Les entretiens

Françoise Sironi

Françoise Sironi 2019 D.G.

La pensée pour changer le monde

Entretien avec Françoise SIRONI


Claire MESTRE

Claire Mestre est psychiatre, psychothérapeute, anthropologue, responsable de la consultation transculturelle du CHU de Bordeaux, Présidente d’Ethnotopies, co-rédactrice en chef de la revue L’autre.

Sironi F. Comment devient-on tortionnaire ? Psychologie des criminels contre l’humanité. Paris : La Découverte ; 2017.

Sironi F. Psychologie(s) des transsexuels et des transgenres. Paris : Odile Jacob ; 2011.

Sironi F. Psychopathologie des violences collectives. Essai de psychologie géopolitique clinique. Paris : Odile Jacob ; 2007.

Sironi F. Bourreaux et victimes : Psychologie de la torture. Paris : Odile Jacob ; 1999.

Pour citer cet article :

Mestre C. La pensée pour changer le monde. Entretien avec Françoise Sironi. L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2020, volume 21, n°2, pp. 126-139


Lien vers cet article : https://revuelautre.com/entretiens/la-pensee-pour-changer-le-monde/

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Françoise Sironi est maître de conférences en psychologie clinique et psychopathologique à l’Université Paris 8. Elle a été experte psychologue auprès de la Cour d’Appel de Paris et est actuellement experte psychologue à la Cour pénale de La Haye. À l’occasion de son passage à Bordeaux pour présenter son dernier livre1, Françoise Sironi a accepté d’être interviewée pour la revue L’autre. Ce fut un moment de plaisir, comme souvent avec elle. Le travail de cette psychothérapeute exceptionnelle est important pour nombre de ses contemporains, notamment pour ceux qui soignent les victimes de la torture, mais également les bourreaux – ce qui est une expérience plus rare. La pensée et les écrits de Françoise Sironi sont alors très inspirants. Sa liberté intellectuelle et son audace deviennent des guides. Interroger Françoise Sironi, c’est aussi avoir accès à une histoire française, celle de l’ethnopsychanalyse et de la psychiatrie transculturelle, avec leurs rencontres, leurs idées, leurs engagements et les conflits qui les ont construites.

L’autre : Comment es-tu devenue la thérapeute que tu es ? Quelles sont tes influences intellectuelles et ton histoire personnelle ?

Françoise Sironi : Tout d’abord, je partirai de la notion d’engagement, je souhaitais faire de la psychologie engagée. Quand j’étais étudiante en psychologie, je me suis toujours dit que je ne voulais pas soigner « les névroses à mémère » (rire). C’était l’expression que j’utilisais quand j’avais 20 ans. J’avais l’idée de faire en sorte que la psychologie serve, qu’elle soit utile au plus grand nombre, et pas que dans le huis-clos d’un cabinet feutré. Je voulais prendre en compte la dimension politique des êtres et de moi-même. Tous mes questionnements politiques sur le monde étaient importants. La psychologie en faisait partie. Je voulais faire de ma pratique future, une psychologie engagée. Quand j’étais étudiante, puis jeune psychologue, je me suis très investie à la commission des professionnels de santé d’Amnesty International. Il y avait des médecins, des psychologues, des professionnels de santé qui avaient pour objectif de soutenir les collègues qui, partout dans le monde, s’occupaient des personnes qui militaient, qui défendaient les droits humains, et qui étaient persécutés de ce fait. C’est vrai qu’il y a d’emblée une dimension universelle qui apparaît quand on évolue dans ce domaine, à dénoncer et à intervenir, pendant des années, et partout dans le monde, sur toutes formes de persécutions. Elles ont toutes le même visage, utilisant la torture et les intimidations, tuant des gens au nom d’idées ou de conceptions du monde. Ces persécutions visent et tuent principalement ceux qui défendent la liberté, ceux qui s’élèvent contre l’excision, pour la libération des femmes, et ceux qui luttent pour le respect de la diversité des orientations sexuelles ou de genre, et bien d’autres encore. Les psy et les médecins qui soignaient ces personnes étaient eux-mêmes persécutés, arrêtés, torturés ou tués. Donc, on avait créé tout un réseau de soutien à travers le monde, pour qu’ils puissent continuer à exercer ce qu’ils font.

Je prenais la défense de ces professionnels du soin persécutés et je luttais, moi aussi, à leur côté pour qu’un autre monde soit possible, pour que cessent l’impunité, la corruption et l’oppression politique.

Cette dimension politique du soin m’a tout de suite paru évidente. On avait fait un colloque très important, et j’étais jeune à l’époque, en 1989, intitulé « Médecine à risque. Médecins tortionnaires, médecins résistants. Les professions de santé face aux violations des droits de l’homme »2. Il était question de l’utilisation que faisaient les médecins de leur savoir : ou tu soignes ou tu tues. Ils peuvent tuer, participer à la torture, ou s’y opposer, et risquer gros. C’était un colloque international avec la participation de professionnels du soin indiens, pakistanais, latino-américains, etc. Il y avait des soignants qui avaient été inquiétés et torturés parce qu’ils avaient refusé d’utiliser leur savoir pour détruire, pour faire du mal. C’était quelque chose de très important et de très juste. Je voyais aussi immédiatement les effets du politique sur le psychologique, sur la santé, sur ces êtres qui s’engagent. J’ai toujours pensé qu’un autre monde était possible, je le dis souvent, comme un mantra. J’ai beaucoup appris. Je prenais la défense de ces professionnels du soin persécutés et je luttais, moi aussi, à leur côté pour qu’un autre monde soit possible, pour que cessent l’impunité, la corruption et l’oppression politique. J’ai défendu la cause palestinienne au Moyen-Orient, tout en comprenant la nécessité de pouvoir vivre en sécurité pour les Juifs persécutés depuis si longtemps, et surtout avec la Shoah. Mais j’étais absolument peinée et révoltée par la situation des palestiniens, devenus eux-mêmes des laissés-pour-compte.

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  1. Sironi Françoise. Comment devient-on tortionnaire ? Psychologie des criminels contre l’humanité. Paris : éditions La Découverte ; 2017.
  2. Colloque international, organisé à Paris en janvier 1989, par la commission médicale de la section française d’Amnesty International.