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L’observation des bébés est une pratique réalisée par des différents types de professionnels : les puéricultrices, les psychologues, les éducatrices de jeunes enfants, et d’autres… Mais qu’en est-il de l’anthropologie, soit une observation dans un but de recherche et de documentation de la façon dont les petits sont élevés, éduqués, socialisés ?
Pour l’équipe transculturelle que je dirige, la question de l’observation est abordée selon deux modalités : celle inspirée par Esther Bick permet grâce à l’attention, à la suspension de son jugement, d’explorer le bébé dans ses interactions avec son entourage. L’observation passe par la subjectivité de l’observateur : ses écrits sont ensuite partagés et interprétés par un groupe de thérapeutes de discipline différente.
La dimension anthropologique de l’observation permet d’inférer à l’enfant une forme d’agency. Ainsi le bébé est un partenaire, avec sa subjectivité et sa façon de s’exprimer et de communiquer dans une trame culturelle (Razy, 2019). L’observateur est impliqué dans les relations qu’il entretient avec lui, son ou ses parents ; il analyse le contexte de l’observation. Elle n’est donc pas neutre et tient compte de la déformation imposée par la présence du chercheur. Les pratiques culturelles sont également interrogées et pour notre équipe, l’impact de l’exil sur l’utilisation possible ou pas, de ces pratiques et leur évolution.
Cette pratique de l’observation nous sert quand nous sommes inquiets pour un bébé. Que voyons-nous, que peut-on en comprendre d’une éventuelle souffrance ? Comment l’articuler à ce que vit la mère dans un quotidien souvent contraint et exposé à la précarité ?
L’observation qui suit illustre cet objectif : comment vit un bébé né dans l’exil et porté par une mère vivant un contexte de précarité ?
C’est pourquoi, Sandra Marie-Thérèze, éducatrice et étudiante en master d’anthropologie, stagiaire dans la consultation transculturelle s’est attelée à partager une journée avec une maman.
Dans l’intimité d’une journée avec Mariama, Kelyane et Aaron par Sandra Marie Thérèse
En tant qu’Éducatrice de Jeunes Enfants en centre d’hébergement, entrer dans l’intimité familiale de mères et de leurs enfants, lors de « visites à domicile », était inscrit dans mon quotidien professionnel. La notion d’intimité mérite un temps de réflexion car il peut être complexe d’en définir les contours. Elle peut, de prime abord, se définir dans une opposition entre privé et public, espace privé, propre à chacun dans lequel se déploie le vécu personnel, les relations familières, familiales et sentimentales. Mais l’intimité est aussi une intériorité, une vie profonde, intérieure, des sensations, des émotions, des sentiments et des pensées.
Intervenant auprès de familles migrantes précaires, l’entrée dans l’intimité se faisait, dans ce lieu, par l’accès à l’hébergement. Pour ces familles précarisées par des situations administratives qui les maintiennent en marge, la question de leur hébergement oscille entre opportunités et contraintes : opportunités d’accéder à un espace personnel, sûr et intime pour elles et leurs enfants et contraintes de devoir le partager et d’accepter le regard et les interventions de professionnels dans leur vie. Malgré tout, ce cadre spécifique d’hébergement et une certaine éthique du travail social, privilégiant relation de confiance et adhésion, ont toujours laissé le temps et la place à une entrée progressive dans l’intimité des familles. L’intimité c’est, en effet, aussi l’expérience partagée d’une relation de familiarité.
Stagiaire à la consultation transculturelle, j’ai donc participé aux entretiens cliniques où l’écoute des récits est marquée par les violences et la perte ; les quotidiens y apparaissent comme éprouvants les corps et les esprits. Cette écoute donne un accès abrupt à cette intériorité du patient, à ses états émotionnels fluctuants au grès de son vécu, de son l’élaboration psychique et du travail clinique.
Un autre temps de partage de cette intimité avec les familles s’est faite par mon travail de recherche. Dans une idée de documentation des conditions de vie des enfants de migrants et de leurs familles, j’ai donc proposé à certaines mères de les rencontrer à leur domicile mais aussi parfois de les accompagner vers l’extérieur, parfois vers des professionnels du soins. Nul doute que tout le précieux travail de l’équipe de la consultation, attentif à la mise en confiance des familles, a largement contribué à ce qu’elles me laissent entrer temporairement dans leur vie.
J’ai choisi d’écrire à propos d’une famille, une mère seule avec ses deux enfants1. Malgré tous ces éléments inestimables partagés et parce que l’intime est « une expérience infime » (Laplantine, 2020) ce sont des moments banals du quotidien de cette famille, comme les temps de déplacements, que j’ai choisis de donner à voir. Il s’agit ainsi d’« une expérience [presque] invisible et silencieuse » (Laplantine, 2020), descriptive qui, j’espère, fera entrevoir un peu de leur intimité.
Nous sommes un jour de février, j’ai rendez-vous avec Mariama à l’hôtel où elle est hébergée. Après 45 min de transport en commun depuis le centre de Bordeaux, je fais encore 12 minutes de marche pour rejoindre l’hôtel. Il est plutôt isolé, situé au fond d’une zone d’activité industrielle et commerciale où l’on trouve essentiellement des bureaux, des concessionnaires moto et auto et d’autres entreprises.
L’hôtel semble être en majorité réservé à l’hébergement social. Il accueille visiblement des familles avec des enfants car je vois des poussettes et des jouets dans les coursives. Mariama, elle, est hébergée un peu plus loin, en dehors de l’enceinte de l’hôtel, dans une maison avec un jardin qui a été divisée pour y faire de petits logements. Elle est hébergée là depuis un an, avec ses deux enfants. L’ainé Aaron, âgé de 2 ans et demi, est à la crèche. La seconde, Keylane, 1 an, est avec madame. Après cette mise en contexte, j’imagine ce que Kelyane pourrait raconter de la suite de notre après-midi, si elle pouvait parler.
Je suis bien installée dans le dos de maman. Après avoir mangé, nous sommes allées chercher Sandra à l’hôtel, là où maman va faire la lessive. Sandra je l’ai déjà vue quelque fois aux ateliers de la consultation transculturelle et au rendez-vous à l’hôpital. D’habitude, j’aime beaucoup bouger et grimper, j’ai un an mais je marche depuis déjà 2 mois. Sandra est souvent restée auprès de moi quand j’explorai l’espace du LAEP (Lieu d’Accueil Enfant Parent) où nous faisions les ateliers. Mais là, c’est l’heure de la sieste, je m’endors déjà à moitié, et de toute façon elle vient pour discuter avec Maman.
Maman s’excuse par ce qu’il y a du bazar dans notre petit studio de 15 m2. C’est vrai que depuis plusieurs jours, elle range et trie toutes nos affaires. Il parait que l’on va bientôt déménager. D’après maman, ce sera mieux car plus grand et moins humide. C’est vrai qu’ici nous n’avons pas beaucoup de place avec mon frère pour jouer. En revanche, ce sera plus loin, il nous faudra faire des trajets en bus encore plus longs.
Ma mère et Sandra s’installent autour de la table. Moi je reste sur le dos de maman et je commence à m’endormir. Maman raconte son parcours, elle parle de papa. Je m’agite et je commence à râler. Maman s’arrête, me parle et Sandra me redonne ma sucette. Mon papa ne vit pas avec nous. Avant ma naissance, ils vivaient ensemble mais nous n’avons pas pu être hébergé avec lui par le conseil départemental. Du coup, ils se sont séparés et maintenant je le vois de temps en temps. Il manque beaucoup à mon grand frère. A moi aussi mais je l’exprime moins et finalement je le connais moins bien. Aaron, lui, pleure très fort à chaque fois que mon père s’en va. Ma mère et Sandra reprennent leur discussion. Finalement, je me rendors et sombre dans un profond sommeil.
J’ai dormi presque 2h et je sens que maman me descend de son dos pour m’installer dans la poussette. Je comprends que nous allons sortir. Effectivement, la poussette se met en mouvement, elle bouge et bringuebale. Il faut dire que là où nous habitons les trottoirs ne sont pas vraiment aménagés pour les piétons. Il y a beaucoup de travaux et les trois arrêts de bus les plus proches sont fermés. Il faut marcher presque 20 min entre les travaux et entrées de parking pour aller prendre le bus. Malgré tous ces mouvements et cette agitation, je me réveille à peine et continue à dormir. Le trajet dure presque 50 minutes. Au moins, il peut me paraitre moins long en dormant !
Je me réveille, maman n’est pas auprès de moi mais Sandra est là. Je reconnais cet endroit, nous sommes au resto du cœur. Nous y venons chaque semaine pour chercher de quoi manger, du lait, des couches, etc. En me réveillant je râle et pleure un peu. Sandra me prend dans ses bras. Maman n’est pas loin, ça me rassure, je me calme. Souvent, je reste dans la poussette pendant que maman récupère le colis alimentaire. Parfois, c’est long ! Là je peux marcher un peu, ça fait du bien. Sandra reste auprès de moi.
C’est le moment de repartir, maman me mets dans la poussette mais je ne suis pas contente, je pleure car je voudrais continuer à explorer. Dans la poussette, à côté de moi, il y aussi quelques courses, qui ne rentrent pas dans le sac que porte maman. C’est reparti pour prendre le bus. Nous allons chercher mon grand frère à la crèche, encore au moins 30 minutes de trajet. Dans le bus, comme je râle encore un peu, maman me sort de la poussette. Elle me met debout à côté d’elle sur le siège. Je peux jouer un peu, je pousse sur mes jambes comme pour rebondir, je souris, ça me fait plaisir de bouger.
Nous arrivons à la crèche d’Aaron. Comme souvent quand on vient le chercher, il se met à pleurer. Il ne veut pas partir de la crèche. Le matin aussi c’est comme ça, il pleure, il ne veut pas partir de la maison. Et, une fois arrivé à la crèche, il pleure encore quand on s’en va avec maman. Il faut dire que mon grand frère est très sensible, il pleure souvent. Maman dit qu’« il aime pleurer ». A vrai dire, Maman aussi pleure beaucoup, presque tous les jours.
On quitte la crèche, Aaron est dans la poussette, il pleure toujours, il tend les bras vers maman, demande des bonbons. Elle n’en a pas, elle reste calme et lui parle mais il est inconsolable. Moi, je suis de nouveau sur le dos de ma mère. Elle m’a installée les jambes ouvertes autour de son bassin. Mais je bouge, je me tends en arrière, je finis par tendre mes jambes toutes droites dans le dos de maman. Je suis sans doute un peu inconfortable, ou peut-être un peu agitée par la tension et les pleurs de mon frère.
Je sais que tout ça n’est pas facile pour ma mère ! Elle est très courageuse, elle en fait de nombreux déplacements tous les jours, à pied, en bus ; deux aller-retours par jour à la crèche, puis d’autres trajets pour aller aux rendez-vous à la PMI, avec l’assistante sociale, à la préfecture ou ailleurs pour les démarches administratives, pour chercher des colis alimentaires, ou encore rencontrer des associations. Je le sais parce que je suis toujours avec elle, mais vous voyez, j’essaie de me faire discrète. Maman aime que je ne pleure pas, mon frère pleure déjà « trop » pour elle. Mais, elle est incroyable, elle a même la force et l’envie de nous amener jusqu’à Bordeaux-centre pour les ateliers de la consultation. Elle apprécie, elle aussi, ces moments de partage avec d’autres mères et d’autres enfants. Ce sont des moments d’échanges, de rires, de chants et de jeux, des moments intimes et précieux, qui nous font du bien car, vous pouvez le voir au fil de cette journée, ils ne sont pas si nombreux !
Je vous raconte cette « expérience de terrain [comme] une expérience du partage du sensible » (Laplantine, 2020), de ces moments ordinaires et pourtant pas si anodins. « L’intime n’est pas un objet que nous pourrions étudier de manière impassible car c’est une expérience qui nous touche, nous trouble et peut aussi parfois nous indisposer. » (Ibid). Sans doute, quelque chose de ma propre intériorité, entre sensibilité personnelle et expérience professionnelle, a, ici, été touchée, dans ce mélange entre la force des sentiments exprimés par Mariama pendant l’entretien, le peu d’expression voire le retrait de Kelyane et les émotions débordantes d’Aaron. Le travail ethnographique auprès de ces familles crée, comme le souligne Michel Agier (2015) « une relation empathique » dans laquelle la subjectivité de l’anthropologue a toute sa place, relation par laquelle, pour reprendre les mots de Jeanne Favret Saada (1990), il se laisse « affecté » par cette expérience de la rencontre intersubjective.
L’expérience d’un bébé en exil
A travers les mots de Sandra, qu’elle prête à Kelyane grâce à son empathie, on peut comprendre comment la vie d’un bébé est traversée, non seulement par les interactions avec sa mère, mais aussi par un contexte très astreignant. En effet, « le retentissement du contexte sur la vie psychique des femmes est inévitable : le manque de droit, l’accueil, la pauvreté, l’isolement […] » (Mestre, 2020, p. 388), ont également, à n’en pas douter, des incidences pour les enfants. En effet, « In utero et dès la naissance, le nouveau-né puis le nourrisson sont des êtres sensibles mais aussi sont les plus vulnérables aux conditions de vie dans lesquelles ils évoluent, surtout si celles-ci ne sont pas favorables à leur développement. » (Zaouche-Gaudron et al., 2018, p. 10). L’intimité des relations et les interactions familiales, l’exploration d’un environnement sain et sûr, terreau d’un développement serein et harmonieux, peuvent, pour ces enfants de migrantes précaires, être envahies, voire empêchées par la multiplicité des contraintes qui pèsent sur leurs mères.
Ces temps ordinaires des déplacements urbains des familles nous donnent à voir la matérialité de cette intimité familiale. Le réel, les besoins vitaux, les contraintes sociales, institutionnelles et spatiales occupent non seulement du temps mais aussi de la disponibilité physique et psychique dans la vie intime de ces familles. Ainsi, combien sont-elles ces femmes exilées et invisibilisées, qui arpentent les espaces urbains avec leurs enfants dans les poussettes, pendant des heures et des kilomètres, pour assurer leurs démarches administratives, répondre à leurs besoins et ceux de leurs enfants ? L’absence de ressources ne leur permet pas toujours de prendre les transports en commun, ou au risque d’un contrôle d’un contrôle d’identité. Ces femmes s’engagent intimement, par leur corps pour assurer une stabilisation de leur vie familiale voire parfois simplement leur survie.
Ainsi, l’intimité des enfants et de la mère doit être envisagée par « la composition difficile de ces espaces ou de ces récits intimes […] pour comprendre à quel point l’expérience migratoire touche à la constitution profonde des personnes et pèse sur leurs actions » (Aulanier & Odasso, 2025, p. 5). L’effort pour faire famille, le besoin de protection (le statut administratif) se déploient dans des dimensions spatiales et relationnelles pesantes (Mahroug, 2025)
Les dimensions socio-politiques de l’intériorité ne sont pas absentes, les parents comme Mariama devant se raconter à l’Etat, aux travailleurs sociaux comme une injonction biographique (Mahroug, 2025), car les politiques de l’asile et migratoires contraignent à une extimité (Schmoll, 2020). Et, il en est de même des politiques familiales qui modèlent cette intériorité et l’intimité familiale (Neyrand, 2013).
Pour les personnes exilées, les questions administratives et familiales sont souvent intriquées. C’est le cas pour Mariama dont l’hébergement par le conseil départemental était soumis à des conditions de séparation avec le père de ses enfants. Mais c’est aussi le cas pour les regroupements familiaux, ou encore les reconnaissances de paternité, ouvrant droit à régularisation. « Pour les migrantes encore plus que pour d’autres, la relation intime/extime est encastrée dans des structures politiques et économiques telles que les politiques migratoires » (Schmoll, 2020, p.182), avec lesquelles se croisent les politiques familiales.
En s’intéressant aux enfants de l’exil et à leur santé, il est important, de chercher à comprendre comment ce contexte social a des effets sur leur développement et leur psychisme.
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