Les entretiens
Marcelo Viñar D.G.
La psychanalyse, un lieu de résistance
Publié dans : L’autre 2019, Vol. 20, n°2
Simona TALIANI
Simona Taliani est psychothérapeute (« Laboratorio freudiano », Milan-Rome) et anthropologue (PhD). Chercheuse à l’Université de Turin et au Centre Frantz Fanon (Turin, Italie). Département « Culture, politique et société », via Giolitti 21/E, 10121 Turin (Italie).
Claire MESTRE
Claire Mestre est psychiatre, psychothérapeute, anthropologue, responsable de la consultation transculturelle du CHU de Bordeaux, Présidente d’Ethnotopies, co-rédactrice en chef de la revue L’autre.
Pour citer cet article :
Viñar M, Talina S, Mestre C. La psychanalyse, un lieu de résistance. Entretien avec Marcelo Viñar. L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2019, volume 20, n°2, pp. 110-120
Lien vers cet article : https://revuelautre.com/entretiens/la-psychanalyse-un-lieu-de-resistance/
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La première rencontre entre Marcelo et Maren Vinãr et l’Association Frantz Fanon remonte à 2010, lorsque Roberto Beneduce et Simona Taliani les ont connus à Lima à l’occasion d’une conférence sur le thème Entre el deseo y la realidad. Desafíos actuales en psicologia psicoanalítica (organisée par l’Institut de psychothérapie psychanalytique). L’année d’après, tous les deux sont venus à Turin pour participer au colloque (Penser la postcolonie avec Fanon) organisé par l’Association, cinquante ans après la publication des Damnés de la terre. Puis ils firent plusieurs visites en Italie, notamment à l’occasion d’initiatives tenues à Rome; enfin, en 2017, Marcelo a répondu à l’invitation à la journée d’études sur Traumatisme et droits humains organisée par l’Université de Turin, avec le soutien de l’Association Fanon et du Groupe Abele, où il a présenté une communication avec Claire Mestre.
Ce fut alors l’occasion1 pour Claire et moi d’interviewer Marcelo au Centre Frantz Fanon de Turin2. Fondé en 1996 par Roberto Beneduce, le Centre revisite la démarche ethnopsychiatrique à partir des ramifications politiques de la souffrance psychique et sociale, en s’appuyant aussi sur l’héritage psychiatrique de Basaglia, l’anthropologie italienne d’Ernesto de Martino et la lecture de Frantz Fanon.
Au cours de cet entretien, avec grande générosité, Marcelo est revenu avec nous sur son expérience d’exilé en France et, avant cela, sur celle d’étudiant en médecine. Il était alors en quête à la fois d’une indépendance à l’égard des lieux de son enfance, évoqués ici surtout en rapport avec son père – un émigré d’origine ukrainienne arrivé avec sa famille au début du siècle pour fuir les discriminations anti-juives – et d’une aventure vers ce qui à l’époque restait flou et secret (« Les racines de la vocation sont toujours mystérieuses »). Autour de cette véritable opacité, commune à toutes les histoires et surtout à tous les débuts, nous échangeons pendant plus d’une heure, en nous demandant chemin faisant ce qu’il en est du statut du social dans la psychanalyse.
En Uruguay, l’Autre, à savoir l’indigène exterminé, reste l’invisible des espaces thérapeutiques psychanalytiques. Dans toute l’Amérique du Sud, l’accumulation des discriminations et des diversités à partir de critères socio-économiques, raciaux et culturels, fait de l’altérité une catégorie fuyante, insaisissable, sauf à affronter sans détour deux phénomènes qui en sont fondateurs : la violence et l’exclusion. Encore une fois, Marcelo ne trahit pas sa vocation : il intériorise, en même temps que ceux qui l’écoutent, la souffrance qui se dégage d’une fièvre historique dévorante et se soucie de surmonter les déterminismes, même les déterminismes freudiens. Dans sa contribution à Violence d’État et psychanalyse, il ironisait déjà sur les pratiques traditionnelles de la psychanalyse :
Par ce privilège accordé à la réalité psychique, Mélanie Klein peut, dans le Londres de 1943, dire au petit Dick que la violence des bombes n’a pas d’importance parce qu’elle actualise les craintes que suscite l’idée que papa pénètre dans maman (Vinãr 1989 : 47).
Quelques années plus tard, dans Détresses, opprobre, exclusion, il écrivait qu’on ne peut pas appliquer avec cohérence le répertoire freudien devant le traumatisme de la violence d’exclusion :
Je dirais qu’il y a violence dans la cure lorsque l’analyste, mû par les reflets de sa propre expérience et de sa formation analytique, accueille le paria dans la même disposition que celle dans laquelle il accueille le névrosé, disant en sorte qu’il intériorise le conflit comme un fait de son histoire personnelle. […] La personne atteinte intériorise la culpabilité qui lui a été imposée par l’ouragan de l’histoire (Vinãr 2007a : 158).
Pénétrons donc avec lui dans l’ouragan, quand le monde vole en éclats et qu’on entrevoit sa fin.
L’autre : Nous sommes très heureux de vous rencontrer ici à Turin, au Centre Frantz Fanon. Merci d’avoir accepté une interview pour la revue L’Autre, nombreux sont nos lecteurs qui vous connaissent bien. D’où vous venez et qu’est-ce qui a fait que vous êtes devenu psychanalyste en Uruguay ?
MV : Les racines de la vocation sont toujours mystérieuses, je suis petit enfant d’émigrés ukrainiens, du début du vingtième siècle, expulsés par les pogroms. Ils sont venus repeupler le Sud de l’Amérique latine, qui a été décimé par le génocide des Aborigènes pendant le dix-neuvième siècle. Ainsi, comme d’habitude dans le monde, le commencement c’est l’horreur. Il y a toujours une catastrophe à l’origine d’une communauté. Comme dit un anthropologue brésilien, nous sommes le nouveau peuple de l’Amérique, né de ce génocide, qui d’après Todorov, est le plus grand de l’Histoire. La découverte de l’Amérique a donné lieu à ce génocide où on a décimé entre la moitié et 90 % de la population aborigène, qui la peuplait avant la conquête, par la guerre, par les maladies que les Européens avaient apportées ; surtout ils sont morts de peine à cause de l’abolition de leur propre culture. L’évangélisation chrétienne a été effroyable. Dans mon pays, le génocide des Indiens s’est réalisé vers les années 1830 et à l’école, j’ai reçu le message : « nous, nous n’avons pas de problème des Indigènes… », et pour cause, ils avaient été supprimés.
C’est seulement un siècle après, pendant la dictature, que la reconnaissance des origines des Aborigènes a été mise à l’ordre de jour.
La notion d’antisémitisme est différente en Amérique latine et en Europe, peut-être parce que l’étranger, le vrai étranger, le vrai Autre dans le sens menaçant du terme, là-bas, c’est l’Indien, c’est l’Aborigène, c’est le pauvre
Choisir la vocation a été mon premier problème à l’adolescence. Je ne savais pas quoi faire. Mon père était paysan, il s’occupait de la terre, mes ancêtres étaient éleveurs de vaches. Ils ont dû partir à cause de la persécution antisémite du début du vingtième siècle– je ne savais pas qu’on allait parler de ça [rire] – ils sont une espèce de los gauchos judíos, des cow-boys juifs de l’Amérique latine, ils étaient très affectés… La notion d’antisémitisme est différente en Amérique latine et en Europe, peut-être parce que l’étranger, le vrai étranger, le vrai Autre dans le sens menaçant du terme, là-bas, c’est l’Indien, c’est l’Aborigène, c’est le pauvre ; donc, il n’y a pas une fierté nationale préalable – comme dans les anciennes cultures européennes – nous sommes le peuple nouveau de l’Amérique latine, qui était un mélange d’Italiens, d’Espagnols, de Yougoslaves, de partout. Et ce peuple nouveau a créé cet étranger, celui qui était ou l’esclave ou l’Indien : ils ont été considérés comme des ignorants, comme des inférieurs, jusqu’à maintenant.
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