Témoignage
Chroniques de Syrie, 2013
Maryvonne BARGUES
Maryvonne BARGUES est psychiatre et travaille depuis plusieurs années avec Médecins Sans Frontières, 8 rue Saint-Sabin, 75011 Paris. Elle a réalisé de nombreuses missions dans différents pays. Du terrain, elle fait profiter proches et collègues de fragments des carnets qu’elle tient régulièrement.
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Ils sont 25 Syriens là…
Et quinze ou trente ailleurs, disséminés et logés où ils peuvent. Ces 25 là, juste sortis de l’adolescence, je les connais, ils ont tous été touchés ou transpercés par les missiles, les obus ou autres armes lourdes qui écrasent les corps et bouleversent les esprits. Ils sont pour la plupart paralysés, amputés, tous mal en point. Ils sont cinq ou six par pièce. Chaque pièce est transformée en petite place publique avec une partie de la famille en garde-malade, le linge étendu partout, le vieux réchaud en quincaille pour le thé. Les corps abîmés et douloureux se cachent sous des lambeaux de tissu. Et dans ces pièces sombres les voix rassemblent leurs énergies et trouvent l’humour qui seul peut contrebalancer les horreurs vécues.
Ces voix évoquent aussi la liste longue, très longue de tous les amis, cousins frères sœurs ou autres qui ne se sont pas relevés. Les bombardements se veulent fatals, ces 25 sont des survivants qui ont assisté à tout ça.
Entre eux ils déjouent en parlant fort, l’inertie et l’oisiveté imposées.
Ils s’élèvent en symbole de leur lutte pour « la liberté » mais quand ils me parlent sans témoin c’est la perte, et leur immense chagrin qui se dit.
La vie a aussi basculé pour ces milliers de Syriens déplacés, juste un peu plus loin, répartis en camps de 12 ou 15000, ou plus.
Il y a quelques mois, ils avaient une maison, un travail, les enfants allaient à l’école. Ils sont maintenant (pour combien de temps ?), sous des tentes dans le froid, serrant les enfants dans leurs bras pour les réchauffer et se réchauffer, et quand la pluie radoucit la température, la boue trace de grands traits bruns sur eux et sur leur horizon. En quelques semaines ils sont en haillons, destitués de tout ce qu’ils étaient, livrés au désespoir et à l’impuissance.
Ils n’ont nulle part où aller, leur maison est en ruine, leur quartier aussi, sous les gravats, quelques insignes de leur vie sont réduits en poussière. Ils ne reviendront sans doute plus, ils sont maintenant nez à nez avec le « rien » du « rien » à partir duquel, il leur est demandé de reconstruire un futur, de retrouver du désir de retrouver de la vie…
Dans un village voisin souvent bombardé, les enfants ont épinglé leur peur et l’ont dotée d’une comptine qui commence ainsi :
Quand passent les avions
Sortons de la maison…
« Dans le tunnel le diable qui me poursuit devient mon ami, puis mon ami se transforme en diable… »
me dit F. racontant le cauchemar qu’il fait à répétition. Ce cauchemar est une parodie de son combat. Il était pâtissier, deux de ses frères sont tués dans une manifestation, le troisième arrêté, porté disparu depuis maintenant plus d’un an… Venger ses frères s’impose à lui, de pâtissier il devient combattant. Il sera blessé plusieurs fois, sa fureur n’est pas assouvie, il retourne au combat, un missile le paralyse à vie.
L’inextricable entremêlement de ses sentiments se poursuit dans le cauchemar. Dans ce tunnel « toujours le même » il y a beaucoup de monde. Se jouent toutes les passions qui l’habitent. C’est une bagarre sans fin entre lui, les amis, les frères, chacun devenant à tour de rôle le diable ou le frère, l’ami ou le diable. Tuer l’autre, c’est toujours tuer un autre soi même. Qui est vraiment le diable dans ce chaos… ?
S’exaltent dans ces nuits épuisantes toutes les volutes de la haine, de la rivalité, de la colère, et aussi de l’amour des frères perdus, moteur de sa vengeance.
Au réveil surgit la question « ai-je été juste ? »
Un silence recouvre le récit bouillonnant du cauchemar. Les frères de F. ont été tués, F. est devenu pour un temps tueur en retour. Le cauchemar avec ses scénarios soulignant le dérisoire et l’inanité des tueries vient jeter la confusion et semer la culpabilité.
Ils sont nombreux ainsi dépassés par ces événements actuels en Syrie, étudiants, artisans ou autre, paisibles pour la plupart et entourés d’amis comme on l’est ici, amenés à faire faire à leur vie un grand écart tellement difficile à assumer.
Puis tout bascule, Chez F. ils étaient quatre frères, trois sont morts, lui est paralysé, les sœurs et les parents ont pu fuir au Liban. La maison est un tas de gravats.
- dans son réduit de 6 m2, accueille, sourit, en dehors du matelas, le seul « meuble » est le réchaud où le thé est toujours proposé…
Oserai-je dire ou faut-il taire…
…ce qu’a vécu R., petite fille de sept ans ?
Devant sa porte, un sac poubelle. Il contient le corps de son père démantelé… la tête est absente… l’effroi indicible aussi : depuis elle se tait.
Je commence juste à la rencontrer. Son regard inspecte tout autour comme un oiseau effarouché guettant le danger. Sollicitée pour dire son prénom, elle donne après de longues minutes de silence le prénom de son père, et ce sera tout.
Les séances suivantes l’éclairent un peu ; l’apaisent un peu, je comprends qu’elle a un peu moins peur, qu’elle veut dire plus, il faudra plus de temps. Ce temps qui sans doute n’effacera jamais l’horreur entraperçue.
Oserais-je évoquer la nuit de M., sept ans aussi ?
Une nuit, une armée, armes à la main oblige tous les habitants du building à sortir, il assiste à une tuerie systématique qui – pourquoi ? – finalement l’épargne…
Lui au moins dit et manifeste que maintenant il est tout le temps en colère.
Peut on retracer le récit du médecin H., venant de Maa’ret An Numan, qui, devant son hôpital trouve un matin 42 corps d’enfants aussi « démantelés » et aussi dans des sacs… ? L’émotion, les larmes, Il s’excuse !
Peut on retracer tout cela ?
Derrière ces initiales impersonnelles : deux enfants de sept ans, un homme, rencontrés ces jours ci.
Ils sont pléthore comme eux qui n’ont pu témoigner ou en dire plus…
S’interroger sur la cruauté sans nom qui s’acharne sur les corps au-delà de la mort ?
On ne disserte pas sur ce Réel là.
Plutôt juste nommer les faits et reconnaître que les coins de légèreté sont là hors de portée. Seule la discrétion évite la trivialité malsaine que suscitent les faits dits « divers ».
Aussi, ce sera tout. En adoptant le comportement de la petite R.
Le silence et le regard de F.
- est une petite fille de sept ans
Son regard ne semble jamais ciller, elle fixe tout et tout le monde. Elle est profondément silencieuse. Elle ne boude pas, mais ne sourit jamais.
Ce regard depuis des mois a tout vu de ce que dit la fureur de la destruction de la guerre, de la mort. Elle a assisté à tout dans sa ville Syrienne, où comme actuellement partout dans son pays, les missiles, scuds, obus, mortiers, snipers vrillent le ciel, crachent dans l’atmosphère.
Ça explose, ça brûle, F. et sa sœur de dix ans ont été, il y a quinze jours maintenant, enflammées.
Son corps est presqu’entièrement brûlé, son visage resté intact.
Elle est à l’hôpital, ainsi posée, sans plainte, les yeux grands ouverts sans interrogation. Ce regard est comme une pensée pure et une énigme que ne résoudront pas les essais infructueux des adultes autour que cet imperturbable regard renvoie au registre d’une sorte de gesticulation de bonne volonté mais inutile. Aucune mimique ne vient répondre. Chacun, adulte, peut mesurer en face de ce regard et de cet impressionnant silence, la maladresse et la difficulté de la relation avec cette enfant dont le regard reste une énigme qui ne se plaint pas.
Autour, la famille, le personnel soignant, tous essaient de faire céder.
Massacres quotidiens
Maha a douze ans, elle est au marché avec son père, près d’Idlib.
Un grondement vrille le ciel, trop connu maintenant, annonciateur de peur et de mort. Pas le temps jamais de se mettre dans un abri qui ne résisterait pas de toute façon.
Le missile dans son explosion précipite en les confondant, les pierres des buildings, et les corps dans un même jet de débris. Dans ce fracas jaillissant, son père, cinq de ses cousins, ses voisins. Sa maison et l’entour sont aussi bien sûr un tas de ruines.
Elle est la seule survivante paralysée à vie.
Pendant 3 semaines Maha ne dit mot, restée dans la stupeur de ce non sens absolu.
C’était il y a deux mois, c’était hier…
Un lendemain, alors que la chambre de l’hôpital de Maha autorise enfin une respiration paisible, presque douce, elle bavarde avec sa mère ; la TV est en sourdine… tout à coup, l’annonce d’un nouveau scud qui vient de frapper leur quartier voisin. L’annonce est à nouveau fatale, son frère de onze ans est tué avec deux autres cousins.
Je retrouve Maha et sa mère à nouveau englouties dans ces chagrins qui ne peuvent même pas se supporter de la colère, noyées dans un absurde qui les dépouille de toute possible réaction, se supportant des images empoisonnées de ces bombardements qui charrient les corps… Images auxquelles s’accrochent les émotions, comme des étouffements…
Un autre lendemain sera celui de Jamil, douze ans aussi. Il va chercher le pain avec son frère… à Maarat al Numan. Le scénario est le même, les morts seront au nombre de 300 autour de la boulangerie, son frère est parmi eux, Jamil est aussi blessé à vie.
Un autre jour encore est celui de Walid de Homs blessé, paralysé, qui dans la première phrase de l’entretien dit en chuchotant, comme se pose en musique un silence en contrepoint. Le contrepoint là est celui de la cacophonie hurlante des bombardements : « Ma femme et mes cinq enfants sont morts »
Walid dans le même temps, de son bras valide prépare l’escabeau pour le café… Renouer avec une vie que l’on s’oblige à poursuivre.
Depuis plus de deux ans, tous ces jours : ces hier, aujourd’hui ou lendemains en détruisant la Syrie la colorent sinistrement de rouge sang et le noir de la mort s’abat inlassablement sur des milliers et des milliers.
Le massacre est quotidien en Syrie…
Syrie, 2013