Les entretiens
© Ronny Trocker. Extrait de la vidéo Estate (Summer). Reproduction avec l’autorisation de l’artiste. D.G.
Le regard d’un artiste vidéo sur les migrants rescapés de la mer
Daniel DELANOË
Daniel Delanoë est psychiatre, psychothérapeute, anthropologue, responsable de l’Unité Mobile Trans-Culturelle, EPS Barthélemy Durand, 91152 Étampes, Chercheur associé INSERM Unité 1018, Fellow Institut Convergences Migrations (2021-2025) Maison de Solenn, Maison des Adolescents, Cochin, Paris.
Pour citer cet article :
Delanoë D. Le regard d’un artiste vidéo sur les migrants rescapés de la mer. Entretien avec Ronny Trocker. Repéré à https://revuelautre.com/entretiens/regard-dun-artiste-video-migrants-rescapes-de-mer/ Revue L’autre ISSN 2259-4566
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Dans son œuvre Estate (Summer), le cinéaste et artiste vidéo italien Ronny Trocker combine photo, vidéo et sons pour explorer le hors-champ d’une photographie prise le 5 mai 2006 par le photojournaliste Juan Medina sur une plage l’île de Fuerteventura aux Canaries. Cette photo célèbre intitulée In search of a better life montre un homme africain, visiblement à bout de forces. Il se traîne, à quelques mètres de trois touristes qui continuent à prendre le soleil sans lui prêter attention. L’homme était arrivé une demi-heure plus tôt, en hypothermie, affamé, sur une embarcation de fortune échouée sur la plage, partie de la côte du Sahara occidental, à une centaine de kilomètres1. A l’époque, les Canaries étaient encore une porte d’entrée vers l’Europe. Lors de l’exposition Matérialité de l’invisible, au Centquatre-Paris en 2016, Trocker a projeté Estate (Summer) au dos d’une grande reproduction de la photographie de Juan Medina. Ronny Trocker a voulu imaginer ce que voyait le migrant autour de lui : un secouriste de la Croix Rouge qui porte un masque et des gants en latex, un vacancier qui éloigne son enfant, une femme en bikini qui le prend en photo, des policiers un peu plus loin, et un peu plus tard, un baigneur qui se penche vers un corps inanimé rejeté par la mer. La vidéo est succession d’images fixes, de personnages saisis dans leur attitude, jusqu’à la fuite finale du naufragé dans les roseaux.
L’autre : Pourquoi est-ce qu’il s’enfuit, alors qu’on l’aide, et qu’il a déjà les habits de la Croix-Rouge ?
Ronny Trocker : Les migrants savent comment ça se passe, certains veulent retrouver leur famille dans un autre pays européen, et ne veulent pas se faire enregistrer et faire leur demande d’asile dans le pays d’arrivée à cause des accords de Dublin. On ne saura jamais ce que pense cet homme, mais j’ai voulu l’imaginer. J’ai d’abord pensé tenter de le retrouver, mais j’y ai renoncé. Je ne voulais pas faire un documentaire. Je suis allé faire cette vidéo en Sicile, en avril 2015, sur une plage où arrivaient des migrants. C’était quelques mois après que l’Italie ait arrêté la mission de sauvetage Mare Nostrum entre la Lybie et l’Italie, et l’Union Européene mis en place un contrôle des frontières menée par Frontex avec l’opération Triton, qui restait plus proche des côtes européennes et comprenait moins de bateaux. C’était une catastrophe annoncée, et il y a eu 1200 naufragés quelques jours après notre départ.
L’autre : Comment avez vous procédé ?
RT : Je voulais comprendre ce qui se passe quand un bateau arrive, quand les migrants touchent la « terre promise ». Je suis resté deux-trois semaines sur place, j’ai parlé avec les personnes impliquées dans le dispositif de l’accueil, les garde-côtes, les médecins, les membres des ONG. J’ai aussi rencontré des migrants qui m’ont raconté leur histoire et ce qu’ils ont ressenti en arrivant. Puis j’ai commencé l’écriture, sur le hors-champ de la photo, sur ce qu’on ne voit pas dans la photo mais que voit le rescapé.
L’autre : La photo montre un contraste terrible entre le naufragé rescapé et les touristes tout à leur plaisir hédoniste de la plage. Comment avez-vous trouvé cette photo ?
RT : Cette photo est très connue, elle a été primée, et de nombreux journaux l’utilisaient pour illustre des articles sur le sujet. Je l’ai trouvée en 2008 dans un article. Je l’ai gardée longtemps sur le bureau de mon ordinateur. Il m’a fallu quelques années pour trouver comment l’utiliser. J’ai appelé Juan Medina, nous avons eu une très longue conversation. Il était d’abord un peu réticent avec mon projet, car il y a eu une polémique en Espagne à propos d’une photo prise en 2000 par Javier Bauluz, Death at the door of paradise, qui montrait deux touristes assis sous un parasol sur une plage de Tarifa, non loin du cadavre d’un migrant noyé. Le corps de cet immigrant mort sur le sable n’a pas été enlevé avant plusieurs heures, ce qui n’a pas empêché l’activité vacancière de se poursuivre sur cette plage très fréquentée2. Certains ont reproché à Bauluz d’être dans une attitude de « vautour ». Juan Medina craignait que je lui fasse le même reproche. Je lui ai expliqué que, au contraire, j’admirais la force de sa photo qui montrait tant de choses dans une seule image et que je voulais lui rendre hommage, avec un film, une technique qui peut aller plus loin. Il m’a alors donné son accord.
L’autre : Comment êtes vous passé de cette photo à votre film ?
RT : Mon film comporte des plans fixes et oppose ainsi les deux temporalités du film, qu’il prive de la durée, à celle, instantanée, de la photographie. Il en fait surgir une sorte de durée élastique, qui pourrait être celle du temps subjectif. On ne peut pas tout montrer dans un court-métrage. Mais ce film de sept minutes nous oblige à regarder la photographie. Les plans fixes montrent les personnages comme congelés, illustrant notre passivité devant la tragédie : la Méditerranée est en train de devenir un cimetière de masse, tout le monde est très ému après une catastrophe, mais nous oublions deux jours après. Dans le film, le seul personnage qui prend vie est le migrant. C’est pour lui donner un peu d’espoir, l’espoir d’échapper à cette situation.
Pour faire cette vidéo, j’ai eu recours une technique permettant de faire des modèles en 3D : un ensemble de 60 appareils photos reproduisent un scan de 360°, une technique qui fait de plus en plus partie de notre quotidien, par exemple pour l’impressions 3D de petites statuettes de « photos » de mariage ou de photos de famille. Certaines personnes le demandent aussi pour leurs mascottes.
L’autre : Et vous même, quel est votre parcours ?
RT : Je suis originaire de l’Italie du Nord, du Tyrol, où les migrants traversent les Alpes en train. Les Syriens repartent tout de suite, après leur arrivée car il veulent rejoindre leurs familles dans des pays au nord d’Europe. Les policiers italiens les laissent passer, mais ils sont clandestins, et les policiers autrichiens ou allemands les arrêtent. Ils sont soumis à l’arbitraire policier.
J’ai écrit et réalisé plusieurs films, dont, en 2014, Gli immacolati (Les Immaculés3) qui a reçu le Prix Jeune Talent Art Numérique décerné par la Scam. Ce court-métrage documentaire en animation 3D met en scène un fait divers survenu en Italie, à Turin, où des habitants d’un quartier populaire avaient incendié un camp de Roms sur les fausses accusations de viol d’une jeune fille. Sa reconstitution est volontairement ambiguë et incomplète, à l’image de la mémoire des événements racontés. Je suis moi-même un peu nomade, je vis et travaille actuellement entre Bruxelles et Paris.
Ronny Trocker est cinéaste et artiste vidéo. Il est né en 1978 près de Bolzano, au nord de l’Italie. Après avoir travaillé pour de nombreux projets de théâtre, de musique et avec différents artistes sonores en Italie et en Allemagne, il a suivi des études de cinéma en Argentine. De retour en Europe, il a intégré en 2012 le cursus du Fresnoy – Studio national des arts contemporains. Il a été en résidence au Centquatre-Paris en 2014-2015. Le court métrage Estate (Summer) est visible dans les salles de cinéma (http://www.bagarrefilm.com/ronnytrocker).
Estate (Summer) est produit par Autour de Minuit (France) et Stempel (Belgique). Avec la participation d’ARTE France, du CNC, de la Procirep/Angoa, du Centre du Cinéma et de l’Audiovisuel de la Fédération Wallonie-Bruxelles et Voo. Avec le soutien d’Arcadi Île-de-France, du Centquatre-Paris, du Fresnoy – Studio national des arts contemporains et de la bourse « Brouillon d’un rêve numérique » de la Scam.
Cette photo a été prise par Juan Medina, photographe argentin, correspondant de l’agence Reuter aux Canaries. La scène se passait le 5 mai au soir 2006, sur la plage de Gran Tarajal, à l’île de Fuerteventura. L’homme faisait partie d’un groupe de 38 personnes, candidates à l’immigration clandestine en Europe. Leur embarcation, un bateau non repéré, s’est échouée une demi-heure avant sur la plage déjà peuplée de touristes en cette saison. Les vacanciers « ne sont pas particulièrement choqués. Certains s’intéressent aux immigrants, compatissent, d’autres non » dit Medina. L’homme a déjà les habits de la Croix-Rouge (Le Monde, 20.05.2008). Juan Medina a reçu le prix du reportage humanitaire décerné par l’organisation non-gouvernementale Care International.