Témoignage

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Quelle espérance pour « Providence », un enfant de la guerre ?


Joëlle DYAN

Joëlle Dayan est Psychologue Clinicienne, psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent spécialisée en périnatalité, parentalité et petite enfance.

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Repéré à https://revuelautre.com/temoignages/quelle-esperance-pour-providence-un-enfant-de-la-guerre/ - Revue L’autre ISSN 2259-4566

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Dans le cadre de la PMI, où j’ai consulté durant six ans, je rencontre une mère exceptionnelle, dans son sens original « hors du commun » et qui restera à jamais gravée dans ma mémoire. Son parcours de vie l’est aussi et je ne sais pas comment j’aurais pu recevoir le récit qui allait m’être délivré si je n’avais déjà ces quelques années d’expérience en tant que psychologue clinicienne et l’âge mûr qui était le mien à ce moment-là.

Orientée par la puéricultrice qui a pesé son bébé, une petite fille alors âgée de huit mois, dans le cadre d’un suivi classique, Madame D. arrive à la consultation psychologique de la PMI du secteur en raison d’une « tristesse » qui l’assombrit lorsqu’elle évoque son fils ainé, Providence. Oui, c’est ainsi qu’il se nomme : Providence, âgé de 10 ans, est le premier enfant de Madame D. Dans la salle d’attente de la PMI, il est décrit comme restant calme, parlant peu, l’air dans le vague. Il ne sera pas présent lors de l’échange qui a eu lieu et que je retranscris partiellement ci-dessous.

Madame D. « rescapée de la vie »

Madame D. s’installe face à moi, son bébé contre elle. Elle a un regard vif et perçant, le sourire qu’elle m’adresse d’emblée vient immédiatement atténuer cette tension qui se dégage d’elle et dont elle semble être consciente. Sa joie d’être à nouveau mère est néanmoins perceptible, elle regarde son bébé, le blottit chaleureusement contre sa poitrine, un peu trop peut-être…

« Elle va bien, elle. C’est un beau bébé… Mais il y a quelque chose dans ma tête qui ne va pas madame. Je crois que je suis occupée, fatiguée dans ma tête, vous voyez… »

« Oui, c’est fatiguant parfois de s’occuper d’un bébé et d’un grand garçon en même temps… », lui rétorquai-je, dans un mouvement visant à soutenir une parole qui paraît advenir douloureusement, bien que son français soit compréhensible.

Son regard se voile immédiatement à l’évocation de son fils aîné.

« J’ai mal à la tête à cause de Providence, il est toujours là à me poser des questions, il ne tient pas en place, je n’arrive pas à m’occuper de lui, parfois je voudrais… L’autre fois, j’étais dans le bus, j’étais perdue Madame… Je voyais que les gens me regardaient bizarrement. Je n’arrivais plus à penser. J’avais oublié ce que je faisais là, où j’allais… ? »

« Depuis quand éprouvez-vous ces sensations ? » me contentais-je de demander.

« C’est Providence Madame, il n’arrête pas de me demander, depuis que sa petite sœur est née : « les copains ils ont un papa et moi il est où mon papa à moi, pourquoi tu ne me parles jamais de mon papa ? »

« Et que pouvez-vous lui dire (ou ne pas lui dire me dis-je alors) au sujet de son papa ? »

« Madame, je viens du Rwanda »

Je pense immédiatement alors au génocide et aux conflits interethniques qui ont déchiré le pays et marqué ma mémoire de jeune fille. Cela avait fait l’objet d’un de mes cours de Paris VII sur les traumatismes, en particulier les traumatismes de guerre.

« Nous vivions auparavant au Zaïre avec ma famille, j’avais à peine 10 ans – l’âge de son fils lorsqu’elle vient me voir – lorsque les militaires sont venus chez moi. Ils ont tué sous mes yeux mon père, ma mère, ainsi qu’une personne de la famille qui vivait avec nous. J’ai vu tout cela, j’avais peur, enfin, je ne sais plus. J’ai dû aller vivre chez un oncle avec mes frères et mes sœurs au Rwanda Burundi où il allait nous héberger… »

Le discours est alors confus et les dates se brouillent lorsqu’elle évoque cette nuit de 2001, quand les militaires sont venus à nouveau : « Je ne savais pas pourquoi ils avaient assassiné mes parents, j’étais petite… quand ils sont revenus cette fois, ils ont assassiné ma tante, laissant ses enfants orphelins », dont elle et ses frères et sœurs s’occuperont par la suite.

« Ils m’ont prise ensuite, j’avais 15 ans, ils m’ont frappée, brûlée sur les jambes là (elle me montre), vous voyez Madame, puis il y en a un, il m’a violée devant tous les autres militaires… ils m’ont laissée comme ça, puis ils sont partis, j’ai dû fuir avec mes frères et sœurs, on a été en Tanzanie dans des camps, des camps de réfugiés… »

Elle raconte ensuite le périple, au péril de sa vie, qui jalonne cette fuite. Layana naîtra quelques années plus tard d’une rencontre sur un bateau qui lui aura permis de fuir sur l’île de Mayotte, juste avant d’arriver ici à Paris.

Je suis encore sous le choc des images qui s’imposent à moi à l’écoute de ce récit lorsque Madame D. poursuit :

« Quand je suis arrivée en Tanzanie, après plusieurs mois dans ce camp, je dois aller à l’hôpital le plus proche car je n’arrive plus à manger, j’ai mal au ventre et je ne me sens pas bien. Là-bas, les docteurs me disent que j’attends un bébé… ».

Elle me fixe alors : « oui, Madame, un bébé, c’était lui, c’était Providence ! Cet enfant, Madame, je ne savais pas que je l’avais, ceux qui ont tué mon oncle, ma tante… Ceux- là qui m’ont frappée, violée, j’ai cru que j’étais morte et le bébé, il vient de celui qui m’a violée, Madame, un enfant de viol qui vient quand même au monde, après des mois à vivre par terre, sans eau, sans rien ! Un enfant comme ça, s’il est né (elle lève les yeux vers le ciel, comme s’adressant à un dieu qui ne l’aura pas épargnée cette fois encore) c’est la providence qui en voulait ainsi : je l’ai donc appelé Providence, je ne voyais pas quel autre prénom lui donner ! »

Assise sur ma chaise, mes oreilles bourdonnent encore, ma tête s’embrume, les mots, les images s’entrechoquent. L’« inouï » de ce qui vient de m’être donné à entendre, au contraire d’une décharge électrique, me fait l’effet d’un gaz anesthésiant. Mes bras se font mous, le rythme de mon cœur se ralentit : comme à chaque fois que je me trouve dans une situation de danger extrême, pour un autre surtout (il en est autrement quand il s’agit de moi : panique, sueurs, etc.), un calme absolu s’installe en moi. Je mesure alors l’espace qui sépare les mots que cette femme me délivre et la réalité vécue à laquelle la vie l’a confrontée. Contrairement à ce qui est parfois le cas lors des récits traumatiques, Madame D. ne cherche pas à me faire éprouver l’effroi qu’elle a subi. Non, je sens chez elle une sorte de combat pour la vie, de « résilience ».

Fonction du récit et traumatisme

« Il faut bien qu’elle en passe par ce récit », me dis-je. Dans toute sa cruauté, crudité même, pour espérer être comprise, entendue, en l’occurrence dans le cas présent, être soulagée, aidée.

En après coup, il me semble que ces réflexions sont l’expression du « clivage » qui s’est opéré en moi à l’écoute du récit de Madame D. Cette sorte « d’évanouissement intérieur », venu comme en miroir à la confusion que je perçois dans ses propos ; n’était-il pas le seul mécanisme de défense contre l’envahissement des affects qu’il m’ait été alors donné à mettre en place, afin de préserver ma propre capacité de penser ?

Comment les mots peuvent-ils à eux seuls restituer l’horreur, l’effroi, le désarroi éprouvés par Madame D. ? Quelles souffrances ne suis-je pas en train de réactiver en suscitant de telles remémorations auxquelles le temps aura permis de faire en partie écran ? Mon sentiment de « culpabilité », exacerbé par la présence de son bébé qui reçoit les échos des paroles de sa mère qui l’allaite ponctuellement, est en effet à la mesure du choc que ce récit a provoqué en moi. Moi qui ai eu une vie si préservée (de ce point de vue tout du moins : je n’ai pas connu la guerre).

Sa petite fille est là en effet, dans ses bras, comme une interface de vie, d’actualité chaleureuse, témoignage et fruit, non pas cette fois de l’horreur et du viol, mais du temps qui lui a néanmoins permis d’arriver jusqu’ici, en France, et d’être devant moi pour raconter tout cela. Sortira-t-elle un jour vraiment de son histoire ? Je me pose cette question au plus profond de mon être, qui fait écho aux questionnements de Madame D. quant à ces moments de « décrochage de la réalité » évoqués au tout début de notre rencontre. Trous de mémoire, maux de tête, absences à soi-même. Je perçois ces symptômes comme les effets du clivage et des mécanismes de défense mis en place par Madame D. afin de survivre au traumatisme. Je tente alors d’en donner un sens qui puisse être compréhensible par Madame D. qui ne parle pas parfaitement le français :

« Quand ça fait trop mal les souvenirs, on peut avoir envie de les oublier… mais Providence, avec ses questions et son comportement difficile, il vous empêche d’oublier. Il vous ramène sans cesse à cette nuit-là… ». Elle me répond : « Oui, je crois des fois que je suis folle, que je perds la tête. Est-ce que tout ça est bien vrai ? Je l’ai vraiment vécu ? Est-ce que je suis folle Madame ? Avec Providence, je sens des fois que je ne le supporte plus, je l’aime, mais j’ai peur, je ne sais pas quoi lui dire. Comment lui expliquer ? »

La consultation arrive bientôt à sa fin. Nos espaces mentaux sont chargés et je crains que toutes ces réminiscences du passé traumatique de Madame ne viennent amoindrir sa capacité à investir ce bébé qui a partagé, sans pouvoir l’éviter, nos échanges. Comme si elle lisait dans mes pensées alors que je lui propose que l’on se revoie avec Providence cette fois, pour essayer de mettre des mots sur ses origines, le contexte de sa naissance, etc. elle me lance avec un sourire rayonnant : « Je l’adore, elle, elle me fait oublier tout ça… Elle c’est le fruit de l’amour, grâce à elle, je crois que je vais guérir ».

Conclusion

Quelle portée ces quelques rendez-vous ont-ils bien pu avoir pour Madame D. ? Cet entretien est une retranscription « condensée » de deux rendez-vous, je n’ai pas décrit ici le parcours périlleux en bateau, à pied, qui l’a conduite jusqu’en France. C’est au cours de cette fuite qu’elle rencontrera celui qui deviendra le père de sa petite fille Layana. Née sur une île française, elle est donc française par son père. La PMI est un lieu qui accueille les familles avec leurs enfants âgés de 0 à 6 ans. Bien que Providence « sorte du champ » (10 ans), j’avais estimé pouvoir lui proposer un rendez-vous pour tenter de reprendre quelque chose de l’indicible de sa vie, de sa naissance.

Afin de préparer ce rendez-vous, j’allais entretemps interroger ma superviseure, qui avait précisément eu à rédiger un article sur « les enfants et la guerre ». Elle me conseilla donc d’expliquer à Providence ce qu’est la guerre et les conséquences qui pouvaient en découler pour sa mère et sa famille.  Il s’agissait de lui expliquer qu’il était issu d’une rencontre « non désirée » en vertu de la violence de la guerre, avec un homme de l’ethnie ennemie. Un père qui était un inconnu pour sa mère et donc de ce fait, pour lui. Un père bourreau dont il était néanmoins la trace… Pour sa mère, il restera le vestige incontournable d’un acte barbare commis par l’assassin de sa famille.

En tant « qu’enfant de la guerre », devenue mère par le fait d’un acte de guerre (le viol des femmes étant prescrit comme modalité de destruction de l’ennemi à sa source : la femme qui donne la vie), j’ai orienté Madame D. vers un centre de prise en charge de polytraumatisés sectorisé. Providence quant à lui est un enfant issu d’une enfant de la guerre, « émanation vivante » d’un acte destiné à donner la mort psychique. Portant en lui les stigmates de ce que l’acte sexuel peut avoir de mortifère lorsqu’il est imposé par la force, de surcroît dans un contexte de guerre, c’est à un travail conjoint et de longue haleine que je me préparais à mener avec cette mère meurtrie. Malheureusement, comme bien souvent dans ces situations de grande précarité sociale, Madame D. étant hébergée par le 115 avec ses enfants, elle dut se déplacer dans une commune à l’opposé du département. Elle ne put jamais revenir me voir pour « ce » rendez-vous avec Providence.

Un an plus tard cependant, je la croisai à l’entrée de la PMI, elle venait d’avoir un autre bébé. Plus tard encore, je ne travaillais plus à la PMI, mais fus informée par l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE) de son département de résidence qu’une commission locale enfance (CLE) serait mise en place au sujet de Providence, qui rencontrait désormais des difficultés à l’école. Je suis restée frustrée par cette impossibilité à continuer l’accompagnement de Madame D. dans sa relation avec son fils, mais aussi avec ce nouveau bébé, témoin de son désarroi. Layana, puis ensuite son dernier enfant, me sont apparus après coup comme d’ultimes « bouées de sauvetage », des enfants réparateurs d’un passé qu’elle a tenté en vain de bannir à jamais ; condition du maintien d’un semblant de vie psychique enrayée par une réalité insupportable et qu’incarne inlassablement Providence (figure et « totem » du trauma adolescent de sa mère).

La rédaction de cet article s’est imposée à moi à la suite dune conférence organisée quelques temps après par lA2ip consacrée au x « enfants de la guerre ». Une opportunité de rendre hommage à cette « rescapée de la vie », de faire acte de témoignage et de mémoire à son égard, elle dont les « trous de mémoire » furent pourtant lun des motifs de consultation invoqués lors de notre premier rendez-vous.