Témoignage
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Nostalgérie
Mathilde PAUL-SALÈS
Mathilde Paul-Salès est psychologue clinicienne au Centre Hospitalier d’Abbeville.
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Je suis petite-fille de pieds-noirs d’Algérie. Ma mère, née en Décembre 1962, est une enfant de l’exil, de ceux que les pieds-noirs nomment « patos », terme qui proviendrait de l’espagnol « pato ». El pato, c’est le canard. De là à le qualifier de « vilain », il n’y a qu’un pas et il est vite franchi pour un pied-noir « né là-bas ». Ma mère me disait : « Je suis une patos, née ici, en France », avant de se retourner vainement contre ses parents : « Tu sais, c’étaient des connards de pieds-noirs ». Ce retournement-là, je l’ai souvent entendu dans la bouche de la seconde génération : c’étaient des connards de pieds-noirs, des racistes, heureusement qu’aujourd’hui l’Algérie est libre et aux algériens, et surtout, surtout n’en parlons plus.
Heureusement, les silenciations traumatiques m’ont toujours donné l’envie de parler et plus tard, ayant eu connaissance un peu par hasard du lieu de naissance de ma grand-mère, je la questionnai : « Mais mamie, tu es algérienne ? ». Algérienne, ça sonnait un peu comme « libertarienne » à mes oreilles d’adolescente. Rien à voir manifestement avec ce que ma grand-mère y entendait, et elle se tourna vers moi, le regard étincelant, avant de me crier : « Je suis française ! ». Car il fallait le crier, ce n’était pas une évidence. Georges Pompidou disait que les pieds-noirs étaient « en vacances ». Alors d’où venaient-ils ? On est en vacances là d’où l’on ne vient pas. Mon grand-père, qui avait quitté l’école à 12 ans pour travailler à l’exploitation agricole paternelle, n’avait sans doute jamais entendu Georges Pompidou parler des pieds-noirs en vacances, mais lorsqu’un des lapins qu’il élevait pour leur viande disparaissait mystérieusement de son clapier et que nous lui demandions ce qu’il était devenu, il répondait : « il est parti en vacances ! ». Éternelles vacances que celles de mon grand-père, né à Sétif, mort et enterré ici, en France. Sa mère, elle, dormira pour toujours de l’autre côté de la Méditerranée.
Ouvrier agricole non rémunéré sur l’exploitation de son père, un authentique colon celui-là, mon grand-père a parlé l’arabe dialectal durant plus de 30 ans. Ma grand-mère, elle, enseignait le français en arabe dans ce village du Sétifois où ils avaient pris racine. Sur la photo de classe, cinq ou six enfants très bruns, tous des garçons, et ma grand-mère derrière, moins brune. Un instantané de l’oppression : la femme blanche qui transmet les soi-disant Lumières de la mère-patrie à des gamins kabyles hébétés. Sauf que la famille de ma grand-mère fut en grande partie naturalisée française par décret en 1889. Italiens, miséreux, ils débarquèrent en Algérie durant la seconde moitié du XIXe car, paraît-il, on y faisait fortune. Son grand-père, Giuseppe, était mineur, et son père, cheminot. Les femmes ne travaillaient pas. Et quand ce fut pour ma grand-mère l’heure des « vacances » en France, l’État considéra qu’enseigner à des petits kabyles, ce n’était pas tout à fait comme enseigner à des petits français. On la parachuta dans un collège du Sud-Ouest, comme bibliothécaire.
Car la droitisation des pieds-noirs, ça se fabrique aussi. Ça se fabrique avec plus d’un siècle de colonisation, mais aussi en les faisant s’entasser sur des bateaux (de croisière, sans doute ?) avant de déclarer, à leur arrivée sur le sol français : « Que les pieds-noirs aillent se réadapter ailleurs, qu’ils quittent Marseille en vitesse ». Comment, pour le maire socialiste Gaston Defferre, accueillir autrement ces gros colons esclavagistes ? Car c’est bien connu, un riche colon de retour sur le sol français choisit toujours une soute de bateau bondée pour traverser la Méditerranée.
Chez les pieds-noirs, on dit qu’ « on est partis une main devant, une main derrière », et avec l’accent je vous prie. Mais d’ailleurs, qu’est-ce que c’est que ce pataouète mâtiné d’arabe et d’espagnol ? Qu’est-ce que c’est que ces visages un peu trop bruns, ces cheveux un peu trop bouclés ? Et puis, quel français de France mangerait du couscous tous les dimanches ? Car oui, aujourd’hui, avec ma tête qui pourrait passer pour « française de France », je dois vous le dire : j’ai trop mangé de couscous. J’ai fait une overdose à force de dimanches chez mes grands-parents. Une overdose de couscous au lait à la manière chaouie, tant il est vrai que les différentes communautés n’échangeaient jamais.
Ce sont les voisins de mes grands-parents, indigènes de notre belle République, qui leur ont sauvé la vie. Ils les prévenaient des descentes de l’ALN et ce sont eux qui leur ont dit qu’il fallait partir. Mais c’est un ouvrier algérien qui a sauté sur la mine posée par l’ALN dans le champ que mon grand-père n’avait pas fini de labourer. C’est l’un des voisins algériens qui fut égorgé car soupçonné de sympathies pro-françaises. C’est aussi le cousin de ma grand-mère et sa fille tout juste adolescente qui, descendant à la ville, furent assassinés et sans doute jetés dans un fossé, comme le furent les corps de centaines de milliers d’algériens par l’armée française. C’est le frère de mon grand-père, Julien, qui décompensa une schizophrénie paranoïde après avoir entendu les soldats français torturer à mort des civils algériens. Où sont-ils, aujourd’hui, tous ces corps assassinés ? Et y avait-il beaucoup de ces fameux « gros colons » dans les charniers ?
Il y a quelques années, je me suis retrouvée, un peu par hasard (mais y a-t-il vraiment de hasards dans cette affaire ?), à mettre en scène une pièce de théâtre intitulée Le Bouc de Fassbinder avec un ami chartrain, authentique français de France. Dans sa famille à lui, les dimanches, on ne mangeait pas de couscous mais on crachait sa haine sur l’arabe du coin. Cette famille-là, elle était pauvre : une mère caissière et un père ouvrier à l’usine, en invalidité à force d’avoir usé son corps à la chaîne de montage. On était pauvre mais s’identifier à l’arabe du coin, pauvre aussi, ça on ne pouvait pas. Plutôt que de se retourner contre les puissants, ceux qui oppriment, on préférait se retourner contre plus opprimé que soi, et c’est exactement cela que raconte la pièce de Fassbinder : des prolétaires est-allemands qui voient débarquer un grec dans leur village où ils s’ennuient à crever, et qui finissent par le lyncher. À la fin de la pièce, Yorgos le grec, apprenant qu’il va se retrouver avec un turc pour collègue, préfère à son tour opprimer l’opprimé, le turc, le plus étranger que lui.
Cette pièce a éclairé sous un jour nouveau le « je suis française ! » de ma grand-mère. « Je suis française ! », oui, du moins plus que le voisin algérien, et moins que le français de France.
Comme le disait Jules Ferry, dont peu connaissent le passif d’anti-communard et d’artisan de la colonisation algérienne, « il serait imprudent de se montrer exigeant sur la qualité là où on a besoin de la quantité ». Il parlait là du « recrutement » des premiers colons d’Algérie, des méditerranéens à la blanchité douteuse pour presque la moitié d’entre eux. C’est en hiérarchisant les communautés qu’on crée la haine, et une fois qu’on l’a créée, alors vient le temps de la folie. Mon grand-oncle Julien, artiste peintre de son état, est devenu fou pendant cette sale guerre, en entendant les soldats français torturer ses voisins algériens dans la petite caserne du Sétifois où il projetait des films. Quelle solution, à part la folie ? Car si c’est mon frère que l’on torture là-bas, qui suis-je, moi ? Ma soi-disant identité française suffira-t-elle à me protéger des bourreaux ? D’ailleurs, que dire de ces bourreaux appelés en Algérie pour y faire une guerre qui ne disait pas son nom ? On a beaucoup parlé des orphelins de la Première Guerre Mondiale, orphelins de pères morts ou murés dans leur silence traumatique. On parle moins des enfants et petits-enfants des appelés d’Algérie, eux aussi murés dans le silence, bourreaux et victimes à la fois, mauvaise conscience de notre belle République.
L’idée de parler des mémoires traumatiques de la Guerre d’Algérie est venue lors d’une séance de supervision. J’y avais évoqué un patient que nous appellerons M. S., qui, un soir, m’avait lâché sans préambule que son père avait brûlées vives des femmes algériennes durant la guerre. La violence de cette image, que je ne peux qualifier de récit, m’était parvenue telle quelle, à travers les mots de mon patient, et m’avait laissé sidérée, entre deux rives, perdue au beau milieu de la Méditerranée. Ma superviseure m’avait alors proposé de participer à un colloque en Algérie pour y parler de l’histoire de ce patient. J’y ai longuement réfléchi car l’idée de traverser (ou retraverser ?) la Méditerranée m’était déjà venue, mais j’y avais jusque-là toujours renoncé. Trop dur, pas assez pensé, réfléchi, analysé, et puis mes grands-parents n’y étaient jamais retournés, eux. Cette fois-ci, je me suis dit qu’il était temps, et que si nous voulions parler mémoire, il fallait tenter de parler de toutes les mémoires. J’avais donc proposé à ma collègue et amie Orlane Yendjadj de participer au colloque avec moi. Dans mon esprit, il ne faisait aucun doute que notre proposition serait acceptée avec enthousiasme : une petite fille de pieds-noirs et une petite-fille de harkis en Algérie pour parler de mémoires traumatiques avec des algériens, ça sonnait bien, presque comme un début de réconciliation. Ce que j’avais oublié (refoulé ou forclos ?), c’est que les fils et petits-fils de harkis étaient encore persona non grata en Algérie. Que parler aussi de guerre civile pour qualifier la guerre d’indépendance, c’était impensable. Que si les pieds-noirs qualifiaient de « vilains petits canards », « patos » leurs enfants nés en France, sur les deux rives de la Méditerranée on qualifiait encore les harkis de « traîtres ». Et ce, malgré le livre d’Alice Zeniter « L’art de perdre », qui raconte comment on se retrouvait harki à force d’être pris entre le marteau de l’armée française et l’enclume de l’ALN. Je ne sais pas encore si j’irai en Algérie. Peut-on y parler de ces mémoires-là, que nous voulions au départ nommer « mémoires de la honte » ? Je l’espère, je veux y croire, mais la question reste ouverte.
En tout cas, M. S. (mon patient) ayant eu pour père un appelé tortionnaire, a tout de suite accepté que je vous parle de lui. M. S., la cinquantaine, est arrivé en thérapie après deux tentatives de suicide manquées et une hospitalisation en psychiatrie. Suite à son licenciement, il était allé d’abord se jeter dans la mer : pas la Méditerranée, mais la Manche. Il fut rattrapé in extremis par deux passants. Imperturbable, M. S. reprit sa voiture pour cette fois tenter de se jeter d’un pont où il fut, encore une fois, arrêté au dernier moment par un automobiliste qui passait par là. Lorsque je l’ai rencontré, il prévoyait de mettre fin à ses jours lors de la date anniversaire de son licenciement qui était également le jour de mon anniversaire. Par les heureux hasards du transfert, je fus donc la quatrième personne à empêcher le suicide de M. S. car, dès notre première rencontre, je lui avais déclaré : « M.S., il est absolument hors de question que vous vous suicidiez pour mon anniversaire ».
Mon anniversaire est passé, M. S. ne s’est pas suicidé et il va mieux. Que voulait-il faire disparaître dans l’eau de la Manche ? Quelque chose qui, selon lui, n’était plus un homme. Car un homme, ça travaille et ça subvient aux besoins de sa famille, sinon ça n’est plus rien. Je me demandais quel père il avait eu pour avoir introjecté une telle vision du masculin ; je fus sidérée par sa réponse.
Le père de M. S. était lui-même orphelin de père. Son père à lui, le grand-père de mon patient, était mort durant une autre guerre, la seconde, dans des circonstances qui ne furent jamais parlées. Né en 1940, le père de M.S. fut appelé en Algérie en 58, à la fin de la sale guerre, après le fameux « Je vous ai compris » du Général de Gaulle. Qu’avait-il compris celui-là, qui parlait d’auto-détermination du peuple algérien tout en envoyant les appelés torturer civils et militants dans les montagnes et les campagnes ? M.S. racontait donc, avec cette désaffectation typique du discours traumatique, que son père lui avait toujours dit, même enfant, qu’il brûlait vives des femmes algériennes et que certaines, pour se prémunir des viols perpétrés par les soldats français, cachaient dans leurs vagins des lames de rasoir. Qu’à chaque versement de sa solde d’ancien combattant, « ça » revenait, encore et toujours, l’Algérie et ses horreurs. Et lorsque je lui ai demandé, sidérée moi-même, qu’est-ce qu’il aurait fait, lui, à la place de son père, M. S. m’a répondu : « Je n’aurais pas eu le courage ».
Je ne crois pas avoir pu interpréter quoi que ce soit après ce « je n’aurais pas eu le courage ». C’est plus tard que j’ai entendu (et non pas compris) qu’être un homme pour M.S., c’était ça aussi : avoir un travail, nourrir sa famille, aller à l’église le dimanche (car M.S. est catholique pratiquant) et avoir le courage d’assassiner des femmes algériennes. Introjection folle de ce père tortionnaire, tentative d’identification déjà toujours avortée, impossible symbolisation de ce dire indicible, et mon contre-transfert là-dessus : la mémoire de mon grand-oncle rendu fou par les cris des torturés algériens et la culpabilité d’avoir eu cet arrière grand-père colon. Car si la réponse de M.S. était folle, ma question l’était aussi. Pourquoi lui avoir demandé ce qu’il aurait fait, lui, à la place de son père ? J’aurais dû, je le sais, tenter d’affecter ce dire-là, exprimer l’horreur que je ressentais. La résonance avec mon histoire familiale me l’a interdit et je n’ai pu que poser cette drôle de question qui le mettait en quelque sorte en concurrence avec son père tortionnaire, à sa place : « Qu’est-ce que vous auriez fait, vous ? ». Je l’ai précipité dans cette scène d’horreur parce que j’y étais aussi, entre les deux rives de la Méditerranée, entre l’appelé qui torture et la femme algérienne torturée. J’y étais, et j’ai tenté de m’assurer que lui n’aurait pas fait ça, et que moi je ne me retrouverai jamais à cette place-là. Je crois a posteriori que j’ai voulu sauver un contre-transfert positif. J’aurais voulu qu’il condamne ces actes-là pour continuer à l’investir et à le soigner, alors qu’il en était incapable. Car comment attaquer un tel père ? Nos deux introjections folles sont alors entrées en collusion : de mon côté, la schizophrénie de mon grand-oncle pied-noir, du sien la folie meurtrière de son père, biberonné à la propagande militaire française.