Document

Compte Twitter de Géraldine Tobe Source D.G.

L’art et la culture : une histoire de performance ?

Réflexion à partir du parcours de Géraldine Tobe à Kinshasa : d’enfant sorcier à artiste engagée


Aude BERTRAND

Aude Bertrand, cofondatrice et directrice de la coopérative d’artistes Ndaku Ya La Vie Est Belle (Kinshasa, RDC) - productrice/réalisatrice indépendante de projets artistiques et culturels (France - RDCongo).

De Boeck F (2000). Le « deuxième monde » et les « enfants-sorciers » en république démocratique du Congo, Traduit de l’anglais par Jacquemin J-P : Politique africaine 2000/4 (N° 80), p 32 à 57.

Didi-Huberman G. (1992), Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, 1992 , Collection Critique, Ed. de Minuit 208p.

Gell A. (1998), L’art et ses agents, une théorie anthropologique (Art & Agency), Traduit de l’anglais par Sophie et Olivier Renaut. Les Presses du réel, « Fabula », 328p.

Sperber D, (1993), La contagion des idées, Ed. Odile Jacob, 256p.

Yengo P (2008). Enfance et kindoki ou les ruses de la raison sorcière dans le bassin du Congo, Cahiers d’études africaines, n°189-190, p297-323.

Pour citer cet article :

Repéré à https://revuelautre.com/documents/lart-et-la-culture-une-histoire-de-performance/ - Revue L’autre ISSN 2259-4566

Lien vers cet article : https://revuelautre.com/documents/lart-et-la-culture-une-histoire-de-performance/

Mots clés :

Keywords:

Palabras claves:

Dans cette analyse, je m’intéresse au transculturel comme un espace mental d’innovations, de lieu ressource pour l’adaptation : là où le sens se tisse, les récits se créent. Puis, je propose de voir l’art, dans sa création et son spectacle, comme une hétérotopie, un support privilégié pour le mouvement de la pensée et en particulier pour la rencontre multiculturelle. Je m’appuie sur le parcours de Géraldine Tobe à Kinshasa : enfant-sorcier devenue artiste engagée pour sa société.

Je m’interroge sur l’agentivité des représentations dans le parcours de Géraldine Tobe Mutamande à Kinshasa : accusée d’être enfant sorcier comme son grand frère handicapé mental lorsqu’ils étaient petits, elle choisit ensuite la voie du couvent catholique pour finalement se consacrer à l’art, et à une pratique hors de tout dogme académique. Aujourd’hui femme indépendante et reconnue pour son art sur les marchés internationaux, elle développe des projets artistiques pour faire bouger la société : que ce soit au travers d’ateliers d’art thérapie au centre national de psychiatrie de Kinshasa, ou au travers d’expositions d’oeuvres du patrimoine culturel matériel de Tervuren à Kinshasa.

L’agency des représentations me passionne à plusieurs égards : comment une oeuvre d’art – vivant ou plastique – fonctionne pour le créateur mais aussi pour le regardeur ? Comment des représentations – des images mentales, des récits – traversent-elles le temps et l’espace en gardant la même efficacité ? Comment une représentation peut-elle être favoriser l’adaptation et en même temps être vecteur de traumatismes, porteuse de mémoires traumatiques ?

Je m’intéresse à l’échelle de l’individu, en tant que transmetteur et créateur de représentations et j’émets comme hypothèses que d’une part tout individu est inspiré de différentes représentations qui le traversent – nous sommes tous transculturels ; et que d’autre part plus les représentations sont nombreuses et diverses, plus la capacité d’adaptation (donc de résilience) de l’individu sera grande. Je crois aussi qu’analyser la galaxie des représentations qui est en nous est un des fils que l’on peut tirer pour mieux comprendre nos histoires en tant qu’hommes, femmes, enfants, mais aussi notre histoire universelle.

Ces processus liés à la représentation se passent de façon intime en nous. Ils sont tous actifs mais tous ne peuvent pas être dits : de façon collective, il ya consensus sur des récits communs afin de faire taire les bruits de chacun. L’art est à cet endroit une hétérotopie que l’on peut partager : langage à inventer pour celui qui le fait, mais aussi pour celui qui le regarde. On peut parler des vertus mimétiques et cathartiques de l’art : sans doute est de cela qu’il s’agit lorsque Géraldine nous parle « d’auto-thérapie » dans son parcours et qu’elle développe ses projets d’arts pour la société.

Ecrire sur le parcours de Géraldine Tobe nous fait toucher à diverses problématiques : la sorcellerie à Kinshasa et le phénomène des enfants sorciers, le contexte contemporain de Kinshasa, ma position en tant qu’auteure. Je ne vais pas développer ce dernier point ici, mais il faut être attentif aux contre-transferts existants et potentiellement biaisant cette étude : je ne suis pas un être neutre mais construite par une histoire de vie et des imaginaires collectifs qui me traversent. Pour révéler et déconstruire au maximum ces biais, j’ai passé de long séjours à Kinshasa depuis bientôt 10 ans et je comprends et parle le lingala kinois. Ma méthode est celle de l‘observation participante, des entretiens et de la recherche bibliographique.

Concernant le contexte socio-économique de Kinshasa, les habitants de cette mégalopole du plus de 15 millions d’habitants vivent au gré des coupures d’eau et d’électricité plus ou moins présentes selon les quartiers, sous le joug d’un Etat pilleur à tous les niveaux, au taux du dollar du jour…Vivre à Kinshasa est réglé par un article unique d’une constitution orale « Article 15 : débrouillez-vous ! ». La majorité de la population kinoise mange une fois par jour, voire une fois tous les deux jours. Le contexte historique est celui de la traite négrière, de la colonisation belge, du règne de Mobutu, et depuis les années 90 de guerres sans fin. La RDC est le pays qui compte le plus de réfugiés internes au monde. On doit dire aussi que l’histoire de ce pays est aussi une histoire des ressources naturelles exploitées par d’autres pays : le caoutchouc, l’uranium, le diamant, le coltan, le bois, etc. Malgré le fait que la RDC soit le pays le plus naturellement riche du monde, le niveau de sa population est classé parmi les derniers chaque année par la PNUD.

Dans ce contexte, la sorcellerie est une des façons de comprendre le monde.

La sorcellerie, le kindoki (en kikongo et lingala) signifie aussi bien l’intelligence ancestrale « positive » comme le dit Géraldine dans nos entretiens – traduit aussi littéralement par intelligence, mayele en lingala-, que les forces diaboliques « négatives » qui ne sont pas sans nous rappeler notre définition européenne de la sorcellerie au moment de l’inquisition. La sorcellerie traditionnelle, le kindoki tel que les missionnaires l’ont trouvé à l’époque des grandes conquêtes, a été diabolisée pour la colonisation, jugé hérétique face à l’Eglise. Jusqu’à aujourd’hui, la majorité des kinois rejette les fétiches ancestraux comme diaboliques. Aujourd’hui ce sont les pasteurs et prophètes des diverses églises (évangéliques, millénaristes, apocalyptiques, de réveil…) qui montrent du doigt ce diable.

La famille de Géraldine en a fait la douloureuse expérience. La mère était seule avec 4 enfants, face aux difficultés de la vie quotidienne kinoise, et avec une incompréhension devant un enfant spécial, d’âgé alors d’environ 8 ans, qui dessinait plus qu’il ne parlait. Son pasteur lui a dit qu’il était sûrement un enfant-sorcier, possédé par un sorcier : qu’il était la cause de ses malheurs. Et que sa petite soeur, de 2 ans sa cadette, qui jouait beaucoup avec lui devait être complice dans ce monde invisible. Les deux enfants ont dû subir plusieurs séances d’exorcisme : installés dans une pièce noire, entourés de bougies, d’encens, sans manger et boire pendant des jours pour « affamer et faire sortir les démons », subissant des rituels alliant parfois des sévices physiques et sexuels. Le grand frère de Géraldine, Joël, n’a plus parlé depuis lors et a cessé de dessiner. Géraldine dira qu’à ce moment là elle s’est mise à dessiner, que Joël « lui a transmis ce don ». On peut déjà supposer qu’elle voit là l’art comme une expression à part, permettant d’exprimer ce qui se trouve au delà du langage, et qui mystérieusement, soigne.

La jeune Géraldine a ensuite décidé – d’elle-même – de se consacrer à la voie religieuse et de rentrer à l’école d’un couvent catholique, pour finalement entrer à l’Académie des Beaux Arts après le bac. Au sein de celle-ci elle sera confrontée à différents courants artistiques : le mouvement dit académique transmis de maître à élève, et le mouvement dit contemporain amorcé au début des années 2000 par un groupe d’étudiants et influencé par l’institut français voisin où passent des artistes contemporains du monde entier. Géraldine y développera une démarche très personnelle : peindre avec de la fumée.

Géraldine Tobe peint littéralement ses toiles à la bougie, la nuit. Elle prépare la toile avec des pochoirs ou non, puis y dépose de la suie qui le matin, révèleront leurs figures. Elle dit que la nuit elle arrive mieux à accueillir une spiritualité inspirante : elle est « avec les esprits », dit-elle non sans un rictus.

Cette démarche réitère des éléments de ses séances traumatisantes d’exorcisme : la nuit, le feu, les esprits. Cela me fait précisément me questionner sur la performance, sur l’agentivité des représentations. Je ne fais pas remonter les présences du feu, des esprits, de la fumée, de la nuit seulement aux épisodes traumatisants de l’enfance de Géraldine. Mais à une image qui porte également quelque chose de traumatique pour moi qui écoute ce récit et qui fait écho à mon imaginaire de l’inquisition en Europe avant les grandes conquêtes. Lorsqu’on se renseigne sur la colonisation on apprend que les missionnaires européens ont apporté ces mêmes méthodes pour condamner les religions locales. Je me pose ainsi la question du voyage de ces représentations traumatiques et comment ça joue encore aujourd’hui ?

Comment Géraldine Tobe, par sa pratique, réussit-elle à désamorcer, sinon à révéler, à questionner cette mise en scène aussi bien pour elle-même que pour d’autres ?

Le résultat de ses toiles est poignant. Souvent elles évoquent des violences, parfois physiques mais aussi mentales, sous la forme d’esprits justement. Quand je lui pose la question elle répond par la métaphore de l’abcès dont il faut sortir le pus. « Maman Aude, tu sais quand tu as quelque chose qui pousse à l’intérieur de ta peau, ça gonfle, ça fait du pus. Pour être guérie il faut l’extraire. Je dois extérioriser ces traumatismes, ça doit sortir pour que je puisse connaitre la vrai paix, la vraie réconciliation avec moi-même et avec mon dieu. Quand on extrait ça, ça fait très mal mais après on guérit ». Lors de ce même entretien elle dit aussi : « j’ai toujours vu l’art avec d’autres dimensions révélatrices, l’art peut faire beaucoup de choses ».

L’expression artistique en tant que processus créatif, a certainement des qualités pour aider les individus mais aussi les sociétés à bouger. L’art est le lieu de la création, de la résilience. Je crois qu’être dans une situation transculturelle relève du même mouvement que celui qui engendre l’art : un phénomène de balancier dans le lieu de tous les possibles, le lieu du « entre », le lieu de la création originelle d’où naissent les récits qui nous supportent.

Peut-être est-ce pour cela que l’art et la culture sont-ils tellement liés ?