Témoignage

© Emile Hooge - Vaulx-en-Velin-20121007-00166 Source (CC BY 2.0)

Approche transculturelle d’un psychologue dans la cité


Damien LABAS

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Pour citer cet article :

Repéré à https://revuelautre.com/temoignages/approche-transculturelle-dun-psychologue-dans-la-cite/ - Revue L’autre ISSN 2259-4566

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« J’peux pas aller chez l’bout-mara parce que j’ai peur du ciel
J’peux pas aller chez l’psy parce que je suis un mec de tess
J’ai plein d’principes stupides que je dois respecter
Quand on m’demande pourquoi,
j’réponds « parce que c’est comme çà au quartier » »

Dinos – 93 mesures

 

Je suis psychologue dans un Point Accueil Ecoute Jeunes (PAEJ) à Vaulx-en-Velin, en banlieue lyonnaise1. Notre PAEJ est une structure de proximité qui a pour missions l’accueil, l’écoute, le soutien et l’orientation de jeunes en difficulté, âgés de 11 à 25 ans, ainsi que de leurs parents. Ce cadre d’intervention préventif se situe en amont du soin et en facilite l’accès si nécessaire. Il s’adresse à des jeunes « qui se trouvent en situation de vulnérabilité » (Cahier des charges Points Accueil Ecoute Jeune 2017 : 6). La ville de Vaulx-en-Velin est l’une des banlieues les plus défavorisées de France2. Elle a notamment connu des émeutes en octobre 1990 dans le quartier du Mas du Taureau, dans lequel le PAEJ est installé depuis 1999.

Je rencontre les adolescents et jeunes adultes sous forme d’entretiens individuels ou familiaux, et en groupe lors d’actions de prévention. Dans ce contexte, j’accompagne des jeunes présentant diverses problématiques. Le travail en PAEJ requiert de s’adapter aux différentes demandes et non demandes spécifiques de l’adolescence ainsi qu’aux « modalités contemporaines d’expression de la souffrance psychique » (Pavoux 2011 : 42). Il suppose également de prendre en compte les processus de construction identitaire des jeunes en lien avec leurs cultures d’ici et d’ailleurs.

Dans le cadre d’un Diplôme Universitaire « Psychiatrie et compétences transculturelles » (Université Paris V), j’ai souhaité interroger les effets de la culture de cité dans mes entretiens de psychologue. Tout d’abord, je vais définir ce que j’entends par « culture de cité ». Je relaterai ensuite un entretien avec un jeune homme habitant d’une cité. Je discuterai, selon l’approche de la psychiatrie transculturelle, les processus qui permettent de faire alliance avec certains jeunes. Enfin, je conclurai et ouvrirai sur d’autres questions et perspectives.

La culture de cité

Il existerait près de trois cents définitions du mot culture (Moro 1994). J’ai fait le choix d’en retenir une dans le champ de l’anthropologie. Celle ancienne et princeps d’Edward Tylor qui a été le premier à reconnaître l’universalité de la culture dans les groupes humains : « Ensemble complexe qui englobe les connaissances, les croyances, les arts, la morale, les lois, les coutumes et toutes autres capacités et habitudes acquises par l’homme en tant que membre d’une société » (Tylor 1871 : 1).

La « cité » est un terme polysémique faisant référence aux « ensembles plus ou moins grands d’habitations allant de quelques centaines de logements à plusieurs milliers, […] et dont la construction fut planifiée par les pouvoirs publics français dans les années 1960 afin de répondre à une crise du logement. Ils ont été construits en série sous forme de tours (d’une dizaine d’étages) ou de barres s’étirant sur plusieurs centaines de mètres. […]. Sur le plan des représentations, la cité incarne la banlieue, alors même que les territoires où elle s’étend sont bien moins importants que ceux des zones pavillonnaires et des villages historiques qui subsistent souvent » (Giblin 2009 : 117). Depuis les années 1960, les « cités » ont vu leurs populations fortement évoluer. Alors qu’il existait auparavant un mélange des classes sociales dans les cités (classe ouvrière, classe moyenne, travailleurs étrangers), les classes moyennes ont progressivement quitté les cités pour accéder à des logements privés. Aujourd’hui, les habitants des cités sont, pour la plupart, en situation de difficultés sociales et de pauvreté (le critère des ressources par foyer est d’ailleurs le seul critère qui délimite les quartiers recevant le soutien financier du Ministère de la Politique de la Ville). Entre 1996 et 2014, les pouvoirs publics français ont d’ailleurs défini des zones urbaines sensibles (ZUS) comme cibles prioritaires de la politique de la ville, unissant dans le langage commun les cités aux « quartiers sensibles ».

Je pars du postulat qu’il existe en France une culture spécifique dans ce que l’on appelle « les cités ». Cette culture est propre aux habitants des cités ou à ceux qui les fréquentent. Comme le sociologue Marc Hatzfeld le souligne, ils constituent « un ensemble distinct, aussi distinct que d’autres sous-ensembles sociaux, […], une micro-société diverse, complexe, originale, mais disposant d’un espace particulier, d’une histoire propre, d’une culture spécifique aussi, capable de faire, de dire, de penser selon les traits de cette culture originale » (Hatzfeld 2006 : 6-7). D’autres cliniciens, réfléchissant à la prise en compte des cultures dans leurs pratiques évoquent aussi la reconnaissance de cette culture singulière : « Les soignants bien implantés dans les quartiers ont considéré plus pertinent d’évoquer une « culture du quartier », faite d’héritages, de mixité sociale et culturelle et de valeurs développées dans l’entre soi, qu’il s’agissait de comprendre et de maîtriser. […]. La question de la prise en compte de la culture du patient n’aurait ainsi pas à être réduite aux seuls patients étrangers ou d’origine étrangère » (Sicot & Touhami 2015).

La culture de cité est une manière spécifique de vivre, de penser et d’agir de certains habitants des cités, notamment chez les jeunes. Bien que ces manières de vivre puissent être très différentes selon les cités, nous constatons un certain nombre de traits distinctifs invariants.

Premièrement, il existe un véritable langage des cités constitué de mots à l’envers (verlan), de néologismes, d’argots ou encore de mots provenant d’autres langues (cf. Lexik des cités ou L’argot des banlieues). Cette langue, qui peut varier d’une cité à l’autre, permet de se reconnaitre et de se distinguer. Marc Hatzfeld parle du verlan comme « la langue propre des cités […], langue du secret et de l’opacité, mais c’est aussi tout le contraire d’une langue simple ou d’une langue neutre » (Hatzfeld 2006 : 34).

Deuxièmement, sur le plan vestimentaire, on observe des marqueurs spécifiques. Beaucoup de jeunes (et de moins jeunes) habitants des cités portent des survêtements et des baskets de marque. Habituellement les marques choisies sont très onéreuses et récurrentes (Lacoste, Nike Air Max, etc.). Les hommes ont les cheveux coupés courts et ont parfois une casquette. Ils ont souvent une petite pochette en bandoulière. Les filles peuvent adopter ces codes vestimentaires à l’adolescence même si cela ne perdure pas en général. Comme le souligne le chercheur Sébastien Peyrat : « L’habillement autant que le comportement permettent aux jeunes des cités de se reconnaître entre eux et, aussi, d’être identifiés par les gens extérieurs comme faisant partie d’un groupe particulier : celui de la cité. Il est possible de l’observer facilement dans les rues des villes de nos banlieues » (Peyrat 2003 : 60). Il existe d’ailleurs dans les représentations collectives des caricatures sur les « jeunes de cités », que l’on retrouve chez les humoristes (personnage de Toufik chez Elie Semoun) ou dans certains films (Neuilly sa mère, Les Kaïra, etc.).

Troisièmement, on trouve des modes d’expressions artistiques privilégiés dans les cités issues notamment du mouvement culturel américain hip hop : « le Djing (passer des disques, scratcher…), le MCing (rap), la breakdance (danse), et le graffiti » (Giblin 2009 : 206). A cela s’ajoutent d’autres formes artistiques urbaines : le tag, le slam, ou même l’art gymnique Yamakasi. Il est bien sûr réducteur de considérer le rap ou le tag comme uniquement des arts de cités, car des jeunes et artistes issus d’autres catégories sociales ont récupéré ces formes d’expression à leur compte (Hatzfeld 2006). Toutefois, les jeunes des cités se tournent majoritairement vers ces pratiques artistiques (parfois de manière passive, en écoutant du rap par exemple) pour marquer un choix identitaire3.

Quatrièmement, il existe de véritables règles et codes relationnels dans les cités. Ils concernent les manières de vivre ensemble des habitants de chaque cité, manières d’occuper le territoire, de se saluer, de s’adresser la parole, de se séduire, de se faire justice (Peyrat 2003), etc. Ces règles de vie sociale s’ajustent avec la composition des habitants de chaque cité singulière, avec les différences de générations, de cultures ou de religions : « Entre jeunes et vieux comme entre ces groupes dits ethniques porteurs de systèmes de valeurs et d’interprétation du monde différents, les habitants des cités ont improvisé, parfois mis au point et dans les meilleurs cas, lissé des façons de cohabiter en recherchant l’harmonie » (Hatzfeld 2006 : 63).

Rencontre avec Johan4 au PAEJ

Johan a pris rendez-vous par l’intermédiaire de son référent au foyer de jeunes adultes. Il arrive un peu en avance. Ma collègue, qui accueille le public, l’accompagne et le fait patienter dans le salon de l’entretien. Lorsque j’entre dans la pièce, Johan est assis sur un des canapés. Il se lève quand je m’approche de lui. Je lui tends la main et lui dis :

– Bonjour. Damien Labas

– Bonjour. Vous allez bien ?

– Très bien. Merci

Je suis assez surpris de sa question qui me parait inappropriée car nous ne nous connaissons pas. Je m’assois face à lui dans un autre canapé identique. Johan porte un survêtement et des baskets de marque. Ses cheveux sont coupés très courts. Il a la posture particulière et nonchalante, des jeunes de cités. J’entame l’entretien :

– Qu’est-ce qui vous amène au Lieu écoute ?

– C’est mon référent du foyer qui a voulu que je vienne.

– Et pourquoi il a voulu que vous veniez ?

– J’ai des problèmes familiaux et il voudrait que j’en parle…

– Et vous êtes ok avec ça ?

– Pas trop.

Johan semble contraint de venir et assez résistant pour entrer dans les détails de ses problèmes familiaux. Comme avec d’autres, j’aborde des choses plus usuelles  :

– Quel âge vous avez ?

– 20 ans.

– Vous êtes dans ce foyer depuis longtemps ?

– ça va faire quelques mois ouais…

– Et sinon vous êtes de Vaulx-en-Velin ?

– Non. Je suis du quartier X de la ville Y. C’est un quartier qui donne sur le périph.

– Ah oui, je pense voir où est votre quartier.

À ce moment-là, je situe très bien son quartier car je passe devant tous les matins en voiture. Johan habite la cité d’une ville limitrophe qui donne sur le boulevard périphérique. Cela confirme ma première impression qu’il s’agit bien d’un jeune de cité. Je lui demande alors :

– Est-ce que vous avez l’habitude de parler ?

– Non. Je parle pas de moi !

– On ne parle pas de soi dans les quartiers.

– Ouais c’est clair.

– On ne parle pas de ses problèmes.

– Normal. Chacun ses problèmes.

– Faut montrer qu’on est fort et qu’on n’est pas entre guillemet une mouille5.

– Ouais c’est comme ça dans les quartiers.

– Et donc on va pas voir de psy ?

– Moi je voulais pas venir.

– Alors pourquoi vous venez ?

– C’est mon référent qui me prend la tête depuis plusieurs mois.

– Vous avez déjà rencontré un psychologue ?

– Non jamais. Les psys, mes potes ils me disent que c’est pour les fous.

– Vous pensez que vous êtes fou ?

– Non. Sinon je serais pas venu.

– Vous avez imaginé que c’était comment un psychologue ?

– J’sais pas. C’est une personne qui parle pas et qui prend des notes.

– Vous savez ici, on n’est pas des psychologues pour les fous. Les psychologues pour les fous, ils travaillent à l’hôpital. Nous, on est un point écoute pour les ados et les jeunes adultes qui ont des difficultés. Et des difficultés, tout le monde en a. On fait de la prévention. Ça veut dire qu’on essaie d’éviter que les difficultés augmentent. On écoute mais on parle aussi.

– Ouais je m’attendais pas à ça …

– Les préjugés c’est souvent quand on ne connaît pas ou qu’on généralise. D’ailleurs il y a aussi des préjugés sur les jeunes de cités, c’est tous des racailles, non ?

– Ouais ça c’est vrai. Les gens y croient qu’on est tous des cailleras (racaille).

Johan semble plus à l’aise. Il associe facilement et commence à parler spontanément.

– Alors c’est quoi vos difficultés à vous ?

– Je pète des câbles souvent. Là ça va un peu mieux. Je me suis calmé depuis quelque temps mais des fois je fais n’importe quoi.

– Comment ça ?

– Je peux tout péter. Au foyer, les premiers jours je me suis tapé (bagarré) avec quelqu’un.

– Et c’est quoi qui vous fait péter des câbles ?

– J’sais pas moi. N’importe quoi. Un regard de travers. Une embrouille dans le quartier.

– Et ça arrive souvent ?

– Ça dépend des jours.

– Vous pourriez me donner un exemple récent ?

– Ouais j’sais pas. (réfléchit). Y’a pas longtemps, on était avec mes srabs (amis) dans un centre commercial et on a croisé une autre bande. Y’a un mec qui m’a regardé de travers et j’sais pas mais j’ai entendu « Nique ta mère ». Je l’ai attrapé et je l’ai défoncé. Je l’ai traîné par terre. Quand on parle sur ma mère, je me contrôle plus…

A la suite de l’entretien Johan va évoquer ses difficultés familiales très importantes. Ses parents sont séparés. Il s’est fait « virer » de chez sa mère. Son père a fait de la prison. Il a trouvé un foyer pour jeunes adultes depuis quelques mois mais il revient souvent dans son quartier. Il a lui-même des problèmes avec la justice et est actuellement en sursis. Je lui rappelle mon objectif de prévention et lui propose de réfléchir à des stratégies pour éviter de se retrouver dans de nouvelles difficultés :

– Il semblerait mieux d’éviter d’aller dans ce centre commercial ?

– Oui mais on y va souvent avec des potes.

– Et pourquoi vous fréquentez ces potes ?

– C’est des potes de mon quartier. Je les connais depuis toujours. Parfois ils viennent me chercher pour faire des coups. Si je les esquive (évite), ils vont me tailler (critiquer).

– Qu’est-ce que vous pourriez leur dire pour ne pas y aller ?

– J’sais pas moi : « va te faire enculer, j’ai des choses à faire ».

– Vous pourriez aussi leur dire entre guillemets « je suis déjà en sursis et tu veux m’amener dans d’autres galères ».

– Ouais mais ils lâchent rien les pélos (mecs). Ils vont dire que je suis une mouille (tapette).

– Et pourquoi vous leur répondez pas entre guillemets « Je suis une mouille moi ? Viens je te règle tout de suite et on va voir qui c’est la mouille ». Vous vous énervez et leur montrez que vous êtes prêt à vous battre.

– Ouais c’est clair, dans les quartiers faut montrer qu’on est plus dingues que les autres.

Johan est surpris de ce petit psychodrame improvisé où je lui propose des possibilités de réponses avec les codes relationnels de la cité. A la fin de l’entretien, il me dira :

– Monsieur vous êtes un bon. Franchement, j’étais venu pour faire plaisir à mon référent et j’étais sûr de jamais revenir, mais là j’ai changé d’avis…

Discussion

Je propose ici de discuter les effets de la culture de cité et d’analyser, selon l’approche de la psychiatrie transculturelle, ce qui a permis de faire alliance avec ce jeune. J’entends par « alliance » le processus par lequel une personne se sent suffisamment en confiance avec un professionnel pour se confier à lui. Cette notion me semble s’adapter à d’autres champs que celui de la psychothérapie pour lequel on utilise les termes « d’alliance thérapeutique ».

La psychiatrie transculturelle (Nathan, Moro) est une approche issue de l’ethnopsychiatrie (Devereux) qui défend une position de recherche et d’analyse complémentaire, et non simultanée, entre différentes sciences sociales et médicales (anthropologie, psychanalyse, psychiatrie, etc.). Elle a pour objectif de comprendre l’interaction universelle entre la subjectivité d’un sujet et ses cultures d’appartenance, tout en prenant en compte les effets d’interactions de la subjectivité et des cultures d’appartenance du chercheur ou du praticien.

Mon premier échange avec Johan commence par une réaction défensive de sa part. Alors que je lui dis bonjour en me présentant, il me répond « Bonjour, vous allez bien ? ». Sa réponse semble le dépasser. J’entends d’emblée qu’il n’est pas à l’aise de rencontrer un psychologue. Je ressens sa difficulté à être dans cette situation d’entretien, potentiellement angoissante. Il s’attend à être questionné sur ce qui ne va pas chez lui et renverse les rôles.

Johan me montre, sans équivoque, son affiliation à la culture de cité (vêtements, posture, langage). J’ai l’habitude de rencontrer des jeunes de cette culture au PAEJ. Je suis donc plutôt à l’aise avec lui et dans une attitude d’ouverture bienveillante. Cela renvoi à la notion de « contre transfert culturel » (Moro 1994) qui concerne « la manière dont le thérapeute se positionne intérieurement par rapport à l’altérité du patient (ses manières de dire, de faire, de penser sa maladie, etc., culturellement codés) […] Le contre-transfert culturel est donc lié à l’histoire personnelle du thérapeute, à son âge, son sexe, son identité professionnelle, son appartenance culturelle et sociale » (Rouchon 2007 : 86). Pour ma part, j’ai grandi dans une ville de banlieue lyonnaise et fréquenté des jeunes qui avaient une culture de cité pendant de nombreuses années. J’en ai appris le langage, les expressions et les codes relationnels. Dans mon cursus, j’ai continué à avoir d’autres expériences cliniques (et théoriques) avec ce public. J’ai ensuite intégré une équipe de psychologues dans un PAEJ qui se situe au cœur d’une cité. J’ai continué d’apprendre la culture de cité avec les adolescents et les jeunes adultes rencontrés. Au sein de notre équipe, j’ai aussi développé une manière d’accueillir et de travailler avec des jeunes de cité, qui tente d’emblée de lever certains préjugés.

Ainsi, dès le début de cet entretien, l’enjeu est de pouvoir aider Johan à lever ses résistances (culturelles) pour faire émerger une alliance. Je lui demande alors s’il a l’habitude de parler : « La culture peut en effet intervenir à différents niveaux pour influencer l’état de santé : en produisant des obstacles communicationnels entre les patients et les professionnels » (Sicot & Touhami 2015). Johan me dit effectivement qu’il n’a pas l’habitude de parler de lui, de sa vie intime, « de ses difficultés ». J’inscris cela dans son référentiel culturel (comme des règles implicites dans la cité). Les problèmes intimes ne se partagent pas avec les pairs, sinon le risque est d’être vu comme quelqu’un de faible. On évite donc de dire que l’on va mal ou que l’on ressent des choses difficiles. On se montre fort. D’ailleurs certains jeunes de cité se saluent en se disant « Bien ou bien ? ». Ce qui est une façon de remplacer le « ça va ? » conventionnel par une expression culturelle ne donnant pas la possibilité de répondre que l’on va mal.  On répond forcément « Bien ». Dans les cités, on se montre fort de la même manière que l’on se montre riche (vêtements de marques, voitures onéreuses). De plus, on ne parle pas de tout en raison des trafics illicites (règle de l’omerta). Comme le résume le rappeur Dinos dans son titre 93 mesures « J’peux pas aller chez l’psy parce que je suis un mec de tess » (tess = cité). Ainsi, on comprend les résistances de Johan à venir voir un psychologue. Le compromis qu’il semble avoir trouvé est que la demande est portée par son référent et qu’il est sous contrainte (risque d’exclusion de son foyer). Ce qui correspond à la situation de beaucoup de jeunes de cités qui sont sous obligation judiciaire pour rencontrer des psychologues.

Je propose ensuite à Johan de discuter, dans son champ culturel, de la notion de folie. Comme la plupart des jeunes que nous rencontrons, Johan pense que « les psychologues c’est pour les fous ». La culture de cité, comme toute autre culture, définit aussi le rapport à la maladie et les frontières entre normal et anormal (Devereux 1956). Les habitants des cités ont leurs propres repères de comportements adaptés et inadaptés. A Vaulx-en-Velin, les jeunes disent de quelqu’un qui est « fou », qu’il « a collé ». Beaucoup de jeunes emploient d’ailleurs et souvent le mot « normal » dans nos entretiens, comme pour nous signifier qu’ils le sont. Pourtant bien que certaines attitudes soient considérées comme « normales », elles peuvent être perçues comme inadaptées à l’extérieur de la cité. La délinquance pourrait en être une illustration. Il s’agirait d’un comportement pathologique adaptatif dans les cités qui correspond aux « normes d’anormalité […] qui nous sont fournis pour ainsi dire prêt-à-porter par la culture à laquelle on appartient » (Laplantine 2002 : 30). Nous discutons alors des psychologues. J’explique à Johan mon cadre d’intervention en PAEJ (différent de l’hôpital). J’évoque aussi les préjugés qu’il y a sur les jeunes de cités. Nos échanges de représentations le rassurent, contiennent ses angoisses et permettent de commencer un travail sur sa problématique singulière : « L’outil anthropologique permet de poser et d’explorer la cadre de la relation et de co-construire avec le patient des sens culturels sur lesquels viendront s’arrimer des sens individuels » (Moro 2004 : 160).

Johan finit par être en confiance avec moi. Il me parle sans retenue de ses difficultés. Il « pète des câbles souvent ». Il évoque les situations qui déclenchent cette violence, les « regards de travers » et sa mère. Cette dernière l’a « viré » de chez elle. Ils se sont disputés suite à ses problèmes avec la justice. Il ne lui parle plus depuis plusieurs semaines. Son père, lui, a fait de la prison et est peu présent. Johan semble avoir été dans un environnement familial carencé, voire traumatique, qui a potentiellement engendré chez lui des troubles du comportement. Depuis l’adolescence, il a même basculé dans des comportements délinquants. Pour autant, je lui signifie que je ne le regarde pas comme une « racaille », mais bien comme un jeune « normal » qui a des difficultés. Comme le dit Daniel Derivois, Johan est d’abord un adolescent « victime délinquant » (Derivois 2010). Il tente de traverser certains enjeux pubertaires inhérents à son âge en s’appuyant fortement sur ses groupes de pairs. On suppose d’ailleurs que cet étayement important renforce son sentiment de toute puissance, tout en maintenant une dépendance : « D’autres se présentent avec un appui excessif sur un groupe d’affiliation qui propose un appui passager mais qui ne permet pas l’élaboration adolescente car il organise un évitement du deuil par l’illusion groupale. Ces adolescents sont les plus nombreux au point écoute et ils provoquent bien sûr des réactions fortes dans les familles et dans les institutions qu’ils traversent » (Dessez P. Second-Pozo A. De la Vaissière H. 2007 :153).

Nous cherchons alors ensemble, dans le même référentiel culturel, des moyens pour éviter les déclencheurs (réactivation traumatique) de ses troubles du comportements. Je lui propose des manières de réagir et de parler dans les situations qui le font sortir de sa  « fenêtre de tolérance » (Siegel 1999).  Ainsi, je fais référence aux règles et au langage de la cité. Mais je reste vigilant à garder une certaine distance, pour ne pas donner l’impression à Johan que je suis identique et « coller » à lui. Notamment, j’utilise une manière singulière de parler le langage de la cité. Au lieu de le parler directement, j’ouvre les guillemets. Par exemple, je ne dis pas « on pourrait penser que tu es une mouille (tapette) » mais « on pourrait penser que tu es entre guillemets une mouille  ». Ce qui me semble être un compromis entre le risque d’être perçu comme identique et celui de ne pas utiliser le langage des cités comme levier. Je me réfère d’une part à ce que rapporte David Lepoutre sur William White dans son livre Street corner society (1943) : « White expliquait qu’il renonça rapidement à parler argot avec les membres de la bande des Nortons, sur les conseils opportuns de leur chef Doc. Les jeunes n’attendaient pas de lui qu’il les imitât et se comportât comme eux, mais l’appréciait au contraire pour ce qu’il était, c’est-à-dire un adulte, étudiant, membre de la classe moyenne, participant activement à leur vie quotidienne sans pour autant s’identifier à leur mode d’existence » (Lepoutre 1997 : 157). D’autre part, je reprends Devereux qui a décrit trois types de thérapies en ethnopsychiatrie, dont la thérapie interculturelle : « bien que le patient et le thérapeute n’appartiennent pas à la même culture, le thérapeute connaît bien la culture de l’ethnie du patient et l’utilise comme levier thérapeutique » (Devereux 1978 : 11). Ceci fait allusion à la célèbre psychothérapie expérimentée par Devereux avec Jimmy Picard (Indien des Plaines) avec lequel il utilisa des leviers culturels (culture wolf) dans la cure psychanalytique (Devereux 1969).

Conclusion

Dans l’approche de la psychiatrie transculturelle, il faut chercher ce qui fait sens chez le sujet au travers de ses représentations : « Toute culture définit des catégories qui permettent de lire le monde et de donner sens aux évènements […]. Se représenter, c’est « tailler » dans le réel, c’est choisir des catégories communes pour percevoir le monde de manière ordonnée. Ces mondes fondent la pertinence des représentations pour un groupe donné » (Moro et Baubet 2003 : 182).

Je soutiens que l’utilisation de la culture de cité, comme tout autre culture, favorise avec les jeunes une alliance et des leviers culturels ; ce que défend l’approche transculturelle dans d’autres domaines (soin, éducatif, scolaire, etc.).

Il me semble donc nécessaire lorsque l’on travaille avec des habitants des cités d’être suffisamment sensibilisé à leur culture pour pouvoir prendre en compte leurs résistances et leurs potentialités. Ceci pose la question de pouvoir se former ou de travailler avec un interprète de langue et de culture de cité, comme avec d’autres cultures. Pourquoi cela n’existe pas dans nos formations ou dans les dispositifs transculturels ?

Concernant les dispositifs, je fais le constat que beaucoup d’entre eux ne sont pas adaptés aux jeunes de cités. Nous restons encore trop sur les modèles de la psychiatrie conventionnelle où la personne doit être en demande… Malgré les obligations judiciaires, il reste très difficile de mobiliser un jeune de cité pour toutes les raisons culturelles évoquées au travers de la situation de Johan.

Au PAEJ de Vaulx-en-Velin, nous continuons avec nos partenaires de faire évoluer nos pratiques et répondre aux besoins des jeunes les plus vulnérables. Nous avons développé depuis de nombreuses années une pratique de « l’aller-vers », en se rendant dans les établissements scolaires, les centres sociaux, ou d’autres lieux de vie des jeunes et des familles.

De manière générale, je pense que les PAEJ sont des dispositifs à soutenir et à développer en France. Leur cadre d’intervention préventif, leur souplesse d’accueil, ainsi que leur implantation, pour certains dans les quartiers populaires, permettent de s’adapter aux résistances et aux problématiques des jeunes et des familles. Ils répondent ainsi à de nombreux besoins et permettent à beaucoup d’adolescents ou de jeunes adultes de trouver un lieu confidentiel et des personnes ressources.

  1. Lieu Ecoute (Association Ecouter & Prévenir).
  2. Commune la plus pauvre du Rhône en 2012 selon Pierre Falga (2015).
  3. En 2015, Vaulx-en-Velin a accueilli sa première biennale des cultures urbaines.
  4. La prise de note a été réalisée après l’entretien. Certains éléments ont été modifiés pour préserver la confidentialité.
  5. Expression dans les cités de Vaulx-en-Velin pour dire « tapette »