Les entretiens
© Julia Kristeva, Paris, 2008 Autre
Le féminisme d’ici et d’ailleurs ; d’ailleurs à ici
Publié dans : L’autre 2014, Vol. 15, n°1
Myriam HARLEAUX
Myriam Harleaux est psychologue clinicienne et ethnothérapeute.
Marie Rose MORO
Marie Rose Moro est pédopsychiatre, professeure de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, cheffe de service de la Maison de Solenn – Maison des Adolescents, CESP, Inserm U1178, Université de Paris, APHP, Hôpital Cochin, directrice scientifique de la revue L’autre.
Thérèse mon amour. Paris : Fayard ; 2008.
Cet incroyable besoin de croire. Paris : Bayard ; 2007.
Seule une femme. Paris : L’Aube ; 2007.
La haine et le pardon. Paris : Fayard ; 2005.
Le génie féminin, tome III, Colette. Paris : Fayard ; 2002.
Au risque de la pensée. Paris : L’Aube ; 2001.
Le génie féminin, tome II, Mélanie Klein. Paris : Fayard ; 2000.
Le génie féminin, tome I, Hannah Arendt. Paris : Fayard ; 1999.
Sens et non-sens de la révolte. Paris : Fayard ; 1996.
Les nouvelles maladies de l’âme. Paris : Fayard ; 1993.
Étrangers à nous-mêmes. Paris : Fayard ; 1988.
Soleil noir. Dépression et mélancolie. Paris : Gallimard ; 1987.
Pour citer cet article :
Harleaux M, Moro MR. Le féminisme d’ici et d’ailleurs ; d’ailleurs à ici Une photographie de Julia Kristeva. L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2013, volume 14, n°1, pp. 7-1
DOI : 10.3917/lautr.040.0007Lien vers cet article : https://revuelautre.com/entretiens/feminisme-dici-dailleurs-dailleurs-a/
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L’espace psychique où se réfléchit à la fois la joie et le mal de vivre ou la liberté et la sujétion, est-il en train de s’ensevelir? Julia Kristeva soulève cette question inquiétante qui révèle un malaise de notre civilisation. Dans Les Nouvelles Maladies de l’âme (1993), elle explique comment les images médiatiques qui aplanissent les différences et les émotions produisent également une uniformisation de la psyché. Elle affirme que «pressés par le stress, impatients de gagner et de dépenser, de jouir et de mourir, les hommes et les femmes d’aujourd’hui font l’économie de cette représentation de leur expérience qu’on appelle une vie psychique». Julia Kristeva poursuit ce questionnement dans Sens et non sens de la révolte (1996), où, dans un discours sur les pouvoirs et les limites de la psychanalyse, elle se demande si face à la culture «show», éphémère et périssable, il est possible de bâtir et d’aimer une culture-révolte? L’approche psychanalytique d’Étrangers à nous-mêmes (1988) contribue à une nouvelle compréhension de la migration, de l’exil et de l’altérité. En s’appuyant sur la conception «d’inquiétante étrangeté» qu’elle emprunte à Freud, la peur de l’autre s’expliquerait par le fait que la rencontre de l’altérité nous renvoie à l’étrangeté, qui est présente en nous-mêmes. Le statut de la femme dans la société occidentale connaît d’incessantes variations qui à la fois orientent et embrassent l’évolution de leurs désirs. Grâce à la contraception et à l’avortement, les contraintes du corps et de la condition féminine se sont allégées. La maternité peut se vivre comme un choix et non comme un destin procréateur. Les paramètres ont changé. Les familles sont en mouvement. Femme engagée, s’intéressant notamment aux femmes écrivains et aux intellectuelles, Julia Kristeva est l’auteure d’une trilogie Le Génie féminin (1999-2002) dédiée à Hannah Arendt, Mélanie Klein et Colette, où elle se dissocie du «féminisme massificateur» et insiste sur l’irréductible singularité de chaque sujet. Intellectuelle européenne, Julia Kristeva a une réelle influence sur le féminisme international et son œuvre, empreinte des ambiguïtés humaines de la psychanalyse, siège dans le paysage de la pensée contemporaine.
Entretien réalisé le 23 juin 2011
L’autre : Parlez-nous de votre milieu familial : quelles ont été les transmissions fondamentales par votre père orthodoxe, votre mère darwinienne ?
Julia Kristeva (JK) : J’ai eu la chance de naître au sein d’une famille particulièrement cohérente et en même temps « multivers » – pour emprunter un terme de l’astrophysique moderne – à savoir avec des différences importantes vis-à-vis de la philosophie, de l’idéologie et de la manière de transmettre, différences qui, en se croisant, faisaient que ma sœur et moi avons pu être très libres. Mon père, très tôt orphelin, a été élevé au séminaire puis a étudié la théologie avant d’étudier la médecine. Mais au fond, mon père était un littéraire qui s’intéressait singulièrement à la littérature russe et française. C’est lui qui m’a transmis le goût de l’écriture. J’étais le « garçon » de la famille, très proche de mon père qui m’emmenait souvent, entre autres, voir des matchs de foot avec lui… Ma mère était biologiste, darwinienne con-vaincue, mais néanmoins respectueuse des idées de son époux. C’est donc moi qui, très jeune, ai porté la contestation. Je me souviens de deux phrases que répétaient mes parents et qui m’ont marquée plus ou moins inconsciemment par la suite. Ma mère disait : « Je ne voulais pas vous couver sous mon aile, mais vous donner des ailes ». Quant à mon père, il affirmait que : « Le seul moyen de sortir de l’enfer, c’est d’apprendre des langues ». Pour mon père, l’enfer était bien évidemment le régime communiste ; l’amour de la littérature et l’apprentissage des langues étrangères étaient ainsi sa forme de révolte. Il m’avait donc inscrite très tôt dans une école maternelle de langue française, dirigée par des sœurs bénédictines. Après l’expulsion des sœurs, pour cause d’espionnage, j’ai continué à étudier à l’Alliance française.
L’autre : Quels ont été les processus majeurs qui vous ont amenée à votre réflexion féministe ?
JK : La lecture du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir en premier lieu. Je l’ai lu en Bulgarie, à la fin de mon adolescence, et j’ai alors compris que la liberté ne consistait pas seulement en une évasion vis-à-vis de telle ou telle contrainte, mais surtout en une créativité et que cette liberté s’acquérait différemment selon que l’on était un homme ou une femme. Aujourd’hui, je continue de penser que la notion de liberté n’est pas suffisamment comprise. Beaucoup la confondent avec le mot « choix ». Mais ce qui reste impensé, c’est surtout la différence qui existe entre les hommes et les femmes dans l’accès à cette liberté même. Or c’est ce qui m’a paru primordial chez Simone de Beauvoir. À cet égard, il faut rappeler que Le Deuxième Sexe n’est pas un programme de militance féministe – ce qu’il va devenir, et tant mieux, avec le temps et en particulier après 1968 – mais le récit des aventures personnelles d’une femme singulière dont la liberté passe à la fois par une prise de risques et par la prise de parole. Par la suite, c’est bien évidemment Freud qui m’a permis d’approfondir cette compréhension de la liberté « au féminin », mais plus tardivement, après mon arrivée en France.
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