de cette expérience.

A. O. : J’ai travaillé pour MSF ici en Palestine pendant vingt ans. Je n’étais pas active politiquement avec les Palestiniens jusqu’à la première Intifada en 1989. On était plusieurs psychologues israéliens à avoir des contacts avec des psychologues arabes israéliens. Au moment de cette première Intifada, nous avons été très choqués, surtout par la violence de l’armée israélienne suivant les consignes du gouvernement. Notre avis, c’est que, c’était horrible ce qui se passait pour les Palestiniens mais cette violence allait avoir des conséquences pour la population israélienne elle-même. On a monté un mouvement en opposition qui a eu beaucoup d’écho parmi les psychologues et les employés de la santé mentale. On a agi sur le plan politique peut-on dire, mais en utilisant notre métier. Quand vous êtes venue en 1990 ou 1991…

Revue L’autre : Oui, vers 1990.

A. O. : Moi, j’avais déjà eu pas mal de contacts avec des Palestiniens. Ce qui se passait avec les Palestiniens m’intéressait beaucoup car ils sont sous une occupation violente et raciste aussi. J’ai connu plusieurs équipes de MSF et un jour, vous êtes arrivés chez moi. J’avais déjà beaucoup de contacts avec les psychologues palestiniens. Mais c’était la première fois qu’on me proposait de travailler avec des Palestiniens dans une mission MSF. Je n’avais pas travaillé dans ce cadre avant. J’avais l’idée que tant que nos voisins souffraient, nous ne pourrions pas être bien. J’allais aux manifestations de la gauche israélienne, bien plus fortes alors qu’aujourd’hui, contre l’occupation, je faisais partie de groupes assez radicaux, gauchistes. Je n’ai pas eu le sentiment d’être la meilleure pour le faire. L’idée de travailler plus directement avec les Palestiniens m’a intéressée. Surtout je voulais savoir un peu plus comment ça se passait pour eux et pour ceux qui s’occupaient d’eux. Je me demandais ce que je pouvais faire concrètement pour eux. C’est comme ça que j’ai commencé à m’intéresser à cette question des traumas, des traumas chroniques, des traumas qui touchaient toute la population. À cette époque-là, ce n’est pas étonnant que vous n’arriviez pas à trouver une supervision palestinienne. Je pense en effet qu’il n’y avait pas beaucoup de psychologues palestiniens. Maintenant, c’est tout à fait différent, il y en a beaucoup plus. Les universités palestiniennes ont ouvert des départements de psychologie. Des Palestiniens qui étudiaient à l’étranger sont revenus. Mais dans ces années-là il n’y en avait pas beaucoup. Quand j’ai commencé à travailler avec MSF, les seuls psychologues étaient des expatriés. Peu à peu, il y eut davantage de psychologues palestiniens. On a eu différentes périodes, mais presque toujours, un groupe de supervision a pu opérer. Les expatriés psychologues qui le voulaient se sont adressés à moi pour une supervision personnelle en plus de la supervision de groupe. Ça n’a pas été toujours la même chose pendant ces vingt ans, ça a beaucoup changé. Moi, je n’étais pas experte de la société palestinienne, mais j’ai appris l’arabe quand j’étais à l’école. J’étais toujours très intéressée par la population arabe d’Israël et de Palestine. J’en savais un tout petit peu plus que les expatriés qui sont venus. J’ai appris beaucoup de choses, bien sûr. Travailler avec le trauma, le trauma collectif et l’histoire personnelle. Quand tu vois un village palestinien, tu vois l’expérience collective des traumas : être occupés, subir l’armée, puis les colons qui sont venus s’implanter plus près… Je pense que j’étais capable d’aider les expatriés à considérer le travail qu’ils faisaient avec les Palestiniens sur deux plans, l’un collectif et national, l’autre personnel. Beaucoup de souffrances exprimées étaient liées au statut des femmes dans la société palestinienne. C’était tout le temps les femmes qui devaient s’occuper de la famille, des enfants. Elles n’ont pas souffert tellement de violence directe contre elles, mais ce sont elles qui ont pris la place la plus importante pour s’occuper de la famille, de la stabilité familiale, de la stabilité de la vie. Dans beaucoup de familles, les femmes étaient très déprimées. Une des premières missions de MSF, c’était à Hébron. C’est toi qui l’as montée avec Sophie.

Revue L’autre : Oui, Sophie Hernandez2.

A. O. : Avec une organisation qui s’appelait Terre des Hommes, qui a délivré le lait et tout le nécessaire pour les bébés souffrant de dénutrition. MSF et les expatriés, des Français pour la plupart, travaillaient avec les mères. J’étais déjà très intéressée, j’ai fait des séminaires pour les dyades mères-bébés à cette époque-là, avec les expatriées et les councellers3. Le travail était très important avec les mères qui étaient toutes déprimées. MSF à mis en place des évaluations et des thérapies pour les mères et les bébés malnutris. On a trouvé que notre programme a changé la situation. C’était une époque pour moi très intéressante. D’abord de travailler avec les mères et aussi les enfants, les bébés. C’étaient surtout les bébés de moins d’un an qui étaient dénutris et déprimés. Quand ils pouvaient aller tout seuls dans la pièce principale de la famille et manger avec les autres enfants et les autres membres de la famille, ça allait mieux. Là, ils ne souffraient plus de malnutrition après un an. Ce n’était pas seulement l’intervention auprès de leur mère mais le fait que ces enfants arrivaient dans une période où ils pouvaient être assez indépendants pour trouver leur propre nourriture. C’était je pense les premières interventions que j’ai faites avec l’équipe. Il y a eu plein d’autres missions.

Revue L’autre : Il y a eu aussi des missions à Jenin avec les enfants, à Gaza pour tous enfants et à Hébron avec les prisonniers qui sortaient de prison. Mais après vingt ans, la supervision n’était plus possible d’une certaine façon. Tu peux dire ton analyse, de pourquoi elle s’est arrêtée ?

A. O. : D’abord, c’était très, très difficile pour moi.

Revue L’autre : C’était un moment à la fois difficile et injuste.

A. O. : Qu’est-ce qui est arrivé ? On a eu de plus en plus de psychologues palestiniens dans l’équipe. La plupart venaient de Jérusalem-Est. Je vais dire quelque chose après à propos de ça. J’ai dû arrêter parce que les psychologues palestiniens ont dit qu’ils ne voulaient pas d’une Israélienne dans leur travail, peu importe ce qu’elle a fait ou ce qu’elle pensait. Tout d’abord, ils ne voulaient pas trahir leurs patients qui étaient confrontés à l’occupation. Et comme cette occupation dure jusqu’à maintenant, ils étaient contre toute normalisation des rapports avec des Israéliens. Ce n’est pas arrivé seulement à moi mais à beaucoup de mes amis. Par exemple, un éminent professeur de mathématiques, qui donnait des cours dans une institution palestinienne par solidarité avec la cause palestinienne. Il a été décidé de ne pas continuer avec lui parce qu’aux yeux de certains, sa présence même aurait servi l’État d’Israël. Je ne sais pas qui a publié dans les journaux palestiniens que je travaillais pour le Mossad, que j’utilisais MSF comme une façon d’avoir des informations sur les Palestiniens. Je sais bien que parmi les gens qui travaillaient ici avec MSF, quelques-uns considéraient de façon très positive le fait que j’étais israélienne, que c’était dans les valeurs de MSF de mettre en contact différentes communautés. En fin de compte, MSF a cédé à la pression, peut-être que MSF ne pouvait pas faire autrement. Ils ont accepté les conditions palestiniennes, ne voulant pas que je continue, sans m’exprimer le moindre soutien, sans rappeler les valeurs de l’organisme.

Dans ce contexte je veux relever une donnée supplémentaire. Le fait que les psychologues palestiniens qui étaient les plus motivés à mon éviction étaient pour la plupart des résidents de Jérusalem-Est. Or, la condition des Palestiniens de Jérusalem-Est diffère du reste de la Cisjordanie parce qu’ils sont en contact quotidien avec les Israéliens et disposent de carte de résident. Beaucoup d’entre eux parlent bien l’hébreu. Beaucoup d’entre eux sont en thérapie auprès de psychologues israéliens ou étudient dans des institutions israéliennes. J’ai eu l’impression que ces gens-là étaient plus proches des Israéliens qu’un Palestinien qui habite loin et qui n’est en contact qu’avec l’armée et les colons. Ces psychologues étaient dans une situation ambivalente. Dans un sens, ils sont attirés par la liberté dont jouissent les Israéliens, leur modernité et beaucoup d’autres choses. Pour affirmer leur identité palestinienne, ils sont portés par des positions plus radicales. Ça, c’est mon analyse. C’est parce qu’ils étaient plus proches qu’il leur fallait mettre des distances. Quelquefois on a organisé des réunions chez moi, à la maison. C’est une vieille maison de Jérusalem, qui n’a jamais été arabe parce qu’on ne voulait pas vivre dans une maison arabe. Elle a été érigée pour des Juifs dans les années 1880 mais dans un style arabe. Mais on sait bien qu’elle n’avait jamais été arabe parce que Marius et moi, l’avions vérifié auprès du cadastre, ne voulant pas vivre dans une maison appartenant à des réfugiés de 1948. Mais les Palestiniens n’ont jamais cru que cette maison n’a jamais été arabe.

Revue L’autre : Que c’était une maison qui a été prise à des Arabes d’une certaine façon. C’est difficile. C’est l’importance des emprises historiques réelles et fantasmées.

A. O. : Exactement, mais je ne pense pas que je sois un cas unique. C’était difficile pour eux de voir en nous de « bons Israéliens » qui ne s’identifient pas avec la politique de notre État. Le travail avec les Palestiniens était très important pour moi, c’était une partie de mon identité. Autre exemple, j’ai travaillé à l’université hébraïque dans le service clinique pour les étudiants. Toujours, je parlais des choses que j’ai vues, de mon travail avec les Palestiniens. J’ai même amené des expatriés de MSF, qui travaillaient à Gaza, pour parler de leur expérience clinique. Mes collègues de l’université m’appelaient ironiquement Oum Djihad.

Revue L’autre : C’est-à-dire « Madame la guerre », c’est ça ?

A. O. : Plutôt au sens d’une personne s’identifiant avec les Palestiniens. Cela a toujours été quelque chose qui m’a marquée. C’était une partie très importante de moi pendant 20 ans et d’être accusée…

Revue L’autre : D’activiste, en fait.
D’être une activiste engagée.

A. O. : D’être rejetée ce n’était pas facile. Je comprenais les raisons politiques au refus de toute forme de normalisation. Mais que cela vienne de gens avec lesquels j’avais travaillé m’était pénible.

Revue L’autre : Oui, je me souviens que c’était une chose difficile et qu’on n’a pas réussi à résister.

A. O. : Peu après, les mêmes Palestiniens, qui s’étaient élevés contre moi, voulaient que MSF attribue toutes les positions principales aux Palestiniens, leur donne l’argent et eux s’organiseraient eux-mêmes. C’est la même chose aujourd’hui. Il y a quelques mois, j’ai fait partie d’un groupe de psychologues, psychanalystes, tous israéliens ; invitée à Ramallah, en Cisjordanie, par les autorités palestiniennes pour discuter des possibilités de travailler ensemble. Or, lors de la discussion, la personne en charge de la santé mentale au ministère de la santé palestinien a été pourtant très claire, elle ne voulait pas travailler avec les Israéliens.

Revue L’autre : Ça, c’était récent ?

A. O. : Oui. Elle a dit quelque chose avec laquelle je suis absolument d’accord : « Votre priorité est de travailler auprès des Israéliens ». Elle avait raison.

Revue L’autre : L’idée que nous avons défendue à une période, c’est que, plus il y avait de contacts avec les personnes et les professionnels, mieux c’était. Maintenant, d’un côté et de l’autre, cette idée n’est plus partagée.

A. O. : De nos jours, elle est irréalisable. Dans le domaine de la médecine générale, c’est encore possible, c’est un fait. Tout d’abord parce que cette coopération est jugée nécessaire par les Palestiniens. Ils font leurs études dans des hôpitaux israéliens. Il y a cette ONG dénommée Physicians For Human Rights, constituée de médecins israéliens, juifs et arabes qui se rendent dans les territoires occupés. Ils vont dans certains villages, opèrent des consultations et des traitements pendant toute une journée et c’est important pour la population. En dehors de ça, il y a très peu de coopération.

Revue L’autre : Très peu et surtout pour le corps, pas pour l’esprit.

A. O. : Bien sûr. Ces deux dernières années, s’est constitué un groupe de psychiatres et de psychologues israéliens, juifs et arabes, qui se réunit à Jérusalem. Ces derniers ont créé l’École Binationale de la Psychothérapie. Ils reçoivent chaque année trente étudiants. Ils essayent de former dix Israéliens Juifs, dix Israéliens Arabes et dix Palestiniens des territoires occupés. Pendant deux ou trois ans, ils donnent des cours et exercent de la supervision pour la psychothérapie. Ils privilégient la psychothérapie dynamique parce que la plupart des Palestiniens préfèrent cette approche thérapeutique, Cognitive Behaviour, pour la population. Cette école essaye d’enseigner aux étudiants la vision psycho-analytique et comment on travaille. Chaque étudiant bénéficie d’une supervision, il y a une supervision individuelle, à part les supervisions collectives. Je suis en charge de la supervision d’une jeune psychologue de Gaza par Zoom. Je ne l’ai rencontrée qu’une seule fois. Parfois, elle obtient un permis pour arriver à Jérusalem. J’ai un contact toutes les semaines avec elle. Je trouve ça très enrichissant pour moi parce que c’est vraiment difficile de vivre sans contact avec les Palestiniens, sans rien savoir de ce qu’ils vivent. Je me souviens de ce qui s’est passé lors de la dernière guerre quand Israël a bombardé Gaza. On était en contact, elle et moi. Pour moi, c’est très important de ne pas couper tous les liens avec les Palestiniens. Je suis très motivée d’avoir cette relation avec elle, une jeune Palestinienne intelligente. Je parle des cas qu’elle rencontre là-bas. Elle ne fait pas toujours du travail clinique. Ils font beaucoup de psychoéducation, ce qui est très important.

Revue L’autre : Oui, c’est parfois nécessaire.

A. O. : Oui.

Revue L’autre : Avec cette jeune Palestinienne ou avec les autres que tu as supervisés, vous parliez dans quelle langue en général ?

A. O. : En anglais. Mon arabe n’est pas assez bon pour dialoguer en supervision dans cette langue. Cette jeune Palestinienne me parle, un dictionnaire arabe et anglais à ses côtés. Et moi, un dictionnaire arabe et hébreu. De la sorte, s’il y a un mot qu’aucune de nous deux ne saisit, on utilise le dictionnaire. Je pense qu’on est arrivé à faire un travail important parce qu’on le voulait toutes les deux.

Revue L’autre : Quelle belle image. J’imagine cette jeune psychologue Palestinienne avec son dictionnaire anglais et arabe ; toi, avec ton dictionnaire arabe et hébreu, je trouve que c’est une très belle… Ça pourrait être une métaphore de comment on essaye malgré tout d’avoir un lien, de ne pas s’ignorer entre voisins et de faire quelque chose qui a un sens pour tout le monde. C’est assez beau je trouve comme image !

A. O. : C’est une bonne image. On parle des patients mais aussi de culture. Elle me pose des questions et moi je lui en pose. Je pense que la question de la langue est très importante. Si tu te rappelles, dans les premières années où je travaillais avec MSF, la question s’était posée d’avoir une traductrice ou un traducteur avec les psychologues expatriés, avec les Palestiniens. Je pense ça aussi, j’ai essayé de travailler avec les psychologues expatriés. Cette question m’intéressait énormément, comment on travaille, comment on passe d’un modèle dyade de psychothérapeute et patient à un modèle de triade, avec le traducteur. Quand je suis allée la première fois avec MSF hors de Palestine, hors d’ici, j’ai travaillé avec des réfugiés Tchétchènes.

Revue L’autre : Oui, tu as fait une mission MSF.

A. O. : Là aussi, on s’est servi de traducteurs. D’abord, ça m’intéressait de voir d’autres populations en guerre, sous l’occupation, parce que je connaissais ici les Palestiniens. Je voulais également aller dans une mission où l’on devrait utiliser un traducteur pour me rendre compte moi-même du fonctionnement. Je travaillais avec les expatriés de MSF en Palestine, mais moi-même, je n’avais jamais travaillé avec des traducteurs. Je pense que ça a été très enrichissant pour moi d’apprendre par moi-même, comment faire entrer un troisième dans la thérapie. C’était captivant.

Revue L’autre : C’était une bonne expérience, cette expérience triadique de la thérapie ?

A. O. : Oui, oui, c’était une excellente expérience.

Revue L’autre : Je pense que c’est un enjeu majeur aussi bien pour la psychiatrie dans ces situations humanitaires que dans les situations transculturelles, de pouvoir penser qu’on introduit une troisième personne pour pouvoir se rencontrer, en fait. Ça rejoint vraiment les préoccupations contemporaines de la psychiatrie transculturelle qui ne sont pas évidentes parce qu’il y a plein de gens qui résistent à cette idée d’introduire un traducteur.

A. O. : Bien sûr, il y a un point plus fort, un avantage et un désavantage. J’ai trouvé que si j’apprends bien comment gérer cette situation, on peut en profiter beaucoup.

Revue L’autre : Exactement, c’est une belle leçon. Comment tu vois demain ? Comment les choses vont se passer demain en Israël ?

A. O. : Je répète, elle eut terriblement raison cette psychiatre palestinienne qui a dit : « vous avez beaucoup à faire chez vous », les choses qui se passent dans la société israélienne, c’est terrible et je ne vois pas comment on pourrait sortir de ça. Hélas, je ne vois pas comment on peut changer le nationalisme extrême, voire le racisme qui imprègne la société. On a réussi à se débarrasser de l’ex-premier ministre, Benjamin Netanyahou, mais pour le reste, rien n’a changé. Quand je regarde ce qu’ils apprennent à l’école, y compris dans les écoles laïques, je ne vois pas comment cela pourrait changer… je crains que ça empire. Il y a des gens autour de moi qui se consolent en disant : « L’histoire, n’est pas irréversible. On ne peut pas prédire l’avenir. Regarde les relations entre l’Allemagne et la France aujourd’hui ». J’espère qu’on ne va pas passer par les tragédies qu’ont connues nos parents pour parvenir à une coexistence.

Revue L’autre : En même temps, dans une partie de la société israélienne, dans les arts, le cinéma, la littérature, il y a des tas de choses qui se passent.

A. O. : C’est formidable. Ce qui se passe dans le cinéma et la littérature, c’est vraiment encourageant. C’est pour ça que je peux dire que, même maintenant, on peut vivre ici. Mais on peut vivre aussi parce qu’on est Juif. Un député arabe a ironisé une fois à propos du fait qu’Israël du point de vue législatif se considère comme juif et démocratique : « l’État est démocratique pour le juif et Juif pour les arabes ». La majorité privilégiée juive peut s’exprimer presque sans entraves. Les jeunes qui vont à l’armée à 18 ans sont en général très motivés y étant préparés par tout l’enseignement. Après l’armée en revanche, il y a une tendance à sortir d’ici, à faire un grand tour du monde. Parmi ces jeunes, il y en a pas mal qui à leur retour sont plus humanistes, prêts parfois à défendre les droits de l’homme. Ils veulent vivre ici et créer, c’est une tendance importante mais néanmoins minoritaire, Sans une forte influence sur la société, ces gens sont trop facilement traités de traîtres et de gauchistes.

Revue L’autre : Et puis il y a le lien aussi avec la diaspora peut-être, avec tous ceux qui ne sont pas en Israël mais qui ont des liens.

A. O. : Pour le moment, ça n’a pas une bonne influence mais les choses peuvent évoluer. Dans la diaspora,
il y a pas mal de gens qui soutiennent cet Israël juif et ethnocentrique, particulièrement parmi les Juifs Français, mais il y en d’autres… Il y en a beaucoup qui prennent une position critique envers Israël. En Israël ces critiques sont très mal perçues par la majorité et stigmatisées comme antisémites, même quand elles proviennent du judaïsme américain. Pendant beaucoup d’années, il y a eu une tendance chez les Juifs d’approuver tout ce qu’Israël fait : c’est bien, Israël a raison, ce sont les Arabes qui sont ceci et cela. Et c’est vrai aussi que les Arabes font ceci et cela. Mais ce n’est pas une raison pour soutenir aveuglement Israël.

Revue L’autre : En tous les cas, je pense que par ton parcours, tes engagements, tes choix, ta pensée et tes actions, tu représentes quelque chose d’important dans cette partie du monde qui est évidemment importante pour les Israéliens et pour les Palestiniens, mais qui est aussi importante pour le monde entier. Il y a une sorte de cristallisation qui se passe dans cette région du monde. C’était très important qu’on puisse avoir ton regard de femme, de psychologue, de mère, d’engagée. Je te remercie infiniment de ta générosité Attar. Merci.

A. O. : Moi aussi, je te remercie pour tous ces liens que tu as ouverts pour moi. J’en suis très contente.

Revue L’autre : Moi aussi. À très bientôt, à Paris ou à Jérusalem.

À Paris, en visio, en février 2022.

  1. Planification urbaine (note de la rédaction).
  2. Psychologue clinicienne ayant travaillé avec MSF.
  3. Les councellers sont des travailleurs sociaux un peu formés à la psychologie que l’on trouve beaucoup dans ces régions.