Les entretiens

Chérif CISSÉ, un interprète et un homme bon

La passion des langues et des mondes


Marie Rose MORO

Marie Rose Moro est pédopsychiatre, professeure de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, cheffe de service de la Maison de Solenn – Maison des Adolescents, CESP, Inserm U1178, Université de Paris, APHP, Hôpital Cochin, directrice scientifique de la revue L’autre.

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Chérif Cissé est né le 9 mars 1964 à Nioro-du-Sahel au Mali et nous a quittés le 26 juillet 2021. Sa mort, dans un hôpital parisien, attriste toute la communauté qu’il a servie, comme interprète de talent, recherché, érudit et profondément humain. Je l’ai rencontré en 1992 dans le cadre de la consultation transculturelle et, depuis, je n’ai cessé d’apprendre de lui. D’abord le bambara pour lequel il a été mon professeur pendant plusieurs années, mais surtout il m’a appris la subtilité de la traduction en situation clinique, l’importance de la médiation dans ces situations de souffrance psychique, la complexité du lien que les patients et les familles entretiennent avec les représentations culturelles de leurs univers familiaux et comment ces manières de penser et de faire se transforment en exil. Chérif, nous avons déjà le blues de toi et, comme dirait Dany Laferrière, L’exil vaut le voyage (Grasset, 2020), tu l’as démontré. Merci et que ton dernier exil soit léger. Cette interview sera un modeste hommage à tout ce que tu nous as apporté.

Marie Rose MORO
Paris, le 27 juillet 2021

L’autre : Tu es traducteur, anthropologue, interprète, médiateur et plein d’autres choses encore que nous allons découvrir. Est-ce que tu peux nous raconter où tu es né, d’où vient ta famille et comment s’est fait ton chemin à partir du Mali ?

Chérif Cissé (CC) : Je suis né au Mali dans la région de Kayes, plus précisément à Nioro-du-Sahel1, le 9 mars 1964. Je suis soninké par ma mère, je suis diakhanké par mon père. À Nioro, j’ai été scolarisé d’abord en arabe puisque ma famille est une famille maraboutique. On commence toujours par l’école coranique.

L’autre : Avant que tu rentres à l’école, tu parlais quelle langue ?

CC : Je parlais les deux : soninké et diakhanké, et même bambara parce que c’est la langue qui était la plus parlée à l’extérieur, à l’école, dans la rue… Je considère que le diakhanké est ma première langue maternelle, puis le soninké et le bambara/dioula/ma-linké. Je parle aussi le mandingue/
mandinka parlées dans plusieurs pays ouest-africains.

L’autre : Tu rentres à l’école coranique à quel âge ?

CC : Je crois 5-6 ans. À 7-8 ans, j’ai été scolarisé à l’école moderne, c’est-à-dire en français qui est la langue officielle du Mali. Le bambara est la langue véhiculaire.

L’autre : Mais tu allais encore à l’école coranique, tu faisais les deux en même temps ?

CC : Oui, jusqu’à un certain âge. Puis on a arrêté avec l’école coranique et c’était uniquement l’école française. C’était au début du collège, je crois.

L’autre : Que faisait ta famille ?

CC : Mon père est commerçant, enfin il était commerçant parce qu’il est décédé à 50 ou 51 ans en 1980. Ma mère était ménagère, mais son père était parmi les premiers élèves de la ville de Nioro. Mon grand-père était d’un clan de chefferie traditionnelle.

L’autre : Le père de ta mère ?

CC : Oui, son père était chef de village à Nioro. Mon père a été scolarisé, mais il n’est resté que deux ans dans l’école française. Le grand-père maternel, le père de ma mère, était un grand personnage. Voilà ce que je sais de lui. Il vivait à Nioro sa ville natale, conquise par les troupes coloniales françaises (avec le Colonel Archinard) en janvier 1891. L’armée en face, défaite par les Français, était dirigée par Ahmadou (1837-1898), opposant à la colonisation et fils aîné du célèbre Djihadiste peul El Hadj Omar Tall (1794-1864). Lorsque la ville de Nioro, fondée en 1400 selon la Tradition, est tombée entre les mains des colons, mon grand-père maternel Fodé Tounkara, issu de la lignée de la chefferie traditionnelle, fut parmi les tous premiers scolarisés de force afin de devenir des auxiliaires de l’administration coloniale… Il a dû donc quitter son Soudan natal pour Saint-Louis au Sénégal pour poursuivre des études à l’École des fils de chefs. Quand il a pris ses fonctions, il a beaucoup sillonné le Soudan français [actuel Mali] car il était commis de poste2 aux PTT3 ce qui fait qu’il a beaucoup voyagé au Mali. Il a débuté sa carrière en 1903 et a eu beaucoup de promotions. Il fut élevé chevalier de la Légion d’honneur4 après plus de quarante-six ans de services rendus. C’est pendant son service qu’il a rencontré ma grand-mère maternelle, qui n’est pas de Nioro mais de Nara5. Ma mère est née en 1941 à Nara. Elle n’est pas allée à l’école. C’était la benjamine, la toute petite des enfants de mon grand-père paternel. Ma mère vit toujours à Nioro, mais le papa, lui, est décédé. Il était commerçant et il nous a légué beaucoup de choses : des terrains, des jardins, etc. Il a bien réussi par rapport à ses amis d’enfance ou de sa classe d’âge. Il était bien apprécié aussi. Ça, c’est le côté parents. Maintenant ma fratrie est nombreuse puisque mon père était polygame.

L’autre : Combien de femmes avait-il ?

CC : Deux, c’est tout. Le grand-père paternel aussi en avait deux, mais le grand-père maternel a eu jusqu’à quatre femmes ! Ma mère a eu beaucoup d’enfants, elle en a élevé onze, dix sont encore en vie. Celui qui me suit dans la fratrie, c’est lui qui est décédé à l’âge de trois ans. C’était en 1969. Il avait un problème au foie.

L’autre : Toi, tu es à quel rang parmi ces onze enfants ?

CC : Je suis le quatrième dans la fratrie. Il y a deux garçons et une fille qui sont plus âgés que moi. Je suis aussi plus âgé que les enfants de la co-épouse. Par rapport à l’âge, après moi, c’est le premier garçon de la co-épouse qui me suit, c’est lui qui vient après.

L’autre : Tu es allé au collège. Est-ce que tu étais un élève intéressé par la langue, par les mathématiques ?

CC : Je dirais que l’éducation a été un peu stricte. Il y avait un certain nombre de valeurs qu’on inculquait aux enfants. Par exemple, quand vous êtes d’une famille maraboutique, vous n’avez pas le même profil que quelqu’un qui est d’une autre famille. Il y a des choses qu’on ne tolère pas que vous fassiez, alors que s’il s’agit d’autres enfants… Pourtant, vous êtes de la même génération, vous êtes de la même classe, mais il y a certaines choses… Si vous manquez de respect, vous sortez des gros mots, ils disent : « Toi, fils d’untel, tu oses dire ça, tu oses faire ça ». Même si vous n’êtes pas en famille, vous savez qu’il y a des gens qui vous observent. Donc, il y a ce regard déjà qui est sur vous, qui fait que, chaque fois que vous voulez agir, vous réfléchissez un peu : « Est-ce que si je fais cela on ne va pas me sermonner, est-ce qu’on ne va pas me dire ça ? »

L’autre : Donc toi, tu réfléchissais beacoup comme enfant ?

CC : Ah oui, oui, on est obligé. Ça, on vous l’inculque depuis tout petit, on vous dit que ça saute aux yeux le fait que vous n’appartenez pas à la même classe sociale.

L’autre : On t’explique que tu es d’une famille maraboutique très tôt ?

CC : Très tôt, très tôt. Maintenant par rapport à l’éducation, comme dans la famille il y avait des gens lettrés en arabe, je savais l’importance de l’instruction. Quand on avait un certain bagage, c’était apprécié socialement. Ça, je le savais. Ce qui était rare effectivement, c’était de trouver des gens qui étaient lettrés, en français, qui avaient un niveau assez élevé, parce que les gens étaient un peu réticents. Comme la conquête française s’est faite dans la confrontation, les marabouts ont souvent été du camp des vaincus. C’est un peu compliqué après les relations. Mais après, certaines personnes ont pris conscience tout de suite que l’instruction était quelque chose d’important. Mon père en faisait partie, déjà même avant lui parce qu’il y a eu mon grand-père maternel qui a été scolarisé et qui a scolarisé beaucoup de ses enfants, mes oncles maternels. Mon père en a vite pris conscience. La preuve, il a mis plus d’enfants à l’école moderne française qu’à l’école coranique. L’école coranique, on était tous inscrits, mais c’était surtout apprendre quelques sourates pour vous permettre de faire la prière, de vous acquitter de vos obligations. Ce n’est pas un cursus pour devenir grammairien ou maître d’école coranique. Ce n’était pas ça. Le fait d’aimer l’instruction ça venait déjà de l’attitude du père. Il était très heureux quand on ramenait de bonnes notes. Ça, on le voyait. Il tentait de ne pas trop nous donner de cadeaux, vu qu’il y avait beaucoup d’enfants !

L’autre : Mais il était heureux ?

CC : Il était très heureux. Quand vous demandiez du matériel scolaire, des livres ou des choses comme ça, il vous le donnait tout de suite.

L’autre : Il était juste avec ses onze enfants ? De l’autre côté, il en avait combien ?

CC : Je crois que la co-épouse en a eu cinq.

L’autre : Il a eu seize enfants en tout ?

CC : Seize enfants en tout et il y a eu trois décès. Mais il était correct. Non seulement dans la famille les gens avaient cette vision de lui, mais même les gens de l’extérieur l’appréciaient. C’était un homme de confiance. Quand vous passiez un contrat, il l’honorait toujours. Quand il s’engageait aussi, il respectait la parole donnée. Et puis c’est quelqu’un qui était généreux. Comme il avait relativement de moyens par rapport à ses amis, même dans les affaires, dans ses boutiques, il y associait ses amis. Avant que ses enfants ne grandissent, il sollicitait ses propres camarades d’enfance qui l’aidaient à gérer aussi. Donc, il était vraiment perçu comme généreux. Nous-mêmes, nous nous en sommes rendus compte quand on a fouillé dans ses archives, ses correspondances, après son décès. À ce moment-là, les gens venaient et le disaient. Beaucoup de gens sont venus de l’extérieur. En Afrique lorsque quelqu’un décède, surtout à l’époque, on l’annonçait, on faisait un communiqué à la radio pour annoncer le décès. Et là, ça va partout. Quand les gens ont entendu, il y en a qui sont venus du Sénégal, il y en a qui sont venus des coins les plus reculés du Mali, parce qu’il avait des relations partout. Il bougeait aussi de par son activité de commerçant, il allait tantôt au Sénégal, tantôt au Mali.

L’autre : Qu’est-ce qu’il vendait ?

CC : Il vendait de tout. Il y avait une partie vente de tissus de différentes variétés, fabriqués chez nous par les premières usines que le président a pu construire avec l’aide des Chinois, je crois. Et puis il y avait aussi des tissus qui venaient de l’Occident, surtout de Hollande ou d’Allemagne, les Wax et les Bazin. L’autre partie, c’était tout ce qui était parfumerie et cosmétique, tout ce qui était aussi pièces de moto, de vélo, etc. C’était vraiment divers parce qu’il avait une grande boutique. L’autre activité, c’était les terres. Il avait beaucoup investi dans les vergers, par exemple. On avait beaucoup de variétés de mangues, de goyaves, d’oranges, de clémentines…

L’autre : Il faisait cultiver ses jardins et il vendait aussi des fruits ?

CC : Voilà. Pendant l’hivernage, il avait des champs. Il y a des champs qu’il avait hérités de ses parents. Vu qu’il avait les moyens, il avait aussi prêté un champ, un très grand champ. Pendant l’hivernage, quand on était encore à l’école primaire, on passait les deux mois de vacances là-bas et on cultivait du maïs, du mil… Après, quand il y avait la récole, la moisson, il y avait des camions qui venaient pour ramener tout ça à la maison. Ça, ça a duré quelques années et après, il a arrêté. Je dirais qu’il est décédé aussi très tôt à 50-51 ans. Il est de 1929 normalement, mais dans les papiers, ils ont mis 1930. Il est décédé à la suite d’un cancer du foie.

L’autre : Il est mort en quelle année ?

CC : En 1980, le 22 septembre.

L’autre : Donc il a connu l’indépendance ?

CC : Oui, oui.

L’autre : Il en parlait comment ?

CC : Nous, on n’avait pas beaucoup de contacts, surtout quand il s’agissait de parler de son histoire, de sa vie. On avait des relations un peu distantes. Dans la boutique, des amis venaient, ils discutaient et c’est comme cela qu’on apprenait l’histoire. Quand il est décédé, en 1980, j’avais seize ans. Si on discutait, c’était surtout par rapport aux jardins : « On doit aller dans quel jardin ? Quelles sont les plantes à arroser en priorité ? ». C’était ça ou quand on avait des difficultés sur le plan scolaire ou quand on avait besoin de choses et la communication était fluide. Mais pas quand il s’agissait de parler de lui, de son père, parce que son père, quand il est décédé en 1962, je crois qu’il avait dans les trois ou quatre ans. Sa maman est décédée plus tard, en 1973, moi j’étais encore à l’école primaire. Donc, on n’a pas eu à discuter de ça. Mais comme c’est la grande famille aussi, souvent il y a des oncles qui peuvent te dire beaucoup plus sur l’époque coloniale ou si tes parents ont eu des soucis avec le nouveau régime qui était socialiste. À cette époque les commerçants n’étaient pas très bien vus ! Ils ont rencontré des difficultés, certains même se sont expatriés, mais lui est resté.

L’autre : Les relations étaient bonnes entre vous, mais même si les relations sont bonnes, on ne raconte pas trop son histoire, l’histoire de sa famille ?

CC : Ça dépend des familles. Lui était quelqu’un d’assez ouvert. Nous, on était gênés. Même si ça ne posait pas de problème que, nous, on aille spontanément lui poser des questions. C’est après qu’on a regretté, on a dit : « On aurait dû ». On a même dit aux aînés : « Mais vous auriez dû lui poser plein de questions ! ». Une fois ma sœur aînée m’a dit : « Moi j’ai discuté avec le père, quand j’allais lui poser des questions, il était vraiment content, il appréciait le fait que je lui posais des questions ». Mais souvent, dans l’enfance, à seize ans, on pense à autre chose. On essaie plutôt de terminer nos devoirs, de finir d’arroser les plantes et d’aller jouer au foot, parce qu’il me manquait du temps. Ce n’était pas bien apprécié le sport. Moi, j’aimais le foot, j’aimais les arts martiaux, le karaté, mais je faisais ça en me cachant. Quand ils l’ont su, surtout ma mère, elle n’a pas du tout aimé !

L’autre : Même le foot ?

CC : Même le foot, et finalement j’ai arrêté. Ils ne s’opposaient pas au fait qu’on aille assister à des matchs, mais ils ne voulaient pas qu’on soit, nous-mêmes, footballeurs. Or, moi je voulais être acteur, je voulais jouer sur le terrain, donc il fallait m’entraîner. Souvent pour s’entraîner, il faut du temps et ils ne voulaient pas. Ils disaient que, souvent, c’est risqué, tu peux te casser une jambe… C’est comme ça que ma mère voyait les choses. Pour eux, quand quelqu’un va passer toute une journée ou une demi-journée à pratiquer du sport, c’est qu’il y a du travail qui manque à la maison !

L’autre : D’où te venait ce goût pour le sport ?

CC : C’est difficile à expliquer. Je pense que c’était la jeunesse.

L’autre : C’était une manière d’être avec les autres ?

CC : Oui, oui. Surtout, il y avait des gens qui étaient nos idoles, qui savaient vraiment taper dans le ballon. Les arts martiaux, ça vient des films de kung-fu. Nous, quand on était jeunes, le préfet, un capitaine de l’armée, avait des bandes magnétiques de courts-métrages et les jeunes venaient les voir. Il projetait des films et certains même dormaient pendant le film ! Nous, on était passionnés. Je crois que la passion venait aussi de ça. Cela étant, on a eu la chance d’avoir quelques jeunes qui ne sont pas de Nioro même, mais qui venaient dans le cadre du service de l’État et qui pratiquaient des sports. Ça, ça nous a entraînés. C’est lui qui m’a appris et j’ai retrouvé en France l’un d’entre eux. Il était ceinture noire de judo, quatrième ou cinquième dan. Je l’ai rencontré ici et on est restés en contact.

L’autre : Et le collège et le lycée ?

CC : Jusqu’au lycée à Nioro.

L’autre : En français ?

CC : Oui. On était les premiers élèves parce que le lycée venait d’ouvrir. Moi, j’ai fait une année, après je suis allé à Bamako. Je voulais faire le lycée technique, mais malheureusement la décision n’est pas venue à temps. Du coup, je suis allé à Bamako dans l’un des meilleurs lycées et j’ai fait ce qu’on appelait à l’époque la série D, sciences et biologie.

L’autre : Tu aurais voulu faire un lycée technique si on t’avait répondu à temps ?

CC : Oui, je voulais faire économie parce qu’on pouvait commencer au lycée et continuer à l’école supérieure. Finalement, comme je ne l’ai pas pu, quand j’ai eu mon bac, j’ai continué et j’ai fait quatre ans d’économie-gestion.

L’autre : Tu l’as fait à Bamako ?

CC : À Bamako, à l’École Nationale d’Administration, à l’époque ça s’appelait l’ENA. C’est avec ce diplôme que j’ai pu venir en France.

L’autre : Justement, après quatre ans d’économie-gestion, tu es venu avec quelle idée en France ?

CC : Franchement, c’était flou. Je suis venu avec un visa étudiant. Moi, mon idée, c’était d’aller aux États-Unis ! C’est un ami qui a fait mon dossier. Il l’a fait et a suivi tout le dossier au niveau de l’ambassade, il est allé au consulat, il a pris les adresses. Et puis il a écrit en mon nom et ils ont dit ok, et je suis parti.

L’autre : Et là, tu as été à l’École Pratique des Hautes Études (EPHE) ?

CC : Oui, mais je voulais faire une école de commerce qui était en Bretagne, à Brest je crois. Ils appelaient ça à l’époque ISCAE. Quand j’y suis allé, ils m’ont dit : « Le diplôme que vous avez, c’est le même cycle ». Lorsque j’y suis allé pour le test, ils m’ont dit : « Ce sera une perte de temps pour vous, on pensait que vous veniez avec le Bac ».

L’autre : Ce n’était pas une bonne orientation !

CC : Du coup après, je me suis dit : « Je vais faire quoi ? Si je reste comme ça, je vais entrer dans l’illégalité ». J’avais un ami qui était membre d’une association malienne. Il se trouve que le vice-président était Youssouf Tata Cissé donc je l’ai rencontré.

L’autre : C’est quelqu’un de ta famille ?

CC : Non, les liens remontent très, très loin, ce n’est pas la famille proche.

L’autre : En tout cas, il était à l’École Pratique des Hautes Études à ce moment-là, donc tu as été le voir pour lui demander conseil ?

CC : Quand je suis venu, vu mon niveau, l’association s’occupait aussi des migrants, les primo-arrivants, qui voulaient apprendre le français, des gens de ce continent, etc. J’ai dit : « Moi, je peux le faire bénévolement ». Le président a dit d’accord, le président qui est un collègue à vous, qui est en retraite, docteur Abdoulaye Keita, il a même travaillé à Cochin.

L’autre : Comment s’appelle l’association ?

CC : BADEGNIA, ce qui veut dire parenté, fraternité en bambara.

L’autre : Et Youssouf Tata Cissé ?

CC : Quand je l’ai vu, on a discuté. Je suis allé chez lui et il m’a beaucoup impressionné. Je me suis dit : lui, il maîtrise beaucoup de choses.

L’autre : C’était un anthropologue.

CC : Oui, on a discuté et il m’a dit qu’il enseignait à l’École Pratique. C’était en 1990-1991. J’ai retiré un dossier d’inscription pour suivre son séminaire. Je voulais uniquement être auditeur libre. Je me suis donc inscrit à la Vème section de l’EPHE de 1990 à 2001 comme auditeur libre puis comme élève, car il m’a dit : « Il faut que tu t’inscrives en tant qu’élève pour préparer un diplôme de l’école ». Avec le temps, avec la pression, j’ai dit ok. Mais rien qu’en tant qu’auditeur, j’arrivais à renouveler mes papiers au niveau de la préfecture. En 1997, il a quitté l’École et, il est resté uniquement au CNRS. Mais moi, j’ai continué. Malheureusement, je n’ai pas soutenu mon mémoire. J’ai choisi un sujet, j’ai fait beaucoup de recherches mais ça coinçait. Moi je travaillais sur les noms de famille soninké. Eux, ils voulaient un sujet comme une espèce de rite, un truc folklorique avec des rites d’initiation. Ils voulaient que je traite le sujet mais en axant sur un rite.

L’autre : Un rite de nomination ?

CC : Un rite quelconque, mais où on aborde les nominations. À l’époque, le monde soninké ce n’était pas comme chez les Dogon où la culture était encore vivace. Les Soninké ont subi beaucoup de mutations, beaucoup sont devenus musulmans. Du coup, ils ont laissé certaines pratiques. Donc trouver un sujet comme trouver un rite national, c’était difficile.

L’autre : Un rite représentatif des Soninké ? Comme l’initiation des garçons chez les Bambara par exemple ?

CC : Voilà, qu’on n’a pas trouvé. Comme au temps où on disait qu’il y avait un serpent protecteur qu’on appelait le Bida. On faisait un culte annuel, qui était un culte national. On voulait quelque chose de ce genre pour mon sujet de mémoire. Mais on n’arrivait pas à trouver. Si on prend le baptême, ça concerne juste la famille en question. Je ne me souviens même pas combien de Soninké j’ai trouvé, or il fallait parler de l’histoire de chaque nom : les devises, les hymnes et les symboles qui sont liés, les interdits, tout ce qui est tabou, etc. C’était vraiment vaste. Finalement, j’ai dit : « Ça va être compliqué ». Je n’ai pas voulu changer et peut-être beaucoup plus le réduire. Et comme Youssouf Tata Cissé était parti après, j’ai arrêté.

L’autre : Mais tu avais quand même beaucoup travaillé sur les noms ?

CC : Oui, plus d’une dizaine d’années.

L’autre : Je t’ai connu à ce moment-là.

CC : En 1992, à Avicenne. Oui, parce que je venais de remplacer Bobo Kebe qui était parti cette année-là d’Inter Service Migrants6 (ISM).

L’autre : On a commencé à travailler ensemble à Avicenne où tu étais mon interprète, puis tu m’as donné des cours de bambara à la maison quand j’habitais dans le 18e arrondissement de Paris. À quel moment tu as décidé de devenir interprète ?

CC : C’est quand j’étais inscrit à l’EPHE. J’ai une cousine qui m’a dit : « Toi, tu es élève, si tu as envie de travailler, les étudiants maliens sont autorisés à travailler un certain nombre d’heures par semaine ». Jusque-là, c’est la famille qui m’envoyait de l’argent. Et j’ai dit : « Pourquoi pas ? ». Donc, elle m’a donné l’adresse d’ISM parce qu’elle-même y travaillait, mais elle le faisait par téléphone, elle se déplaçait rarement. J’y suis allé, j’ai eu un entretien avec le directeur adjoint et ça a été conclu. J’ai commencé comme ça.

L’autre : Et tu as remplacé Bobo Kebé qui était un interprète historique pour nous, il m’a beaucoup appris aussi.

CC : Voilà. Quand je suis arrivé, je crois que Bobo devait faire une formation dans le domaine de la fiscalité. Il avait une permanence aussi au Palais de Justice à Paris et moi, je l’ai remplacé là-bas. On connaissait pratiquement les mêmes langues mais je faisais du diakhanké en plus.

L’autre : Toi, tu parles le diakhanké, le soninké ?

CC : Oui, le dioula et mandingue aussi.

L’autre : Ça fait quatre grandes langues.

CC : Oui, qui sont parlées surtout au Burkina et en Côte d’Ivoire pour le dioula. Le bambara, c’est le Mali et le Sénégal. Le diakhanké, c’est en Guinée, Gambie, Mali et Sénégal. Le mandingue, c’est surtout en Gambie et la partie casamançaise du Sénégal.

L’autre : Ça fait maintenant quasiment 30 ans que tu es interprète. Tu es devenu un expert. Comment tu dirais l’importance des interprètes ? Tu le fais en santé, aussi pour la justice, pour l’OFPRA, peut-être qu’il y a des différences dans ces différentes situations d’interprète ? Comment tu vois ton travail d’interprète dans ces différents domaines ?

CC : Au début, ce n’était pas évident. Même si j’ai quand même grandi dans un milieu où les gens sont facilement polyglottes. Rien qu’à Nioro, on parle le peul, le bambara, le soninké. Nous, notre communauté diakhanké est minoritaire. Partout, on est minoritaires. Qu’on soit en Gambie, Sénégal ou Mali, on est toujours minoritaires. C’est pourquoi on est polyglottes. Quand je suis venu ici, c’était pour les études et l’anthropologie, mais je me suis dit : « Je vais quand même faire ça ». J’avais le droit je crois de travailler vingt heures par semaine. Je crois que c’est la convention que le Mali avait signée, contrairement à d’autres pays où certains étudiants pouvaient travailler à temps plein. Et puis on a commencé, c’était l’hôpital et d’emblée la justice ! Je n’ai même pas fait de formation, donc il a fallu que, moi-même, je me forme, que j’essaye de faire des efforts d’écouter, de discuter avec mes collègues, etc. J’ai fourni un effort personnel en ce sens que je me suis documenté moi-même. J’ai posé des questions, j’ai fait venir énormément de documents du pays, énormément de documents du Sénégal, parce que je suivais tout ce qui était alphabétisation fonctionnelle. Il y avait certains services, par exemple au Mali, qui faisaient des lexiques, des dictionnaires. J’ai fait venir tout ça pour essayer de m’adapter, d’améliorer la traduction.

L’autre : Et tu as fait beaucoup de formations.

CC : Ça, c’est déjà un truc que j’ai fait personnellement. ISM aussi fait faire des formations sur la déontologie, sur la posture à adopter et ce qu’on attend de vous dans tel ou tel service, parce que les attentes ne sont pas les mêmes. C’est comme ça que c’est parti. Cela étant, on y prend goût. Peut-être que lorsqu’on est dans un groupe de pairs ça attire, on voit que c’est riche, on voit que l’attention est là. Et puis on voit l’utilité pour les patients, les familles, les médecins, les consultations, les psychiatres et les psychologues, les professionnels, on voit l’enjeu. Je crois qu’il y a tout ça aussi qui m’a porté vers le métier. Je me suis dit, il faut essayer. Je pense qu’il y a tout ça, peut-être inconsciemment. Après, on n’est pas interprète par hasard.

L’autre : En plus, tu as fait une formation de médiateur.

CC : De médiateur et je suis écrivain public. Là, on rencontre des gens de tous bords, de toutes cultures. Souvent, il faut donner juste des informations, parfois aussi il y a un problème de langue. J’avais commencé à donner des cours avec l’association, bénévolement. Tout ça, ça m’a vraiment motivé à faire ce travail. Maintenant les enjeux, peuvent être différents en fonction des contextes. Si c’est une mission de justice, c’est différent. Surtout quand c’est une cour d’assises, c’est comme si la compréhension du jury dépendait de vous, de la qualité du travail que vous allez fournir. Ça, c’est quelque chose à laquelle vous ne pouvez pas ne pas être sensible. Là, vous essayez de vous améliorer. Vous essayez d’être le plus sérieux possible, de traduire le plus fidèlement du monde. Ce n’est pas comme en PMI7, ce ne sont pas les mêmes enjeux. C’est plus lourd, c’est plus pesant quand vous êtes dans une cour d’assises. Même si c’est une audience où l’accès est libre, il y a des gens qui compte sur nous. À plus forte raison quand vous traduisez. Donc, il faut comprendre, celui qui est en face de vous, est-ce qu’il dit les choses de façon claire, précise, ou bien de manière ambiguë… À chaque fois qu’il y a un petit doute, il faut interpeller le président en disant : « J’ai ce problème-là, il a dit ça, on peut le comprendre de deux manières ». Là, vous êtes obligé à chaque fois de dire votre sentiment, ce que vous sentez, là où vous avez du mal. Il y a des personnes qui jouent le jeu et il y en a qui ne jouent pas le jeu. Donc, ce ne sont pas les mêmes enjeux. J’ai continué comme interprète à ISM mais en 2004, j’ai fait une demande auprès de la Cour d’appel de Paris pour être sur la liste des experts. Première demande, ça a été tout de suite d’accord, avec mon expérience, avec les attestations que j’ai pu avoir, alors qu’il y en a qui demandaient depuis des années.

L’autre : Tu étais expert pour quelles langues ?

CC : J’ai mis le bambara, le soninké, le diakhanké et le dioula. L’année qui a suivi, j’ai ajouté mandingue et j’ai précisé mandinka.

L’autre : Mais en fait, tu en as cinq ?

CC : Voilà, parce qu’avec le mandinka, je me suis amélioré un peu. Le mandinka, n’est pas très différent du diakhanké, mais il y a certains mots qui ne sont pas identiques, il y a certains empreints aux cultures autour. Moi, je ne connaissais pas ces choses, donc je me suis dit que j’allais y aller progressivement. Je me suis documenté avec Internet ou avec des conférences en mandingue ou bien en soninké. Surtout en Gambie, certains parlent soninké, ils traduisent en mandingue. Donc, j’ai fait beaucoup de ces choses-là et ça m’a permis de mieux comprendre cette langue et de le proposer à la cour qui a accepté.

L’autre : Quel est le rapport pour toi dans ta vie, dans la vie de ta famille, entre les différentes médecines, médecine occidentale et médecine traditionnelle ? Comment tu vois le rapport entre les deux ? Est-ce qu’on les utilise de manière complémentaire ? Comment tu vois ça, à partir de ton point de vue à toi ?

CC : Il n’y a aucun problème. Au niveau de la pratique, je vais donner des exemples concrets. Mon père a toujours eu des soucis de santé. Il a eu des soucis de santé quand il était jeune. Je crois qu’il avait une espèce de ver, quelque chose dans le corps qui bougeait. Il s’est beaucoup déplacé, il est même allé en Guinée. Ce n’est pas lui qui me l’a dit, c’est un de ses intimes. Un fonctionnaire qui a été muté. Il est originaire de Gao, il est venu et s’est installé à Nioro. Après sa retraite, tellement ils étaient intimes, il n’a pas voulu rentrer chez lui ! Donc, ils se sont connus et vingt-deux ans après, mon père est décédé. Et vingt-deux ans après, lui aussi est décédé. C’est lui qui me parlait beaucoup de mon père. Nous, on avait des rapports distants, mais lui me parlait beaucoup de son ami. Il m’a dit qu’il avait un souci et qu’il était parti en Guinée. Finalement, ils ont vu que c’était le ver de Guinée qui circulait dans son corps. Mon père est décédé à
l’hôpital, mais il a suivi des traitements traditionnels aussi. Sur le plan traditionnel, vu qu’on est d’une famille maraboutique, on utilise beaucoup le Coran, les versets. Il a tout fait pour la santé physique et mentale de ses enfants, et il faisait tout aussi pour qu’ils puissent réussir. Tout ce qui était sur le plan santé, il investissait, que ce soit traditionnel, religieux, ou avec la médecine moderne. Il avait même des amis qui étaient des infirmiers pendant l’époque coloniale et qui ont continué après. Pendant les vacances, on pouvait aller à Bamako, on pouvait aller à Kolokani. Là-bas, les gens connaissent très bien les plantes. Il y avait un de ses amis, infirmier retraité, qui connaissait très bien les plantes.

L’autre : Il n’y avait pas de conflit entre les deux types de médecine ?

CC : Non, non, au contraire. Ma grand-mère paternelle est décédée en 1972, elle-même connaissait beaucoup les formules. Par exemple, on amenait de l’eau pour les bébés qui n’arrivaient pas à dormir ou qui criaient ou pleuraient la nuit. On lui apportait de l’eau dans une calebasse, elle faisait ses trucs et elle le mettait dedans. Elle di-sait ses formules magiques sur l’eau de la calebasse. Généralement, quand on la verse sur le corps de l’enfant ou quand l’enfant la boit un peu, il se calme.

L’autre : Elle a transmis à quelqu’un toutes ces formules magiques ?

CC : Nous, les petits-enfants, on ne connait pas ! Peut-être ses enfants, ses filles, mais plus aucune ne vit.

L’autre : Qu’est-ce qu’il y avait comme autres indications, dans quelles circonstances disait-elle ses incantations ?

CC : Quand elle est décédée, j’étais jeune, j’avais une dizaine d’années. Mais je voyais des femmes qui amenaient des enfants. Souvent, c’était deux, trois par jour. Elles disaient : « Il y a ce problème-là » et puis elle faisait. Est-ce qu’elle avait d’autres secrets par ailleurs ?

L’autre : C’était surtout sur les enfants ?

CC : Elle ne soignait que des enfants.

L’autre : Et la religion, elle avait une place importante ?

CC : Ah oui, ah oui. Du côté paternel, oui. Du côté paternel, ils sont soninké. Les Soninké ont embrassé l’Islam et se sont mis à se déplacer pour faire du commerce et, en même temps, ils se sont spécialisés dans les études coraniques de génération en génération. Donc, ils ont beaucoup bougé du centre du Mali vers Djenné… Ils ont sillonné l’Afrique de l’Ouest. Il y en a qui sont partis au Sénégal, en Gambie, etc. Certains sont devenus des Diakhanké.

L’autre : Diakhanké ça veut dire quoi ?

CC : Ça renvoie au lieu d’habitation. Ils ont perdu la langue soninké, mais pas en totalité et puis les noms aussi sont là, les prénoms sont là. Souvent, c’est du soninké mais eux-mêmes ne comprennent pas le sens et ne savent pas que c’est du soninké. Certains savent aussi qu’ils sont d’origine soninké parce qu’ils ont pris cette habitude que, quand ils font les exégèses des versets coraniques, ils le disent d’abord en soninké, mais seulement dans certains endroits, pas tous. Quand ils lisent, ils traduisent en soninké, ils disent que c’est la langue ancienne, mais sans savoir que c’est du soninké. Et seulement après, ils traduisent en diakhanké. Donc nous, on descend de ces Soninké qui se sont consacrés uniquement à l’étude. C’étaient des Soufis. Ils convertissaient ou, en tout cas, ils tentaient de convertir, mais de façon pacifique. Ils n’ont jamais pris les armes. Ce n’est pas dans leur philosophie. Ils sont minoritaires au Sénégal parce qu’ils ont beaucoup bougé, mais partout ils sont minoritaires. Donc pour eux, c’est le Coran, l’agriculture et le commerce.

L’autre : C’est l’activité de ces religieux ?

CC : De la communauté même puisque, après, c’est devenu des Diakhanké. Dans la communauté diakhanké il y a beaucoup de familles, des patronymes différents, mais ce sont tous des Diakhanké.

L’autre : Ton appartenance la plus forte, c’est Diakhanké ?

CC : Diakhanké, du côté paternel. Du côté maternel, je suis soninké.

L’autre : Toi, tu te perçois comment ?

CC : Je dirais à 75 % soninké parce que je sais que les Diakhanké sont d’origine soninké. Du coup, quoi qu’il arrive, on est à l’origine des Soninké ! Cela étant, j’ai ma mère qui est culturellement soninké. Du coup, je dirais 50/50. Mais avec ma mère qui est soninké, qui parle le soninké et qui m’a parlé toujours en soninké, j’ai dit : « Ma part de soninké est un peu plus grande ». En plus, on est minoritaire là où on est.

L’autre : Les Diakhanké ?

CC : Oui, comme Diakhanké, on est minoritaire. Il y a beaucoup plus de Soninké, de Bambara, de Peul que de Diakhanké.

L’autre : Comment tu t’es marié ?

CC : Je me suis marié en France, c’était en 2000. Ma femme, je l’ai rencontrée ici mais je la connaissais avant.

L’autre : De Nioro ?

CC : Non, de Bamako. Elle et ses parents sont tous de Nioro. Sa maman a grandi à Dakar parce qu’elle a été élevée par une tante et le père est de Nioro. Après, quand le père l’a mariée, il était ici et il l’a fait venir.

L’autre : Le père de Madame ?

CC : Le père de Madame, ma femme, est venu dans les années 1960 en France. Sa maman a dû venir très rapidement puisque son premier garçon est né en France en 1972, et le deuxième, la troisième et la quatrième aussi. Après, ils ont décidé de quitter la France. Ils sont allés au Mali. Le père est parti ensuite au Zaïre et la maman est allée le rejoindre. Ils ont fait une fille là-bas. Après, fin 90, ils sont revenus au Mali. Ma femme a quitté la France enfant, quand elle avait à peu près trois ou quatre ans, mais ils n’ont pas voulu emmener les enfants avec eux au Zaïre, ils les ont laissés à Bamako. Les garçons sont allés à Nioro, les deux filles sont restées à Bamako avec le grand frère de la maman. Moi, j’allais à Bamako pour l’école, mais aussi pour des problèmes de santé quand j’étais jeune ; j’y allais pour les traitements. Donc, je bénéficiais des deux, médecine moderne et médecine traditionnelle. C’est à ce moment-là que j’ai fait la connaissance du Professeur Baba Koumaré parce que j’avais des maux de tête. Donc, on m’a dit d’aller le voir. J’y suis allé, ils ont fait des examens. Et parallèlement, on consultait aussi des guérisseurs.

L’autre : Pour toi, pour tes maux de tête ?

CC : Voilà. De là-bas, je partais rendre visite de temps en temps à l’épouse de l’oncle de Madame, l’oncle qui l’a élevée. Sa femme c’est ma cousine, c’est-à-dire que c’est la fille de la grande sœur de ma mère. Du coup, j’ai vu Madame petite, mais je crois que, elle, elle ne s’en souvenait pas.

L’autre : Elle m’a dit l’autre jour qu’elle ne se souvenait pas, qu’elle avait dix ans de moins que toi.

CC : Voilà. Je partais régulièrement, mais chaque fois, quand je passais voir mon autre tante qui était à côté, je faisais un petit saut là-bas et on discutait un peu. Moi je suis venu en 1989, elle, elle est venue à peu près huit ans après ; elle est revenue en France en 1997. Je ne l’ai connue que fin 1999 et en 2000, on a décidé de se marier et on a fait le mariage.

L’autre : Le mariage traditionnel ?

CC : Le mariage traditionnel a été fait au pays.

L’autre : Avec vous, vous étiez là-bas ?

CC : Non, là-bas, on vous marie par procuration ! Les deux familles s’en sont occupées. On se connaissait et il y a toujours eu des mariages entre les familles.

L’autre : Ce n’est pas les familles qui ont choisi de vous marier ?

CC : Non, c’est nous-mêmes. Moi-même, je l’ai vue et elle aussi. Cela étant, je lui ai dit qu’elle m’intéressait comme épouse et elle m’a dit : « Il n’y a pas de souci ». Elle était partante et puis voilà. On s’est mariés, on a eu deux filles.

L’autre : Élever des enfants dans un pays qui n’est pas le tien, tu dirais que c’est particulier ? Comment tu vois ça ?

CC : Généralement, tout ce qui concerne le mariage, l’éducation des enfants, ce sont des sujets qu’on discute en famille. Quand on est là-bas, on ne prend même pas la décision parce qu’on vous choisit une femme. Quand vous avez des enfants, on choisit les noms. On peut même aussi les prendre pour les donner à une tante ou à un cousin chargé de les élever. Ici, on a eu le choix et quand on a eu les enfants, la famille était toujours là : « On veut voir les enfants, on veut voir les enfants ». Donc ça commence toujours par ça : « Est-ce que vous leur parlez dans la langue, parce que ça ne sert à rien de leur parler en français, de toute façon ils vont comprendre le français et tout le monde parle français. Et quand elles vont venir, comment on va converser avec ? ». Donc ça avait commencé un peu comme ça.

L’autre : Tu leur parlais diakhanké ou soninké ?

CC : À la maison, entre nous, la maman et moi, on parle soit en bambara, soit en soninké. Avec les enfants, on a commis une erreur. La grande par exemple a été donnée à une nounou, à une assistante maternelle, très tôt. On s’est dit : « On a le temps, on va commencer par le français ». Et puis on n’a pas pu arrêter !

L’autre : J’imagine qu’elle a essayé d’apprendre après.

CC : Par elle-même, elle a essayé d’apprendre. Elle a été aussi deux fois au pays. Après, on a dit : « il n’est jamais trop tard, il y a les livres et même à l’école ». On disait même qu’il y avait l’INALCO si les filles voulaient. Elles ont aussi une grande sœur qui parle parfaitement bambara, qui est née aussi ici.

L’autre : avant Madame ?

CC : Oui, avant Madame, j’avais connu une autre femme et on avait fait juste le mariage religieux.

L’autre : Et tu as eu un enfant ? Et à cette enfant, tu lui parlais bambara ?

CC : C’est sa maman parce que je ne l’ai pas élevée. Elle, elle parle parfaitement bambara. Après, avec les cousines au Mali, elles ont un groupe sur WhatsApp pour converser. Je crois que c’est un moyen aussi pour pouvoir maîtriser un peu plus le bambara.

L’autre : C’est beaucoup d’efforts après pour apprendre une langue.

CC : Voilà, beaucoup d’efforts. Concernant l’éducation, la maman a dit : « Moi, je n’ai pas envie d’être séparée de mes enfants. J’ai été séparée de mes parents, ma mère a été séparée de sa mère », parce qu’elle a été élevée au Sénégal, à Dakar, alors que sa maman était au Mali. Depuis qu’elle a dit ça, on a dit : « On n’enverra aucune de nos filles chez une grand-mère, donc vous allez en vacances et vous revenez ». On a décidé finalement de les élever nous-mêmes ici, au lieu de les confier à telle ou telle personne.

L’autre : C’est une décision que vous avez pris tout seuls. Mais par rapport au fait d’élever des enfants en France, dans un pays qui n’était à l’origine pas le tien, est-ce que c’est difficile ?

CC : Moi, je dirais quelque part oui. Oui, c’est difficile dans le sens où le contexte traditionnel, le contexte familial au pays fait qu’on n’est pas le seul à élever les enfants. On est les parents biologiques, mais tout autour, il y a des tantes, il y a des oncles…

L’autre : Ça circule.

CC : Voilà, ça circule. Donc ça aide dans l’éducation. Vous participez pour les autres et les autres participent pour vous. Mais quand on vient ici, on est entre quatre murs et on est deux. Quand on va bosser, il faut donner l’enfant à l’assistante. Après, il faut courir pour aller le chercher, l’amener. Souvent, avec le volume de travail, on n’a même pas le temps…

L’autre : Et Madame travaille, tu as beaucoup travaillé aussi.

CC : Surtout moi, avec mon travail, il n’y a pas d’heure, je peux rester tard. Donc souvent, je n’ai même pas le temps de voir mes enfants. De ce point de vue-là, ça a été difficile.

L’autre : Mais c’était un choix ?

CC : Ah oui, c’était un choix. L’autre choix consistait à ne pas faire beaucoup d’enfants !

L’autre : Vous en avez fait deux, c’est pas mal.

CC : Oui, on ne voulait pas multiplier pour ne pas que ce soit difficile de s’occuper d’eux. Donc, on a dit : « On va se limiter à deux ». À un moment donné, on a failli faire un troisième parce que la maman était pour, parce qu’elle voulait un garçon. Et puis la dernière disait : « Je veux un petit frère, un petit frère », j’ai dit : « Mais nous, on ne décide pas ! ».

L’autre : J’ai l’impression que, à partir du moment où tu es beaucoup investi dans ton travail, que tu as une place importante et intéressante, tes liens avec le pays, avec ta famille ont diminué ?

CC : Non.

L’autre : Avec ta mère ?

CC : Non, non.

L’autre : J’avais l’impression que tu ne l’avais pas vue pendant longtemps.

CC : Oui, mais ce n’était pas simplement par rapport au mariage. Moi, je suis venu en 1989 et ce n’est qu’en 1998, donc neuf ans après, que je suis allé voir ma mère pour la première fois alors que je n’étais pas marié. En plus, je travaillais sur un sujet et le terrain de recherche, c’était l’Afrique. Donc, j’aurais même pu aller dans le cadre des études, effectuer des recherches. Moi-même, j’ai du mal un peu à expliquer pourquoi autant de temps. Je pense que la maman aussi n’était pas pressée. Au moment où elle a vraiment commencé à dire : « Tu me manques vraiment », là j’ai vraiment pris la décision d’y retourner. Même si c’est paradoxal, au moment où je venais, elle disait : « Je ne suis pas contre le fait que tu partes, mais si tu me promets que chaque année tu viens me voir, je donnerai mon aval pour que tu ailles en France ». Ça, elle me l’avait dit et j’ai tenu cette promesse-là, enfin j’ai pris cette promesse-là mais je ne l’ai pas tenue.

L’autre : Elle t’avait dit « Si tu reviens me voir tous les ans, je t’autorise à partir » ?

CC : Oui, j’étais très proche de ma mère. Ce qui l’a beaucoup soulagée, qui l’a consolée, c’est que je n’ai jamais rompu avec elle par exemple au téléphone. Je n’ai jamais rompu avec elle, avec les connaissances qui partent, chaque fois j’écris des courriers. J’appelle, j’envoie aussi un peu d’argent. Quand les gens vont la voir, ils disent : « Tu as un fils qui est formidable, il m’a fait ça ». Le fait que les gens disent ça, ça la tranquillise. Ça l’a beaucoup tranquillisée.

L’autre : Depuis quand tu ne l’as pas vue ?

CC : C’était en 2016 la dernière fois. La fois d’avant, c’était en 2014. Ce n’est pas beaucoup.

L’autre : Pour quelqu’un qui connait tellement bien l’Afrique.

CC : Le contact quand même est resté, il est régulier, j’appelle tous les jours avec WhatsApp. Quand il n’y avait pas de portable, j’appelais sur le fixe tout le temps parce que, à la maison, il y avait le fixe et à la boutique, il y avait le fixe.

L’autre : Ta maman a gardé la boutique à la mort de ton père ?

CC : Non, non, ce sont les garçons.

L’autre : Donc, tu pouvais appeler tes frères ?

CC : Oui.

L’autre : Je me souviens qu’une fois, tu m’as dit que dans les liens que tu as avec l’Afrique, c’est aussi des terrains. Tu as cette préoccupation aussi, d’avoir des terres ou des maisons ?

CC : Une des difficultés quand on vient ici, c’est qu’on réalise très tard que notre vie même, elle est plus ici que là-bas.

L’autre : Et ça, on le réalise très tard ?

CC : On le réalise très, très tard. Après, il y a aussi les influences, la famille veut que tu investisses là-bas parce qu’ils pensent toujours qu’un jour, tu vas venir, que tu as ce projet de retour quand tu prendras ta retraite. Tout ça fait qu’on fait des investissements là-bas. Donc, on oublie de faire des investissements ici et on oublie un peu les enfants. Du coup, moi je n’ai pas acheté ici alors que j’aurais pu.

L’autre : Donc, tu as fait ce choix d’investir en Afrique.

CC : Oui, j’ai choisi de faire dans l’immobilier au Mali et au Sénégal. Mon idée, ce n’était pas d’acheter une maison pour moi et de la faire garder par un gardien ou de faire habiter la famille dedans. Moi, ce que je voulais, c’était acheter des terrains. Avec le temps, ça prend de la valeur et je les vends.

L’autre : Ce sont des affaires, en fait.

CC : Voilà. Deuxième option, c’est d’investir dans quelque chose qui produit, qui peut générer de la valeur ajoutée. Donc, j’ai pensé à faire une station-service. Là, j’ai eu un terrain qui était assez grand. C’était bien placé, au bord du goudron. Donc, j’ai construit le bâtiment, on a mis la cuve. On a fait envoyer d’ici des pompes. Tout le problème, c’était de trouver quelqu’un de confiance et jusqu’au jour où je parle, rien. Maintenant, pour que je ne sois pas dépossédé ou pour qu’il n’y ait pas de problème, j’ai quand même tout fait pour avoir un titre foncier. Comme ça, même si l’État veut réquisitionner, avec un titre foncier, je ne serai pas lésé.

L’autre : Mais l’idée, ce serait de trouver quelqu’un de confiance qui s’occupe de la station-service ?

CC : Ou bien même de la mettre en location ! Parce qu’il y a beaucoup de gens qui le voulaient. Certains demandent mon numéro, m’appellent. Je dis : « Mais qu’est-ce que je peux faire ? Moi, je ne suis pas sur place, je n’ai que des amis, des frères. Normalement, c’est eux qui doivent s’en occuper ». Eux aussi, ils ne prennent pas trop au sérieux ou ils disent : « Moi, je ne fais pas confiance en tel truc ». Finalement, c’est avec les neveux que je suis en train de négocier parce que, avec les frères, ça n’a pas fonctionné. Avec les neveux qui sont jeunes, plus dynamiques, qui ont fait aussi des études d’économie ou qui font des études universitaires, il y en a qui m’ont dit : « Il faut qu’il y ait simplement un acte notarié. Dès qu’il y a un acte notarié, tout est prévu là-dedans et c’est bon. Donc, tu peux donner en location ». J’ai dit : « Dans ce cas, il va falloir que vous vous en occupiez ». Après, il y a eu la maladie…

L’autre : En conclusion, qu’est-ce que tu dirais qui est important à garder de ce que tu as appris de ta famille en Afrique ? Qu’est-ce que tu voudrais transmettre aux enfants que tu considères être un élément important pour vivre ?

CC : Ce qui est beaucoup plus important à mon avis, c’est déjà de faire en sorte que l’enfant puisse bénéficier de l’instruction, d’avoir de l’instruction. Après, voler de ses propres ailes. En tous cas, faire en sorte qu’ils puissent avoir les conditions pour étudier. Pour mes filles, une fois qu’elles ont leur diplôme, elles choisissent leur vie : « Est-ce qu’on va vivre ici ? Est-ce que je vais vivre au Canada, je reste en France ? ».

L’autre : Tout est possible.

CC : Voilà. En tous cas leur laisser le choix et leur donner le maximum de choses, d’éléments concernant mon histoire, ma famille. Parce que souvent ça manque, ça manque aux enfants. Comme moi j’ai fait un peu de recherches, par exemple au niveau de la généalogie, j’ai dit : « Côté paternel de la mère, côté maternel de la mère, j’ai pu remonter jusqu’à telle génération. Dans ces générations, il y en a qui ont vécu dans telle ville. L’histoire migratoire : « Vous êtes soninké, malinké quelque part ». Et puis après qui était mon père, qu’est-ce qu’il faisait, qu’est-ce que les gens pensaient de lui, qu’est-ce qu’il a laissé pour nous, les valeurs qu’il nous a inculquées, etc. Voilà, vous savez tout et si vous avez des questions… ».

L’autre : Et avec ça, vous faites votre propre chemin ! Merci Chérif, infiniment.

  1. Nioro se situe dans la région de Kayes à 241 km au nord-est de la ville de Kayes, à proximité de la frontière mauritanienne (note des éditeurs).
  2. Poste très important à l’époque qui concernait les courriers et les mandats d’argent.
  3. Postes Télégraphes et Téléphones.
  4. Par Décret daté du 29/06/1949. Voir JO de la République Française vendredi 01/07/1949 No 155, p. 6477.
  5. Nara est une ville du Mali, chef-lieu du cercle de Nara, dans la région de Koulikoro, à proximité de la frontière avec la Mauritanie, à plus de 400 km à l’est de Nioro.
  6. ISM Interprétariat est un service national d’interprétariat auprès des personnes migrantes non-francophones. Pour plus d’informations, voir leur site https://ism-interpretariat.fr/
  7. Protection Maternelle et Infantile.

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Entretien avec Yvonne Knibiehler

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