Dossier

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Histoire et cliniques 2

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Ce second dossier « Histoire et cliniques » prolonge les réflexions démarrées précédemment, en insistant plus amplement sur les enjeux cliniques. Il n’est désormais plus possible en effet d’ignorer les enjeux de l’histoire dans l’appréhension de l’inconscient. Ce, non seulement dans l’attention au contexte qui permet son écoute, mais dans ce qui le façonne au plus profond. L’enjeu, en réalité, n’est pas nouveau. Freud, dans son testament intellectuel qu’est L’Abrégé de psychanalyse, s’interrogeait sur cette « partie des acquisitions culturelles [qui] a laissé derrière elle son précipité dans le ça » (Freud, 1939, p. 305). Rien de ce que ne formule le sujet n’échapperait aux longues transformations de la culture. Face à cette proposition, il ne s’agit plus seulement de reconnaître le rôle de l’étayage social et culturel dans la formation du moi, et en premier lieu du surmoi, mais de déplier un geste qui cherche à approcher l’empreinte historique de la pulsion elle-même. Dès lors, l’opération de réduction qui ferait du symptôme le seul à répondre des filtres du présent et de ses conséquences se révèlerait rapidement insuffisante. C’est à l’inverse tout l’inconscient qui émane non plus d’un ordre naturellement prédéfini, mais d’un agencement historiquement construit. Les propositions de Freud sont toutefois restées peu travaillées jusqu’à une période très récente. Et pourtant le « gain théorique » (Freud, 1939) de ces hypothèses est au fondement d’une écoute renouvelée valorisant différemment le symptôme, plus à même de nuances face aux risques de débords familialistes et plus attentive à ce qui se formule à partir d’un contexte plus large. Cette attention à l’histoire est aussi le moyen de nous extirper de l’astreinte du père, si fermement appuyée par Jacques Lacan. Elle nous ouvre au contraire à des chemins renouvelés qui ne répondent plus uniquement du cadre hétéronormé occidental, mais veille à l’épaisseur d’expériences où les points de fixation s’articulent à des expériences de domination, de marginalisation, d’invisibilisation profondément inscrites dans l’histoire. La clinique transculturelle témoigne peut-être mieux que nulle autre de cette nécessité de l’attention à ce qui borde l’émergence d’une parole, ses impossibilités, l’empreinte sociale et culturelle du psychisme et de ses manifestations.

L’historien Hervé Mazurel poursuit ici la réflexion entamée dans le dossier précédent. Alors qu’il était surtout revenu sur les influences de la psychanalyse dans le travail des historiens, il opère ici un retournement en revenant sur les résistances de la psychanalyse à l’opération historique. C’est que les mécanismes du psychisme ne sont pas des invariants anhistoriques et que nos affects restent profondément pétris par les longues métamorphoses de l’histoire. Au plus profond de nous, les précipités de la culture se sédimentent et viennent constituer le limon de nos transformations subjectives. Difficile dès lors de concevoir l’inconscient, dans toutes ses profondeurs, comme identique à travers les âges. C’est là appuyer une nécessaire attention à la fabrique sociale de l’inconscient, face à un symptôme qui ne répond plus seulement du roman familial, mais dépend en ses plis les plus archaïques des façonnements de l’histoire.

Les psychologues Marion Feldman et Malika Mansouri, accompagnées de leur équipe réunionnaise, portent ces questions dans la clinique à partir des situations rencontrées auprès des « enfants de la Creuse » séparés de force de leurs parents pour être envoyés en métropole entre 1962 et 1984. Faire face à cette histoire, accueillir les expériences traumatiques qui en découlent, a nécessité de la part des cliniciens de réfléchir aux dispositifs de l’écoute, à partir d’un travail collectif réunissant des thérapeutes réunionnais, les conclusions des premières recherches cliniques des autrices sur les « enfants de la Creuse » et la lecture de textes ethnopsychanalytiques et anthropologiques. Ce travail, s’il s’avère légitime pour accueillir la parole des adultes, anciens « enfants de la Creuse », est également indispensable pour tout dispositif se devant d’accueillir des paroles marquées par une histoire coloniale et discriminante. La clinique a alors notamment pour spécificité de s’articuler à un travail qui se fait aussi à partir des dossiers administratifs de ces personnes, rares vestiges de ces histoires confisquées. De ce tissage entre traces archivistiques et traces psychiques découle une clinique affranchie de la démarcation superficielle entre « petite » et « grande » histoire.

Tout travail de l’inconscient est conditionné à l’histoire qui le borde. Lorsque le récit intersubjectif qui l’entoure est bloqué, c’est toute une subjectivité qui se retrouve privée de monde. C’est ce sur quoi reviennent les psychologues Nassima Ouandelous, Kahina Zenad et Malika Bennabi Bensekhar à partir de la « Décennie noire » algérienne (1991-2002). L’histoire opère ici comme un véritable système d’effacement à travers les générations et annihile jusqu’au plus profond des subjectivités. Le travail clinique ne peut alors se faire sans un travail d’historicisation, tandis que toute possibilité subjective s’imbrique à la possibilité de nommer collectivement ce qui participe de cet anéantissement. Autrement, le risque est de ramener les individus au seul statut de victime et de rabattre l’enjeu politique d’une clinique à la seule situation personnelle. L’histoire, à cet endroit, détermine la clinique et nous rappelle que toute logique du désir est conditionnée à sa structure politique.

En clôture de ce double dossier, nous proposons de revenir sous un angle plus général sur les discours qui se formulent au sujet de la « mentalité africaine » à partir du XIXe siècle. L’historienne Delphine Peiretti-Courtis s’intéresse ainsi à la fabrication d’un essentialisme racial à partir des enjeux de la santé mentale. D’abord limité à une lecture biomorphologique, c’est ensuite l’essentialisme culturel qui permet aux médecins de défendre l’infériorité psychique de l’Africain. En interrogeant ce qui permet la continuité de ces représentations racistes, Delphine Peiretti-Courtis pointe le caractère historiquement situé de toute clinique et nous rappelle la nécessité de l’histoire face au risque d’un voile nosographique essentialisant et naturaliste.

Au terme de ce double dossier qui, loin de prétendre épuiser ces questions, ne participe qu’à leur réouverture, c’est montrer qu’être attentif à l’histoire ce n’est pas ignorer la synchronie qui se manifeste dans la fixation psychique, ni escamoter les jeux de répétition de l’après-coup. C’est plus exactement revenir sur ce qu’implique une parole de l’autre qui est à chaque fois un recommencement. Or ce recommencement n’est jamais pur et nous conduit à la nécessité de cette écoute « radicale » (Habib, 2010), dépouillée, seule apte à congédier le risque des rabattements de l’intemporalité sur l’évènement qui se formule dans la parole de l’autre. C’est être à cet endroit où l’histoire signe une ouverture, non plus uniquement à partir de la seule béance en quête de subjectivité, mais dans la machinerie même de ce qui s’invente à l’insu des sujets.

Raphaël GALLIEN et Claire MESTRE

Références citées

Freud, S. (1939). Abrégé de psychanalyse. Œuvres complètes, volume XX, 1937-1939. PUF [2022].

Habib, S. (2010). Comment ne pas entendre ?. L’en-je lacanien, 14(1), 161-183.