Note de recherche

Greg Montani de Pixabay Source Autre

Les objets des familles de déportés à l’épreuve du temps

Le cas des poupées de Gemeaux

et


Anna COGNET

Anne Cognet est psychologue clinicienne, doctorante à l’Université Picardie Jules Verne (Amiens), Laboratoire CRCPO, axe 2.

Céline MASSON

Céline Masson est professeure des universités, Université de Picardie Jules Verne, Amiens, directrice du Réseau de recherche sur le Racisme et l’Antisémitisme, Centre d’Histoire des Sociétés, des Sciences et des Conflits (CHSSC), psychanalyste, présidente de l’Association française de recherche sur les processus de création, Pandora, Carrières-Sur-Seine.

Appel, D (2019). L’art de l’objet, l’objet de l’art. Dans M. Borzykowski et I. Lew (dirs), Objets transmitionnels. Liens familiaux à la Shoah. Slatkine.

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Mendelsohn, D. (2007). Les Disparus. Flammarion.

Pour citer cet article :

Cognet A, Masson C. Les objets des familles de déportés à l’épreuve du temps Le cas des poupées de Gemeaux. L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2021, volume 22, n°2, pp. 231-239


Lien vers cet article : https://revuelautre.com/notes-de-recherche/les-objets-des-familles-de-deportes-a-lepreuve-du-temps/

Les objets des familles de déportés à l’épreuve du temps : le cas des poupées de Gemeaux

La collecte des archives de la Shoah avec l’opération « Confiez-nous vos archives» débutée en 2014 par le Mémorial de la Shoah, a permis le recueil d’objets et de documents précieux autant pour l’histoire que pour la mémoire. Parmi eux, deux poupées, que deux petites filles juives ont dû laisser derrière elles lorsqu’elles ont été arrêtées par la gendarmerie française en 1944, avant d’être déportées et exterminées. D’un côté, deux jouets d’enfants qui ont été conservés par trois générations d’une famille de voisins qui ignoraient tout ou presque de ces petites filles ; de l’autre, de longues listes de noms de déportés sans visage, sans histoire. L’article retrace l’histoire de ces fillettes. Les auteures cherchent à perpétuer la mémoire de celles à qui elles ont appartenu et ainsi montrer que l’objet, concrétion mémorielle, offre un support matériel aux images et devient garant de cette mémoire traumatique. Ces objets transmettent l’histoire de la déportation des Juifs de France à partir de l’histoire tragique de ces enfants et relient passé, présent et avenir.

Mots-clés : Holocauste, génocide, mémoire, hommage, enfant, jouet, objet, histoire, archives, transmission.

Mots clés :

Objects belonging to families of deportees put to the test of time: the case of the Gemeaux dolls

The collection of Shoah archives with “Confiez-nous vos archives” started in 2014 by the Shoah Memorial in France has enabled the collection of objects and documents that are invaluable both for history and for memory. Among them are two dolls, which two little Jewish girls must have left behind when they were arrested by the French gendarmerie in 1944, before being deported and exterminated. On the one hand, two children’s toys that were kept by three generations of a family of neighbours who knew little or nothing about these little girls; on the other, long lists of names of faceless deportees without a history. This article retraces the story of these little girls. The authors seek to perpetuate the memory of those to whom the dolls belonged and thus to show that  objects, a tangible form of remembrance, provide material support to images and become the guarantors of this traumatic memory. Objects of this sort hand down the history of the deportation of Jews from France by way of the tragic history of these children, and they link past, present and future.

Keywords: archives, child, genocide, history, Holocaust, homage, memory, object, toy, transmission.

Los objetos de las familias de los deportados bajo la prueba del tiempo: el caso de las muñecas de Gemeaux

La recopilación de archivos de la Shoá con la operación “Confíe en nosotros sus archivos” iniciada en 2014 por el Memorial de la Shoá, ha permitido recoger objetos y documentos preciosos tanto para la historia como para la memoria. Entre ellas, dos muñecas que dos niñas judías tuvieron que dejar atrás cuando fueron detenidas por la gendarmería francesa en 1944, antes de ser deportadas y exterminadas. Por un lado, dos juguetes infantiles que han sido conservados por tres generaciones de una familia de vecinos que poco o nada sabían de estas niñas; por otro, largas listas de nombres de deportados sin rostros, sin historia. El artículo recorre la historia de estas chicas. Los autores buscan perpetuar la memoria de aquellos a los que pertenecieron y muestran así que el objeto, una concreción conmemorativa, ofrece un soporte material a las imágenes y se convierte en garante de esta memoria traumática. Estos objetos transmiten la historia de la deportación de los judíos de Francia a partir de la trágica historia de estos niños y vinculan pasado, presente y futuro.

Palabras claves: archivos, genocidio, historia, Holocausto, homenaje, juguete, memoria, niño, objeto, transmisión.

« Sunt lacrimae rerum […] Dans mon esprit, cette phrase en latin est devenue une sorte de légende expliquant ces distances infranchissables créées par le temps. Ils y avaient été et nous, non. Il y a des larmes dans les choses. Mais nous pleurons tous pour différentes raisons. »
Mendelsohn, Les Disparus, p. 237

La collecte des archives de la Shoah débutée en 2014 par le Mémorial de la Shoah avec l’opération « Confiez-nous vos archives », a permis le recueil d’objets et de documents, publics et privés, précieux autant pour l’Histoire que pour la Mémoire. Cette démarche s’inscrit dans la fonction première du Centre de Documentation Juive Contemporaine (CDJC), dont le fondateur, Isaac Schneersohn, fut le premier à organiser la collecte d’archives liées aux exactions nazies, dès 1943. À la Libération, le CDJC continue son œuvre et a retrouvé des documents rarissimes, en particulier les archives des déportations par train. Sur le mur des noms du Mémorial de la Shoah (rénové et inauguré le 27 janvier 2020) sont gravés les 75568 noms des juifs déportés de France entre 1942 et 1944 dont 11400 enfants1. Le Mémorial a identifié à ce jour 18800 photographies qui sont associées à ces disparus privés de sépultures2.

Le travail du CDJC ne peut persister qu’avec les dons d’archives privées (documents, objets, photos datant de 1880 à 1948), permettant de poursuivre l’objectif de donner un visage à chaque nom, mais aussi de sauvegarder la mémoire des Juifs de France pour les générations futures. C’est bien un travail de transmission qui s’opère pour l’Histoire, il s’agit de redonner une voix à ceux que l’on a fait taire.

Le résultat du projet « Confiez-nous vos archives »3 a dépassé son propre objectif puisque cette collecte a été l’occasion de rencontres humaines, de témoignages rares, d’acquisitions inestimables de documents mais également d’objets : objets traces, objets témoins, objets vestiges, autant de représentations synecdotiques des personnes ou encore des éclats de mémoire qu’il était crucial de rassembler en un même lieu et de permettre par là même de consigner les récits des familles.

Parmi eux, un violon ayant appartenu à l’un des musiciens de l’orchestre qui accompagnait les détenus forcés de travailler au camp d’Auschwitz-Birkenau, la tenue d’un déporté, des livrets de caisse d’épargne portant la mention « n’appartient pas à la race juive », condition pour détenir ce type de compte, un mouchoir donné par une famille déportée, la mèche de cheveux d’un petit garçon, des journaux intimes, des lettres, des recettes de cuisine, des écrits rédigés dans les camps. Et aussi deux poupées, que deux petites filles juives, deux sœurs, ont dû laisser derrière elles lorsqu’elles ont été arrêtées chez elles – malades ce jour-là – par la gendarmerie française en 1944, avant d’être déportées et exterminées. D’un côté, deux jouets d’enfants qui ont été conservés par trois générations d’une famille de voisins qui ignoraient tout ou presque de ces petites filles, même leurs prénoms ; de l’autre, de longues listes de noms de déportés sans visage, sans histoire. Lorsque les dernières dépositaires de ces poupées, Frédérique et Laurence Gilles, les apportent à la collecte des archives du Mémorial de la Shoah en déplacement à Dijon, c’est une histoire tragique d’une famille juive française qui soudain se révèle et grâce à ces objets témoigne encore d’un pan de l’histoire de la déportation des Juifs de France vers les centres de mise à mort. C’est à cette occasion de la collecte que l’on a pu identifier les propriétaires des poupées et leur destin funeste. À partir de quelques fiches d’identité déposées à Yad Vashem, les travaux d’un historien dijonnais, des archives municipales et partielles, vieilles de plus d’un siècle, des souvenirs usés, rapportés de génération en génération et des poupées qui ont conservé la part vive de l’enfance, c’est l’histoire de ces petites filles et de leur famille que nous allons essayer de retracer.

Alma Levy naît à Strasbourg le 29 avril 1906. Les archives d’Haguenau (Alsace), la ville d’où Marie, sa mère, est originaire, présentent un document mentionnant son père, l’officier Didier Bruelle, mais on ne trouve plus trace de lui par la suite. D’ailleurs, Alma porte le nom de jeune fille de sa mère ; on pourrait même dire celui de sa grand-mère, Mélanie Levy, dont les deux enfants (Marie et Jules) sont eux aussi issus d’une union dite illégitime4.

Marie travaille comme tailleuse et couturière, Jules, le jeune oncle d’Alma est, quant à lui serrurier. Il rencontre Yvonne Schuster (fille de Sarah Weil et Maurice Schuster, fripier) qui est comptable dans l’entreprise de tissage de Joseph Strauss. Ils se marient et, en 1928, ils ont une fille, Jeannette. Cinq ans plus tard, en 1933, c’est Alma qui se marie. Elle a déjà 27 ans et son époux, Léon Levy, 29 ans. Son vrai prénom est Leo, mais ses parents sont attentifs à franciser leurs propres prénoms ainsi que celui de leur fils : Elias Levy se fait appeler Émile (il travaille comme ferrailleur) et son épouse, Esther Sichel (née en Allemagne) devient Estelle.

Figure 1 : Génogramme des familles Schuster et Levy d’Haguenau

Il est intéressant de noter qu’Haguenau est la quatrième ville la plus dense en termes de population d’Alsace et présente l’une des communautés juives les plus importantes et les plus anciennes de la région. Léon Levy est d’ailleurs employé à l’usine de houblon appartenant aux Moch depuis deux siècles, famille célèbre dans la région pour sa réussite commerciale, mais aussi pour s’être fortement impliquée dans la vie politique de la ville : à cette époque, Arthur Moch représente la communauté juive au conseil municipal et a proposé des projets de lois minimisant les taxes auxquelles les Juifs sont soumis. Bien sûr, la venue au pouvoir, chez leurs voisins allemands, du parti national-socialiste ou « parti nazi »5 et son cortège de lois antisémites ne participent pas à une amélioration du statut des Juifs en France, bien au contraire.

En septembre 1934, un an après leur mariage, Alma donne naissance à Denise et l’année suivante à Micheline. Voisines en âge, on imagine que les deux fillettes ont été proches affectivement et dans leurs jeux. Elles sont peut-être élevées comme des jumelles, comme en témoignent des photos (plus tardives) où elle portent des tenues identiques, les mêmes objets dans les bras. On peut également supposer que les fameuses poupées leur ont été offertes durant ces premières années dans la grande commune alsacienne où l’on fabrique les belles poupées Raynal, aux traits poupins, joues roses, bouche en cœur et les yeux qui vous regardent en coin. Comme Denise et Micheline, les poupées sont très semblables sans être parfaitement identiques.

Figure 2 : Micheline et Denise portant des poules, à Gemeaux

Les petites filles ont entre 5 et 6 ans quand les familles Levy et Levy-Schuster doivent fuir Haguenau. À peine commencée, la guerre a été perdue par la France, l’Alsace annexée de facto et les familles juives qui n’avaient pas quitté l’Alsace lors de l’exode qui suit la déclaration de guerre, sont expulsées officiellement le 13 juillet 1940, disposant d’une heure pour préparer quelques bagages (pas plus de 8 kg) et réunir un peu d’argent (pas plus de 5000 anciens francs) : en trois jours seulement, l’Alsace devient judenfrei, « sans juif » en allemand6.

Ils sont très nombreux à partir sur les routes en direction du Sud. Les familles Schuster et Levy sont au nombre de onze (on ne sait pas ce que sont devenus Estelle et Émile, les parents de Léon), répartis sur quatre générations – depuis Mélanie Levy, 77 ans, jusqu’à son arrière-petite-fille Micheline, 5 ans – à parcourir les 280 km qui séparent Haguenau de la Côte-d’Or. D’autres cousins, les Rosenstiel, continuent leur chemin jusqu’à Brive-La-Gaillarde ; ce sont les témoignages précieux de ces survivants qui permettront d’identifier les membres de leur famille installée près de Dijon.

Figure 3 : Photographie de la famille Levy. De gauche à droite devant : Micheline, Mélanie, Denise. De gauche à droite derrière : Marie, Léon, Alma.

Gemeaux, connue surtout pour être la ville de naissance du compositeur Jean-Philippe Rameau, est une très petite commune, comptant moins de 600 habitants lorsque les deux familles s’y installent. Un couple d’agriculteurs du domaine de La Venarde, les Frey, leur offre un toit et du travail comme commis et ouvriers agricoles. Ils créent des relations amicales avec les habitants du village, en particulier avec une commerçante, Madame Charles, jeune mère d’un tout jeune garçon, Paul, qui joue très souvent avec Denise et Micheline. C’est cette famille à qui l’on doit les quelques photos des Levy, et qui sera la première à recueillir les poupées quand Denise et Micheline seront arrêtées.

Figure 4 : Denise, Paul et Micheline,
à Gemeaux

Les lois antisémites prennent de l’ampleur dans les pays occupés – avec le zèle que l’on sait en ce qui concerne l’administration française – entre 1942 et 1944, près de 70 000 Juifs sont arrêtés, internés à Drancy7 puis déportés pour la plupart à Auschwitz, où ils sont assassinés. Dijon et ses alentours ne font pas exception. En pleine crise de l’armée allemande8, l’arrestation et la déportation des Juifs ne diminuent pas, mais au contraire s’accroissent. C’est dans ce contexte que le commissariat de police de Dijon reçoit l’ordre, le 23 février 1944, de procéder à l’arrestation des Juifs répertoriés de la région : les onze membres de la famille Schuster-Levy s’étaient fait recenser comme Juifs auprès de la préfecture de police à l’automne 1940 et, en septembre 1942, le maire avait bien confirmé au préfet que ces « Israélites [étaient] encore en résidence dans la commune ».

Nous sommes le vendredi 25 février 1944, c’est l’anniversaire des 16 ans de Jeannette, la grande cousine de Denise et Micheline ; elle ne suit probablement aucun enseignement maintenant et aide peut-être ses parents dans leur travail. Il n’y a qu’une petite école à Gemeaux, et les enfants sont peu nombreux. La classe unique réunit des élèves de différents âges, dont Madeleine Storieur, 11 ans, qui connaît les fillettes puisqu’elles fréquentent le même établissement depuis 3 ou 4 ans. Bien plus tard, devenue Madeleine Gilles, elle racontera à ses nièces Frédérique et Laurence, ce dont elle se souvient de cette journée : les gendarmes d’Is-sur-Tille arrivent le matin dans l’école afin d’emmener Denise et Micheline, mais les fillettes sont absentes, malades de la rougeole et restées à la maison. Beaucoup de Gemellois assistent à l’arrestation de la famille Schuster-Levy. Madeleine se rappelle que la famille a été rassemblée sur la place du village et qu’elle les a vus monter dans un camion. Un autre habitant précise cet autre souvenir, à savoir qu’il pleuvait et que le camion Opel Blitz, sans bâche, ne leur permettait pas d’être abrités : il les voyait se tenir au plus près de la cabine afin d’éviter la pluie. Ce dont se souvient surtout madame Charles, la jeune femme amie de la famille, mère du petit Paul, c’est qu’un gendarme – dans un accès de cruauté – s’est emparé des poupées que Denise et Micheline emportaient avec elles et les a jetés à terre, prétextant, semble-t-il, que les fillettes ne se dépêchaient pas suffisamment.

Les documents d’archives administratives et les recherches de l’association Mémoires Vives9 permettent d’établir la suite des évènements : en tout, 90 personnes sont arrêtées ce jour-là dans la région, parce qu’elles sont juives et retenues dans l’école Jules Ferry à Dijon. Trois seront libérées : provisoirement seulement pour une jeune femme allaitante, et pour des raisons de santé en ce qui concerne deux messieurs âgés, dont Maurice Schuster, 83 ans, qui sera admis à l’Hôpital Général de Dijon le 1er mars. Une note de la gendarmerie de Dijon nous apprend que Maurice Schuster est transféré à l’hospice de Champmaillot le 9 juin. Son sort n’est pas connu après cette date.

Tous les autres passeront une semaine dans cette école transformée en camp de rétention, jusqu’au départ pour Drancy, par le train, le vendredi 3 mars dans la nuit. L’internement à Drancy est de courte durée, car les familles Schuster et Levy embarqueront dès le 7 mars dans le convoi n°69, en direction du camp d’Auschwitz-Birkenau, pour un trajet de trois jours. Il s’agit du plus grand convoi de déportation depuis la France, avec 1501 déportés, dont 1311 seront gazés dès leur arrivée, dont, à n’en pas douter, les plus jeunes et les plus âgés font partie. En 1945, il restera seulement vingt rescapés. De l’arrestation dijonnaise, une seule jeune femme a survécu sur les 89 personnes arrêtées. L’école Jules Ferry où elle a été incarcérée en transit pour Drancy porte désormais son nom : Paulette Levy.

« […] à supposer, comme le pensent certains, que les morts ont besoin d’être apaisés. Mais, bien entendu, je ne le crois pas : les morts reposent dans leurs tombes, dans les cimetières ou les forêts ou les fossés au bord des routes, et tout cela ne présente aucun intérêt pour eux, dans la mesure où ils n’ont plus désormais d’intérêt pour rien. C’est bien nous, les vivants, qui avons besoin de détails, des histoires, parce que ce dont les morts ne se soucient plus, les simples fragments, une image qui ne sera jamais complète, rendra fous les vivants. Littéralement fous. »
Mendelsohn, Les Disparus, p. 520

Ici s’interrompt la brève existence de Denise et Micheline, mais le souvenir de ce qu’elles ont vécu ne disparaît pas, le caractère bien réel de leur existence de petites filles attachées à leur jouet reste vif.

Madame Charles, sûrement affectée par cette brûlure de l’histoire et par la brusque disparition de ces petites filles, mère d’un fils et non d’une fille, décide de donner les poupées à une amie, Laure Gilles, qui a des jumelles, Annie et Monique, tout juste âgées d’un an. Laure et son mari Henri ont le même âge que Léon et Alma, les parents de Denise et Micheline, et ils ont déjà 5 enfants. Ils ne connaissaient pas bien les Levy, mais, comme la plupart des gens du village, ils ont été profondément choqués par la rafle et les poupées seront recueillies avec beaucoup de respect. Elles perdent alors leur statut de jouet pour prendre celui de relique, d’objet du souvenir. Annie et Monique vont conserver précieusement ces poupées et même les faire restaurer au fil des ans : les cheveux auprès d’un expert, et de nouvelles robes grâce aux talents de couturière de leur belle-sœur Madeleine Storieur, celle-là même qui a épousé leur frère aîné Michel, et qui avait fréquenté la même école que les petites Levy.

Annie et Monique ont un autre frère, Gérard, qui lui a deux filles, Frédérique et Laurence. Elles décident donc de confier les fameuses poupées à leurs nièces. Frédérique explique que, très tôt, elles ont su qu’un jour on leur donnerait ces poupées à protéger, mais que ce n’était pas l’objet d’une réjouissance, plutôt d’un devoir moral au caractère quasi sacré et presque douloureux. Ces poupées contenaient, figée, la violence de l’événement dont a été témoin, impuissant, le voisinage. C’est pourquoi Frédérique Gilles nous disait, à l’occasion de l’entretien de recherche10, qu’elle et sa sœur ne pouvaient pas jouer avec cet objet chargé d’histoire, une histoire transmise en silence par des objets qu’on se passait d’une génération à l’autre.

Les deux sœurs étaient toutes deux préoccupées par la possibilité de conserver ces poupées, mais aussi par leur fonction au sein de la fratrie. Un concours de circonstances va accélérer les choses en 2014, lorsque Frédérique et Laurence apprennent qu’une plaque commémorative a été déposée par l’association Mémoires Vives sur la place principale de Gemeaux. Elles apprennent le prénom des petites filles qu’elles ignoraient jusqu’alors, ainsi que quelques éléments de l’histoire de la famille. Elles décident de se renseigner sur la possibilité de donner ces poupées à un organisme approprié et découvrent, sur le site internet du Mémorial de la Shoah, qu’une collecte est organisée à Dijon trois jours plus tard. Frédérique s’y rend avec sa mère. Laurence, gravement malade, ne participera pas physiquement à cette démarche mais en est tout autant à l’origine.

Figure 5 : Frédérique Gilles apportant les poupées à la collecte du Mémorial de la Shoah à Dijon, 2014

Les poupées sont alors recueillies par l’équipe de documentalistes du Mémorial de la Shoah qui s’est déplacée à Dijon. Par la suite, Frédérique Gilles a continué de témoigner de l’histoire de ces poupées, que ce soit dans la presse ou lors de la journée du patrimoine en 2016 qui a été consacrée à cette collecte du Mémorial.

« Le présent soudé au passé, est tout entier héritage de ce passé ; il ne renouvelle rien. C’est toujours le même présent ou le même passé qui dure. Un souvenir – ce serait déjà une libération à l’égard de ce passé. Ici, le temps ne part de nulle part, rien ne s’éloigne ni ne s’estompe »
Levinas, Le Temps et l’Autre, p. 27

Le premier objectif de conservation des documents initiée par Isaac Schneersohn a été d’accumuler les preuves des discriminations puis du crime contre les Juifs et contre l’humanité qui se perpétuait en Europe à cette époque.

L’intérêt de ces archives et de ces documents participe de la connaissance d’une époque, en tant qu’ils racontent de petites histoires qui accompagnent subsidiairement le récit de la grande Histoire. Ils représentent ainsi une preuve tangible de la vie de ces familles et témoignent de la fracture majeure du 20e siècle qui se répercute encore aujourd’hui, comme des ondes sismiques après un séisme. Ces objets n’appellent pas obligatoirement un récit, ils peuvent susciter un silence éloquent se produisant devant une catastrophe ou face à ce que Georges Bensoussan (1994) appelle la « brûlure de la tragédie » ou encore la « déchirure du tissu historique ».

L’objet, sorte de concrétion mémorielle, offre un support matériel aux images, aux souvenirs, garant d’une certaine manière de cette mémoire traumatique. Ces objets relient passé, présent et avenir, ils établissent un lien mémoriel indéfectible entre plusieurs générations comme s’il fallait résister à l’oubli et à l’effacement par la conservation quasi fétichique d’un objet nimbé de la présence de ces deux enfants disparues, arrachées violemment à leur environnement. Mais c’est aussi par la transmission au sein d’une famille témoin que la signification de l’objet va continuer d’évoluer : « il véhicule notre histoire et nos rêves. Et quand on meurt, il continue son travail dans l’âme de nos enfants » (Cyrulnik, 2019, p. 11).

Ce sont des témoignages qui n’ont pas toujours d’intérêt majeur pour les historiens mais encore une fois, ils présentent pour l’Histoire une valeur testimoniale incommensurable.

C’est ce qui distingue la carte du territoire11, la différence qu’il y a entre le fait de savoir que l’antisémitisme régnait en Europe et le fait de voir des livrets d’épargne stipulant « n’appartient pas à la race juive ». Ainsi, la collecte d’archives, si elle participe activement à retrouver un nom à partir d’une photo, permet également de donner un visage (au sens levinassien du terme) aux morts. Les photos, les journaux intimes, les objets du quotidien revêtent une valeur particulière qui précise davantage encore l’identité ainsi révélée de disparus par leur seul nom, nonobstant le fait qu’il est crucial de retrouver les noms de ceux qui n’en avaient plus. À un nom, peuvent alors s’associer des objets de l’intime identité.

Les objets perpétuent la mémoire de ceux à qui ils ont appartenu. Dans Mythologies, Roland Barthes (1957) définit l’objet comme la trace de « l’acte humain qui l’a produit, aménagé, utilisé, soumis ou rejeté » (p. 221). L’objet, selon Barthes, peut acquérir un statut mythique où sa portée sémiologique dépasse l’évidence et l’utilité première. Il renferme différents niveaux de sens qu’il y a lieu de déchiffrer : les poupées de Denise et Micheline, bien plus que des jouets, sont les symboles d’une époque, qui révèlent une familiarité du quotidien de deux enfants (objets transmis par deux fois à des sœurs).

Dans son article « Entre Lares et Pénates : les objets de la Diaspora » (publié à titre posthume), la sociologue Régine Azria (2016) rappelle que les objets nous permettent de conserver un lien avec notre passé et notre « histoire singulière et collective ». Les objets véhiculent un message et nous interpellent également, car nous pouvons imaginer la valeur qui leur est associée. Le sentiment de proximité que suscite la vision du quotidien, parfois même trivial, des disparus, ne peut que nous sensibiliser au fait que l’Histoire se constitue avant tout d’une somme de petites histoires et de situations qui peuvent peiner à prendre un sens global et nous alerter sur les évènements plus actuels tels que l’accentuation des flux migratoires, les exactions commises dans d’autres pays, la montée du nationalisme et des discriminations, qui, avant d’être l’Histoire que nous pourrons analyser, ne semblent être que des épiphénomènes, lorsqu’il peut pourtant s’agir d’événements tragiques en préparation.

Quand elle présente les objets recueillis lors de la collecte, Lior Smadja-Laleu questionne les visiteurs : ce violon de l’orchestre d’Auschwitz a une immense valeur pour l’histoire de la Shoah. Mais pour la mémoire ? Assez peu du reste, car l’arrière-petit-neveu qui l’a confié au Mémorial ne sait presque rien de son aïeul. À l’inverse, les poupées de Denise et Micheline ont-elles une valeur historique ? Elles ressemblent à toutes les poupées fabriquées à cette époque et ne disent rien de la politique nazie d’extermination des Juifs d’Europe. En revanche, elles ont une très grande valeur pour la mémoire des disparus comme en témoigne cette histoire de transmission au sein d’une famille non juive témoin des exactions commis par le gouvernement de Vichy12. Ces objets ont permis aux enfants de cette famille de transmettre à leur tour, l’histoire de la déportation des Juifs de France à partir de l’histoire tragique de la famille Levy. Ce sont donc des « objets transmissionnels », selon le néologisme de Michel Borzykowski (2019, p. 20), forgé à partir des concepts de transitionnalité chez Winnicott : « Ces objets de mémoire, perdus et retrouvés, évoquent le souvenir de personnes disparues, ici, dans la Shoah. Après des trajectoires invraisemblables et des retrouvailles, ils transmettent tous un fragment “objectivable” de la mémoire » (Appel, 2019, p. 46).

Remerciements

Merci à Frédérique Gilles et Laurence Gilles ainsi qu’au Mémorial de la Shoah pour leur autorisation à publier les photos. Merci également à Lior Lalieu-Smadja, documentaliste au Mémorial et en charge de la collecte nationale « Confiez-nous vos archives ». Merci enfin à Sylvain Blandin de l’association Mémoires Vives.

  1. Selon Serge Klarsfled, qui a publié Mémorial de la déportation des Juifs de France en 1978 où il dresse la liste des Juifs déportés depuis la France, morts dans les camps d’internement ou exécutés en France au cours de la Shoah. Il a édité les listes des déportés juifs. Les personnes qui allaient être déportées étaient ainsi inscrites sur des listes dressées par le service des Affaires juives de la Gestapo. Toutefois, des personnes ayant été déportées n’apparaissent pas sur les listes car rajoutées au dernier moment par les autorités nazies. Ainsi, d’après S. Klarsfeld, on estime à 76 000 le nombre de juifs déportés de France entre le 27 mars 1942 et le 18 août 1944. Ils furent, pour l’écrasante majorité (73 853), déportés dans les 79 convois de déportés juifs partis principalement de Drancy mais aussi de camps du Loiret, de Compiègne ou encore d’Angers. Parmi les déportés, plus de 11 000 enfants, dont environ 2 000 avaient moins de 6 ans. Le nombre de survivants en 1945, dont la plupart avait été déportés en 1944, est estimé à environ 3800, soit 5 %. Source : http://www.memorialdelashoah.org/archives-et-documentation/quest-ce-que-la-shoah/questions-frequentes.html
  2. Cf. projet « Un visage sur un nom » http://www.memorialdelashoah.org/archives-et-documentation/le-centre-de-documentation/la-phototheque-du-memorial/un-visage-sur-un-nom.html
  3. « Afin de sauvegarder la mémoire les Juifs de France, d’Europe et d’Afrique du Nord pour les générations futures, le Mémorial de la Shoah recherche tous documents de 1880 à 1948 : photos, lettres, journaux, papiers personnels, objets, cartes d’identité, visas, passeports, dessins… Le ou les jours de collectes sont précédés (sauf exception) d’une conférence. Les documents sont soit reproduits sur place et rendus immédiatement, soit déposés au Mémorial, auquel cas un contrat sera établi dans les règles. » Collecte nationale d’archives : confiez-nous vos archives familiales. Mémorial de la Shoah.  Consulté le 17 mai 2021 sur http://www.memorialdelashoah.org/archives-et-documentation/le-centre-de-documentation/les-archives-du-memorial/collecte-nationale-darchives.html
  4. La plupart des informations concernant la famille Levy durant son existence à Haguenau sont issues des archives municipales.
  5. Le Parti national-socialiste des travailleurs allemands (en allemand : Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei, désigné sous le sigle NSDAP), souvent dénommé simplement « parti nazi » ou « parti national-socialiste » était un parti politique allemand d’extrême droite nationaliste et rattaché à la famille politique du fascisme.
  6. Le néologisme « judenrein » (ou « judenfrei ») aurait été inventé en Autriche, en 1924, par un entraîneur qui se flattait d’avoir une équipe sans juif. Dans les années 1930, ce terme sera repris par Hitler et les nazis pour désigner leur projet de chasser tous les Juifs du Reich puis de les exterminer en masse.
  7. « À partir de l’année 1941, le camp d’internement [de Drancy, administré par le préfet de police] devient un camp d’internement et de représailles. Le 20 août 1941, suite à la grande rafle réalisée à Paris et aux arrestations massives qui se déroulent les jours suivants, 4 230 hommes au total sont transférés au camp de Drancy. Jusqu’en novembre, les conditions de vie y sont particulièrement difficiles. Les bâtiments sont inachevés, les conditions d’hygiène déplorables, la faim permanente. » Mémorial de la Shoah. Histoire de la cité de La Muette. Consulté le 17 mai 2021 sur http://drancy.memorialdelashoah.org/le-memorial-de-drancy/qui-sommes-nous/histoire-de-la-cite-de-la-muette.html
  8. La BigWeek, du 20 au 25 février 1944, permet aux bombardiers alliés de détruire de nombreux chasseurs allemands, mais surtout de retarder durablement la production de ces mêmes avions.
  9. « L’association s’est créée autour de la mémoire résistante, militante de deux convois d’otages politiques envoyés en 1942 et 1943 dans le camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau. Au travers des témoignages des rescapés, des enfants, familles et amis des déportés, s’exprime un pan de l’histoire combattante de la France, l’esprit de résistance mais aussi d’insoumission et l’engagement antifasciste d’hommes et de femmes. » (2013, 8 novembre). Présentation détaillée de MV. Mémoire vive. Consulté le 17 mai 2021 sur http://www.memoirevive.org/category/qui-sommes-nous/
  10. Entretien semi-directif, mené par les deux autrices et enregistré. Nos questions portaient pour une part sur le détail des évènements relatés par la famille et les proches, ainsi que sur l’histoire de la transmission des poupées au sein de la famille ; d’autre part sur l’impact psychologique de la détention d’objets de mémoire et les sentiments afférents à cette responsabilité.
  11. « A map is not the territory it represents but, if correct, it has a similar structure to the territory, which accounts for its usefulness. » (Korzybski, 1931, p. 58).
  12. Gouvernement de l’État français, installé à Vichy (10 juillet 1940 – 20 août 1944) et qui, sous l’autorité du maréchal Pétain, dirigea la France pendant l’occupation allemande.