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Dossier : Histoire et cliniques 1

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Histoire et cliniques 1

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Sigmund Freud, théorisant ce qui était en train de devenir la psychanalyse, invitait chaque clinicien à s’interroger sur le bénéfice des manifestations psychiques en insistant sur la nécessité de reconnaître le symptôme comme une tentative de guérison (Freud, 2010). Avec lui, le symptôme apparaît comme un refuge ou un compromis face au réel. De la névrose au délire, toute manifestation psychique serait ainsi une résistance à l’histoire, qu’elle soit familiale ou plus collective. Mais si la psychanalyse, au moment de son apparition, est apparue comme particulièrement subversive, inquiétant tout à la fois l’ordre familial viennois (Schorske, 1983), la sexualité et son empreinte infantile (Laplanche, 2007), le geste métaphysique (Assoun, 1976) ou encore l’organisation de la cité (Gabarron-Garcia, 2021), force est de constater son oubli progressif du contexte historique et social qui borde son développement – et en premier lieu de la vie des sujets auquel elle fait face (Mazurel, 2021). Certes, ces dernières années les observateurs de premier plan du social que sont les cliniciens notent l’apparition de « nouvelles économies psychiques » (Melman, 2002) et s’interrogent sur les nouveaux enjeux cliniques qui en découlent (André, 1999 ; De Senarclens, 2022). Rares sont toutefois ceux à réellement penser l’historicité et les enjeux contemporains de ces transformations (Castel, 2006). De ce défaut d’histoire, ce double numéro1 entend faire son sujet, convaincu que cliniciens et historiens gagnent à (re)nouer le dialogue. Tous nourrissent en effet une attention particulière aux traces, creuset d’un paradigme indiciaire qui certes diffère dans sa finalité, mais partage nombre de chemins méthodologiques et épistémologiques. Oublis, refoulements, silences, projections sont autant de dénominateurs communs. Notre ambition est de prolonger cette discussion, quoiqu’en la déplaçant, dans une géographie qui ne se limite plus aux seuls espaces européens.

Par le passé déjà, d’autres, tel Michel de Certeau, ne se sont pas simplement satisfaits d’amener à la table de l’historien les questions du psychanalyste, mais se sont efforcés de penser les articulations, écueils et nécessités de traduction entre les deux disciplines (De Certeau, 1987). C’est sur cette rencontre entre histoire et psychanalyse que se concentre l’historien Hervé Mazurel dans l’article qui ouvre ce numéro et constitue le premier volet d’une réflexion en deux parties – la seconde paraîtra dans le deuxième volet de notre dossier. Hervé Mazurel nous montre ici à quel point le travail de l’historien a été profondément marqué par les développements freudiens puis lacaniens, non sans que cela nourrisse d’importants malentendus. À la suite de ces travaux, les sentiments les plus universels, les plus « pulsionnels » (violence, angoisse, plaisir…), apparaissent comme le produit d’une histoire en propre devant leur possibilité d’existence à la singularité d’un contexte toujours en transformation qui les façonne au plus profond. En somme, rien de moins travaillés par l’histoire que ces affects encore trop souvent présentés comme l’invariable d’une condition humaine. Mais si la psychanalyse a permis aux historiens de réinterroger l’historicité des grammaires affectives, force est de constater que la psychanalyse a peu fait acte de ces renouvellements historiographiques – cette dernière question sera l’objet de son second article. À l’orée du XXIe siècle, un large pan de la psychanalyse apparaît ainsi enfermé dans une circularité épistémique et clinique ayant les plus grandes difficultés à penser les transformations contemporaines d’un sujet qui n’est plus celui de Freud ou de Lacan (Castel, 2012), en appelant certains à « renouer avec la subversion » des débuts (Laufer, 2022).

Dès le XIXe siècle, différents observateurs n’ont pourtant pas manqué d’interroger l’hétérogénéité des manifestations psychiques selon les contextes et les géographies. L’aliénisme naissant installe d’emblée « l’Autre » au cœur de ses développements (Moreau, 1843). Dans les années qui suivent, la colonisation se fait le support de nombreuses spéculations quant à l’empreinte du psychisme et de ses variations. Du point de vue de la psychanalyse, c’est Freud lui-même qui installe le « primitif » au centre de l’architecture analytique. À sa suite, longue est la liste des controverses quant à « l’âme » ou la « mentalité primitive », l’universalité du complexe d’Œdipe ou encore la toile d’identifications que constitue la culture. Pour exemple, les débats qui accompagnent l’articulation méthodologique entre culture et psychanalyse que propose Georges Devereux (1972) après Géza Róheim (1969). Et si en Europe Jacques Lacan achève de figer en une structure immobile un inconscient plaqué au « reste » du monde2, dans d’autres espaces ces questions semblent ne jamais s’être refermées. Tel fut le cas du travail du psychiatre Frantz Fanon qui place les influences de l’histoire et de ses avatars les plus traumatiques au centre de la psyché. En attestent, à sa suite, les travaux d’Alice Cherki (2006) ou plus récemment de Simona Taliani et Roberto Beneduce (Mestre & Beneduce, 2012). De la rencontre entre histoire et clinique, c’est également ce dont témoigne dans ce numéro l’article de la psychanalyste Françoise Davoine qui repart de la proposition d’Hervé Mazurel pour évoquer sa rencontre avec les Sioux ou les traumatisés de guerre. Marquée par les travaux de Wilfred Bion, Françoise Davoine a développé avec Jean-Max Gaudillière une clinique qui articule des évènements aux temporalités et géographies différentes, afin de faire surgir un entre-deux réparateur. L’expérience de l’un n’est ainsi plus rabattue sur l’expérience de l’autre, mais relève d’un jeu de projections qui, à travers le récit partagé, resitue le sujet dans sa propre temporalité.

De récit partagé, il est aussi question dans l’article de l’historienne Marianna Scarfone, mais cette fois pour insister sur la difficulté des professionnels des années 1950 à penser la prise en charge des immigrés algériens en France. L’historienne esquisse les contours d’une question encore peu travaillée, interrogeant les recompositions institutionnelles et les représentations médicales qui jalonnent discours et pratiques. Elle donne à voir les traductions empiriques d’une clinique essentialisante, marquée de racisme, qui ignore ses propres coordonnées historiques et celles qui bordent le patient et son symptôme. Son article jette ainsi un regard singulier quant aux dynamiques de la « plainte » au contact des médecins et soignants de l’ancienne puissance coloniale. Au terme de la lecture, l’idée d’une mosaïque du contact s’effondre au profit d’une plus grande attention à ce qui se répète, et donc s’invente, dans la rencontre entre le médecin et le patient. S’y dévoile l’historicité d’une symptomatologie qui se fait miroir non simplement des transformations de l’appréhension médicale, mais des formes mêmes de la souffrance et de ses expressions.

Romain Tiquet confronte, quant à lui, son regard d’historien au dossier médical de Moustapha H., hospitalisé au sein de la clinique psychiatrique de Fann (Sénégal) au milieu des années 1960. Au lendemain de l’indépendance du pays, Fann apparaît comme un lieu central où se réinvente, sous l’impulsion principale des psychiatres Henri Collomb et Moussa Diop, une clinique qui, tout en étant héritière de la colonisation, cherche à mieux comprendre l’ancrage local de la souffrance psychique. En convoquant ce dossier, l’historien propose un déplacement en usant de la charge thérapeutique mise en scène par les médecins pour interroger l’épaisseur sociale du trouble psychiatrique. L’objectif est de s’extraire de la seule visée psychologisante au profit d’une plus grande attention à la situation politique qui borde le récit du malade et de sa famille, les rendant ainsi davantage sujets de leur propre histoire. Et si en cette décennie 1950 Fann s’impose progressivement comme la tête de proue d’une appréhension réinventée de la maladie mentale, c’est en réalité toute une clinique qui se cherche à partir du continent africain à la suite de la colonisation (Mannoni, 1950 ; Fanon, 1952 ; Memmi, 1957). La prise en compte de ce qu’implique la « situation coloniale » oblige en effet à repenser les conséquences psychiques de la situation coloniale et de ses héritages (Boni & Mendelsohn, 2021).

D’une clinique plus attentive au modèle qu’elle participe à renouveler, là est également le cœur de l’article de la psychiatre et anthropologue Claire Mestre qui conclut ce dossier. Au carrefour des héritages de l’histoire et des enjeux du présent, elle explore la portée de l’étiquette « hystérie » à Madagascar. En remontant jusqu’aux premières traces de la notion, c’est surtout l’actualité de ce terme dans une ancienne colonie française qu’elle interroge. Pour les médecins, user de ce qualificatif, c’est tout autant adhérer à une communauté médicale globalisée que dissoudre la complexité d’une clinique en manque de moyens. La notion se révèle ainsi tout à la fois un outil d’infériorisation, une réponse à la difficulté de penser la singularité de ces épisodes, et une manière de gérer la personne à défaut d’une réelle réinscription de ces épisodes dans le tissu social, culturel et politique malgache.

Par ces succinctes lignes introductives, il ne s’agit pas encore de proposer un retour exhaustif sur les tensions qui structurent notre démarche. C’est toutefois affirmer d’emblée la nécessaire mise en échec de toute linéarité, afin de ne plus se satisfaire des repères attendus pour penser la complexité de modèles heuristiques qui ne peuvent se réduire à la seule nomade : l’enjeu n’est plus de chercher à articuler au sujet une narration prétendument universelle qui s’impose à travers le regard analytique, mais d’en convoquer plus rigoureusement les méthodes pour penser la portée de l’historicité dans la manifestation du trouble et de l’accueil qui lui est réservé. Le détour par d’autres géographies, comme c’est le cas dans ce dossier, nous entraîne à repenser l’infrangible de la psyché : tout individu est avant tout singularité en mouvement et non simplement l’exemplaire d’une « tribu », d’une nation, d’une société, et ce jusqu’au plus profond de son inconscient. Du moins est-ce une des hypothèses majeures qui jalonne ces pages et nécessitera d’être poursuivie. Comment l’histoire et ses effets peuvent-ils constituer une dimension pour repenser architectures théoriques et implications cliniques ? Est-ce par l’influence de moments historiques sur le destin psychique (Mouchenik, 2006 ; Sironi, 2007 ; Feldman, 2009 ; Mansouri, 2013) ? Par la transformation de l’appareil psychique en lui-même face à l’histoire ? Par le jeu des histoires croisées (Davoine et Gaudillière, 2004 ; Mestre, 2019) ? Avec ces questions, c’est admettre a minima que l’articulation familiale ou l’omnipotence de l’infans sont en partie instituées par une histoire large, en extension ; que si l’on peut convenir de la synchronie du mode d’être de l’inconscient, il est autrement plus problématique d’en attacher le contenu de ce qui s’y déroule à une métaphysique présupposée ; ou encore qu’à l’inverse d’une psychanalyse hétéronome, la mise au centre des enjeux de la diachronie doit nous pousser à mieux interroger les introjections des logiques sociales et culturelles qui s’expriment à partir du noyau même de l’inconscient. À défaut d’affronter ces questions, le regard clinique se condamne non seulement à l’essentialisation, mais aussi à la fossilisation. Si le dialogue entre ces deux domaines (histoire et psychanalyse) est encouragé à se poursuivre, les incidences de ces échanges doivent pouvoir nourrir la clinique. Le prochain numéro nous apportera d’autres propositions sur ce dernier point.

Raphaël GALLIEN et Claire MESTRE

  1. À ce premier dossier, un second doit advenir en 2024.
  2. Pas tout à fait, précisons-le, puisque là où la psychanalyse ne parvient à retrouver ses ancrages, alors sa population est présentée comme inanalysable. Pour exemple, la « rencontre » de Jacques Lacan avec le Japon.