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La cuisine : entre échange et lien social


Véronique DURAND

Véronique Durand est Docteure en anthropologie, maître en langue et littérature portugaises, maître en Ethnologie, Conseillère scientifique Université Libre de Bruxelles, Chercheure Associée ETDSS – Aix-Marseille.

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Pour citer cet article :

Repéré à https://revuelautre.com/documents/la-cuisine-entre-echange-et-lien-social/ - Revue L’autre ISSN 2259-4566

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Résumé

Cette réflexion sur la cuisine est le résultat d’une recherche de terrain effectuée dans des centres urbains, à la fin des années 1990, principalement à Recife (Brésil) et Calcutta (Inde) où des vendeuses de rue vendaient une alimentation traditionnelle. Elle a porté sur les échanges d’aliments, sur l’alimentation en tant que code et langage, sur le symbole et la valeur du « manger », sans oublier la culture du quotidien et les relations de genre.

Au-delà d’une référence culturelle, l’alimentation fonctionne comme un code social, voire politique et dans ce sens, il est important de l’approcher sous l’angle de l’histoire et de la psychologie.

Les facteurs historiques et religieux ont une influence prépondérante dans la façon de s’alimenter, étant donné que le « bien manger » se transmet de génération en génération, au sein de chaque groupe social. Dans ce sens, dans un même espace géographique où cohabitent diverses communautés, les codes peuvent différer.     

Cuisiner : transmission et culture

La cuisine fait partie intégrante de la vie de tous les peuples. Elle entre dans le domaine des habitudes, des coutumes et de tout ce qui fait référence aux sens, puisque nous sommes, dès l’enfance, familiarisés avec des saveurs, des odeurs, des rituels bien définis. Jean-Paul Aron affirme que la cuisine naît d’un besoin (de s’alimenter) pour arriver à une production culturelle et artistique (le plaisir). Nous verrons comment la femme – la mère – prépare le palais et le goût de ses enfants, en les alimentant, faisant de l’acte de manger et de préparer le repas un acte culturel.

L’être humain – majoritairement la femme – transmet des goûts, des recettes, des traditions et fait souvent référence au passé, à l’enfance. Ces comportements mettent en évidence l’importance de la cuisine régionale, de l’identité et des revendications identitaires. D’autre part, la mère ou celle qui a assumé le rôle de mère est omniprésente dans la mémoire de l’adulte qui y fait référence lors de repas traditionnels. Lorsque nous sommes obligés de manger des mets inconnus, notre palais réagit en approuvant ou en rejetant cette nouvelle saveur ; nous avons alors conscience de combien le goût est important, par rapport à l’alimentation à laquelle nous sommes habitués, celle-là même qui va nous faire trouver bonnes ou mauvaises les découvertes d’une autre cuisine.

Levi-Strauss (1967, p. 276) souligne l’importance des codes et des représentations que celle-ci peut transmettre : « La cuisine est un langage au sein duquel chaque société codifie des messages qui lui permettent de signifier au moins un peu de ce qu’elle est.  » Souto Maior (1985, p. 8) reprend cette idée : «  la consolidation de la culinaire d’un groupe humain ne se fait qu’au long d’une longue expérience culturelle.  » Il s’agit bien alors de l’un des produits les plus sophistiqués de la culture, au même titre que le langage.

Nous allons illustrer l’importance du goût, de la cuisine au sein de chaque groupe humain, à partir de quelques caractéristiques de la cuisine brésilienne puis de la cuisine indienne, de façon à comprendre jusqu’où les rituels et engagements font non seulement partie d’une philosophie du « manger », mais aussi d’une philosophie du vivre ensemble.

La cuisine brésilienne

La cuisine brésilienne est le résultat de la rencontre de trois cultures : amérindienne, africaine et portugaise.

La tradition indigène se perpétue dans le contexte de la division sexuelle du travail : l’homme s’occupe de ce qui est grillé (ici du churrasco) alors que la femme prépare une cuisine plus sophistiquée, en sauce.

Au Brésil, pour préparer le beiju1 et pour faire griller la farine de manioc, les groupes amérindiens utilisent des fours à bois. On les appelle casas de farinha2 ; elles appartiennent à la communauté qui s’y retrouve régulièrement.

Le manioc et le maïs sont hérités de la tradition amérindienne. La farine de manioc consommée telle quelle est une constante dans l’alimentation du Nord-Est brésilien. Elle a donné naissance au pirão3. Le mingau – la bouillie – est aussi faite de farine de manioc. En fonction de la classe sociale, on le prépare avec de l’eau ou du lait. La farine de manioc remplace le pain, tout au moins dans les familles qui ont un faible pouvoir d’achat et pour lesquelles le pain est cher. Elles considèrent la farine comme un aliment fort dans la mesure où elle fournit les calories nécessaires à l’effort physique que hommes et femmes sont fréquemment obligés de fournir.

Da Câmara Cascudo (1983, pp. 121-122) affirme que les Portugais ont continué à développer la culture du maïs, déjà planté et utilisé par les Indigènes à l’époque de leur arrivée au Brésil, pour l’alimentation des esclaves et des animaux.

Cependant, le maïs n’a pas connu au Brésil, le même développement que dans divers autres pays d’Amérique Latine.

Les civilisations aztèques, incas et mayas consommaient le maïs au quotidien. Elles lui donnèrent une connotation religieuse. Le mois de juin, dans l’Empire inca était la Pâques du Soleil. Il correspondait également à la cueillette du maïs. Au Brésil, le mois de juin est marqué par les fêtes de Saint Jean, on danse la quadrille, on allume les feux et on lâche les ballons qui sont censés se transformer en étoiles. Les autres éléments amérindiens sont la banane le poisson, les crustacés et le miel. Ces constantes indigènes ont traversé les siècles et figurent encore au menu brésilien.

L’influence africaine s’est manifestée tout d’abord par l’importation organisée par les colons portugais, du piment malagueta, d’huile de palme, de gombos. Rappelons que divers produits importés de l’Afrique vers le Brésil venaient initialement de l’Inde. De Goa, les Portugais amenèrent le riz, le gingembre, l’anis, le sésame et des fruits tels que la mangue, le cajou, la noix de coco…
Divers auteurs affirment également que la canne à sucre (qui fait partie du paysage du Nord-Est) est originaire de l’Inde.

Les esclaves africains ont laissé une empreinte importante dans l’alimentation du Nord-Est dans la mesure où la responsabilité de la Casa Grande – la Maison des Maîtres – était confiée à une esclave. L’esclave africaine a maintenu la cuisine coloniale, tout en l’enrichissant de nouvelles saveurs. Ainsi les produits importés cités ci-dessus, l’utilisation des épices, la grande diversité à accommoder le poisson, le poulet et les nouvelles techniques de préparation (avec du lait de coco, du citron vert, de l’ail et des oignons) ont donné une nouvelle saveur à la cuisine européenne. À la Maison des Maîtres, deux ou trois personnes travaillaient dans la cuisine et il était courant d’appeler la cuisinière, après un dîner réussi, pour la féliciter.

La cuisine de Bahia est connue pour son piquant, ses piments et ses fritures à l’huile de palme. Une des principales influences africaines a été l’utilisation de la noix de coco dans les moquecas4 et dans divers autres plats salés, dans les douceurs et desserts tels que le riz au lait5. On utilise l’eau, le lait et la chair de la noix de coco.

L’idée de mélange existe de fait dans la linguistique. Par exemple le fuba et le angu sont deux mots quimbanda6 qui sont passés dans le langage brésilien et qui sont devenus des plats quotidiens. Au kuz-kuz ou alcuzcuz, plat national des Maures de l’Égypte au Maroc, a succédé le cuzcuz de maïs7. L’adaptation brésilienne a transformé un plat à l’origine de semoule de blé, de légumes et de viandes en plat sucré.

Le vocabulaire s’est enrichi de diverses expressions d’origine africaine, assimilées au langage portugais : la langue brésilienne est née. L’influence africaine s’est également affirmée dans la prononciation et les sons de la langue, considérée plus douce, plus chantante au Brésil qu’au Portugal.

Le troisième élément qui a contribué à faire de la cuisine brésilienne ce qu’elle est aujourd’hui est l’influence portugaise. On la retrouve dans l’utilisation de diverses céréales, le vin, les biscuits, l’olive, l’ail, le sel et l’œuf de la poule. Les Portugais plantèrent le concombre, la moutarde, le navet, la laitue, la carotte. La cuisinière portugaise a introduit la friture.

On ne peut aborder la cuisine brésilienne sans parler des deux constantes que sont le haricot noir et le sucre.

Le haricot existait au Portugal et en Afrique avant la colonisation mais son développement n’avait jamais atteint les proportions que l’on connaît au Brésil.

Selon Cascudo (op. cit., p. 495), son rôle a été de favoriser la sédentarisation de la population du Nord-Est brésilien. En effet, la plantation et la cueillette sont des activités féminines et la femme aurait transporté la plante avec elle durant tous ses déplacements. Elle est vite devenue indispensable. Le haricot aurait ainsi accompagné toutes les familles qui migraient vers l’intérieur des terres du Nord-Est.

Pour la cuisinière, il s’est révélé un aliment parfait pour préparer ou compléter n’importe quel repas. C’est une plante pratique, facile à cultiver et à cuisiner. Dès la seconde moitié du XVIIe siècle, elle est devenue indispensable.

Le sucre est l’autre élément indissociable de l’alimentation du Nord-Est. La canne à sucre est, avant tout, l’origine, la base de la formation de cette société. Si l’on remonte l’histoire, il apparaît clairement que la Casa Grande et la Senzala8 ont, non seulement déterminé une économie régionale tournée vers l’extérieur mais surtout la structure de la société du Nord-Est, basée sur l’esclavage. Elle est à l’origine des mentalités des comportements et de la fracture sociale et raciale qui perdure encore aujourd’hui.

Les plats sucrés, dans toutes les civilisations, ont un rôle social qui correspond à des actes de solidarité humaine : par exemple, lors de fiançailles, mariage, anniversaire, naissance, le gâteau est indispensable. Les moments importants de la vie sont marqués par la douceur, par l’échange et par le fait de partager. La culture de la canne a influencé sa consommation sous toutes ses formes. Le sucre a été mélangé à tous les produits régionaux disponibles.

L’alimentation, un code social ?

Au début du XXIe siècle, on assiste à un véritable duel tapioca9 contre hamburger, ou encore eau de coco versus coca-cola, ce qui représente une lutte des valeurs, une recherche d’identité, liée au fait que le Brésil a longtemps cherché un modèle – social, politique, économique – à l’extérieur. Cette quête identitaire remonte à l’époque de la colonisation, lorsque le Brésil se tournait vers le Portugal et l’Europe pour vendre le sucre.

Or, le danger de perdre son identité ne vient pas de la rue. Ce sont les classes moyennes qui, dans une recherche constante de modernité ont adopté d’autres règles de vie et, parallèlement, introduit un autre vocabulaire, d’autres habitudes, d’autres comportements. Ces transformations sont le résultat logique des possibilités toujours croissantes de voyages et d’informations en général. Les médias ne cessent d’encenser l‘extérieur, l’opposant par là même à ce qui est local, régional qui apparaît comme dépassé, démodé.

Le débat est politique, économique et dépasse le cadre du culturel. La génération adolescente préfère consommer des snacks, à cause de la présentation (papier brillant, boîtes en plastique), du fait qu’il n’y a pas besoin de mastiquer mais aussi à cause des espaces où on peut les consommer, les shoppings centers. Cette consommation situe socialement le consommateur. Se manifeste ainsi le besoin de paraître, de se situer et d’être reconnu socialement comme moderne. Nous sommes loin de l’époque où l’alimentation était utilisée comme référence et marque symbolique d’indépendance.

Le plat traditionnel, le arroz-feijao – riz et haricots – est le plat du pauvre, il correspond au quotidien, à la réalité puisqu’il a la fonction bien précise d’entretenir le corps, seule richesse potentielle de celui qui ne possède rien. Le plat national, c’est une production collective. Personne ne l’a inventé, tout le monde a participé à son élaboration et il nous manque lorsque nous sommes loin de chez nous.

Selon Souto Maior (1985) et Cascudo (op. cit., p. 382), un peuple qui défend ses plats nationaux défend son territoire. Il essaie de ne pas être envahi par la cuisine internationale, car elle est perçue comme sans histoire, sans parfum. Tous deux rappellent que la cuisine brésilienne s’est transformée en symbole national lors des mouvements d’indépendance des années 1821 et 1822. La défense des couleurs brésiliennes passait par la résistance et les produits portugais étaient alors boycottés. À la table des patriotes, le vin, les jambons, la farine de blé et l’olive étaient interdits de façon à affirmer symboliquement son autonomie.

Il existe une autre constante dans la conception de l’alimentation brésilienne : « Le manger, c’est de la nourriture cuite, à la casserole ». Campos explique que l’on ne mange pas n’importe quoi n’importe quand, mais en fonction de l’heure et du travail qui nous attend. Le comportement alimentaire change aussi face à la maladie. Après un accouchement, la parturiente consomme des aliments comme de la soupe, du poulet. Ce moment correspond, pour la femme pauvre de l’intérieur du pays à un moment privilégié. Elle a un peu de temps pour elle – 30 jours – pour pouvoir se reposer. En ville, les femmes ont abandonné ce resguardo – régime propre au post partum – par manque de temps et de structure familiale. Elles ne peuvent cesser de faire les tâches domestiques, ni abandonner leur travail.

L’essentiel de la cuisine portugaise consistait en viandes, pains et vins. Il existe divers interdits, principalement liés au lait. Pourtant, malgré ces tabous, l’essentiel de l’art culinaire réside dans le mélange, que ce soit dans la feijoada, le cozido, les moquecas10 ou encore par le fait de consommer des plats chauds et froids en même temps.  Da Matta (1989) a développé la théorie du mélange en tant que constante dans la culture brésilienne. Il cite l’exemple de la feijoada où le riz blanc cesse d’être blanc au contact du haricot qui cesse d’être noir en se mélangeant avec le riz.

Le cuit est social par définition. Il est conçu comme quelque chose qui permet la relation et rend possible le mélange de ce qui était auparavant séparé. Au-delà du mélange des couleurs, il y a un mélange des consistances entre le solide et le liquide11. Le code culinaire serait ainsi relationnel et intermédiaire, un code marqué par le lien. Un dernier aspect marquant de la société brésilienne, principalement dans les couches populaires, est l’absence de réserve de nourriture. Héritage indigène – où l’alimentation dépendait de la chasse, de la pêche et de la cueillette – lorsque l’on ne pouvait rien garder ? Ou encore référence au don et contre don étudiés par Mauss (1925), lorsque l’on mangeait et buvait durant des jours et des jours jusqu’à terminer les réserves pour faire plaisir aux amis et aux alliés ? Et en même temps pour les impressionner ?

Les Indiens du Brésil et les Africains dans leurs pays avaient cette même coutume. Ils dépensaient les réserves de palme (en Afrique) et de manioc (au Brésil) pour préparer des boissons alcooliques qui étaient ensuite consommées dans des fêtes de trois ou quatre jours qui alternaient rituels religieux, danses, chants, plaisir de manger et de boire. La consommation d’alcool et de certaines plantes menait à la transe. D’innombrables autres civilisations pratiquaient ces rituels tels les Aztèques, les Mayas, les Incas.

Ceux-ci ont disparu chez les sociétés occidentales pour être remplacés par les réserves, les prévisions, les planifications pour manger, travailler, se divertir. Dans nos sociétés, nous avons organisé des dates, des codes, des moments pour faire la fête. Les moments de travail et de loisirs, autrefois dépendants l’un de l’autre, ont été séparés : le travail représenté par la cueillette, la chasse, la pêche était relié directement à la fête, à la nourriture, à la boisson. Désormais, on mesure le temps, on mesure la fête, on compte l’argent. Cette répartition n’a plus rien à voir avec la dé-mesure des moments de fête qui, à l’origine correspondaient à des fêtes religieuses grandioses.   

Bataille (1967) estime que ces moments précieux et magiques ont été changés au fil du temps pour se transformer en congés payés. Le fait de vivre au jour le jour, comme c’est toujours le cas dans les foyers des couches pauvres serait-il un héritage des premiers habitants, lorsque le travail s’intégrait à la vie puisqu’il faisait partie d’un tout et que les notions de fête et de religieux étaient au moins aussi importantes pour l’équilibre de l’homme que celle du travail ? Ou encore a-t-il à voir directement avec la précarité financière de la population qui n’a pas les moyens de stocker ?

L’alimentation indienne

Les Indes étant un vaste territoire, avec des particularités régionales culturelles, religieuses et linguistiques, cette étude porte avant tout sur l’alimentation bengalie, c’est-à-dire du West Bengale où, comme ailleurs en Inde, l’alimentation et les échanges de nourriture répondent à des codes bien définis.

Manger ne signifie pas seulement s’alimenter : c’est un rituel, c’est un acte sacré. Le feu est assimilé à la « bouche des Dieux ». Il est purificateur. Il est sacré. Le feu allumé au moment de la cérémonie du mariage est celui qui se transforme en feu domestique du nouveau maître de maison. Mais c’est la femme qui a la responsabilité de l’allumer tous les matins. Enfin, la crémation est destinée à amener l’individu à une libération définitive.

« Naître, manger, mettre au monde, faire l’amour et mourir sont des moments qui ont à voir avec le sacré » écrit Mahias (1985).

En Inde, on sert trois repas principaux dans une journée. Le petit déjeuner est composé de thé et de chapatî12. Le déjeuner est un ensemble de légumes chauds très épicés, de riz bouilli et de dal (lentilles). Le dessert est à base de lait, le dahi (fromage caillé) avec des fruits et des confitures. Légumes et chapati composent le dîner, plus léger.

La journée de la cuisinière commence tôt. Elle allume le feu, prépare le thé et commence à préparer le premier repas. Le temps du travail destiné à la cuisine, activité privilégiée et devoir principal de l’épouse est estimé à plusieurs heures par jour.

Au sein de l’univers domestique, il n’existe pas de recette. Il s’agit d’un savoir qui se transmet oralement, de mère à fille puis de belle-mère à belle-fille, où chacune transmet, par la pratique, son propre savoir-faire. La femme a besoin d’un ensemble de connaissances (action, terminologie, utilisation des ustensiles, estimation des quantités et du temps, appréciation des consistances, des couleurs, des odeurs et des goûts) afin de reproduire les plats qui correspondent à son groupe social. Elle fait alors appel à tous ses sens pour préparer des plats qui devront satisfaire la vue, l’odorat et le goût. Elle lave, coupe, râpe, écrase, pille, moud, « reproduisant ainsi les gestes qui relèvent d’une organisation sociale et économique  » continue Mahias (ibid.). Toutes ces activités culinaires, sans oublier le choix, le tri et la préparation des épices qui ont une valeur fondamentale dans la tradition culinaire (la cannelle, le gingembre, le cumin, le safran, la coriandre…) prennent beaucoup de temps.

On mange assis, avec les doigts de la main droite, la main gauche étant considérée comme impure. Le fait de manger avec la main nue signifie que la nourriture n’est pas neutre ; elle est un don de vie ; c’est pourquoi entre la bouche et les doigts, il n’y a pas d’intermédiaire. On coupe la chapati avec les doigts et les petits morceaux servent de cuillère pour les sauces ou de pince pour attraper les aliments. La femme travaille assise ou accroupie, par terre. Le sol se transforme en un espace particulier qui lui appartient totalement. Il devient une table sur laquelle on pose les légumes, les épices, les plats, les bols. La cuisinière ne se lève pas. Elle a su conquérir une légèreté qui lui permet de tout faire sans se lever. Elle est pieds nus. Les chaussures demeurent toujours à la porte des maisons. On laisse la poussière dehors. La femme devient une magicienne aux yeux de l’enfant. C’est elle qui permet le contact et le mélange des choses auparavant séparées. Le plat cuisiné n’a plus rien à voir avec l’aliment brut ; le plat cuisiné est devenu plaisir. La cuisine est un trait d’union entre l’esthétique, l’odeur et le goût et elle est destinée à satisfaire des désirs, plus que des besoins : don de vie pour les uns, gestes d’amour pour d’autres.

Dans une famille bengalie, la femme sert d’abord son mari, puis la famille de son mari, respectant la hiérarchie en fonction du sexe et de l’âge, ses enfants. Elle mange après avoir nourri les autres, souvent seule, les restes du repas.

Dans les milieux occidentalisés, le repas se passe à table et l’on utilise assiette, fourchettes et couteaux. Dans ce cas, le travail de la maîtresse de maison revient à la servante ; mais c’est toujours elle qui supervise, organise, va à la cuisine.

L’apparition des bouteilles de gaz dans les métropoles et dans les milieux les plus favorisés a transformé les habitudes. La cuisinière travaille debout, elle a tous ses ustensiles à portée de main, ce qui implique l’achat d’étagères, de table et surtout une révision complète de l’espace et du fonctionnement de son propre corps dans ce nouvel espace, puisqu’avec le réchaud ou le charbon de bois, toute l’activité se fait par terre.

Un membre d’une caste supérieure peut donner de la nourriture à un membre d’une caste inférieure, il ne peut rien recevoir en échange, sans prendre le risque d’être pollué. La caste la plus basse peut recevoir des nourritures de n’importe quelle caste supérieure. Les notions de pureté et impureté ne correspondent pas à la propreté matérielle mais à la pureté de caste.

La tradition indienne présente six saveurs : le sucré, le salé, l’acide, l’âcre, l’amer et l’astringent et huit goûts distincts : le sucré, le salé, l’acide, l’amer, le fade, le piquant, l’astringent et l’épicé.

Un repas équilibré doit comprendre plusieurs de ces goûts. D’autre part, l’Indien fait la différence entre l’alimentation Kacca, qui signifie à l’origine cru – une cuisine « quotidienne, bouillie et sans beurre » – et l’alimentation Pakka qui, elle, signifie au départ mûr, cuit et qui s’est transformée d’un point de vue social et culinaire en « frit ou cuisine de fête et préparée avec du beurre ».

Les dérivés du lait jouissent d’un traitement spécial dans l’art culinaire. Le panir est un fromage frais, fabriqué à partir de lait caillé, séché et vendu sous forme de cubes. Il coûte cher. On l’achète enroulé dans une feuille de bananier, au marché, où les hommes font les achats très tôt le matin. Mélangé à des œufs ou des épinards, des petits pois, il est avant tout destiné à fourrer les chapatis, seul ou mélangé à ces légumes.

De même que le Nord-Est brésilien, le Bengale a une longue tradition sucrière. Ils ont tous les deux une production importante et relativement bon marché de fruits tropicaux tels que la mangue, l’ananas, la banane, la papaye et la noix de coco. Ce dernier fruit est autant utilisé dans la cuisine qu’en cosmétique. On l’offre également aux divinités. On ne mange pas ces plats, n’importe quand, n’importe comment ni avec n’importe qui. Tout moment social provoque la consommation ou l’abstinence d’aliments particuliers. Ainsi, les aliments évoquent des situations bien définies de la vie et reflètent l’affectivité, les émotions de ces moments. Cette relation peut dépasser le niveau individuel pour se transformer en un fait culturel reconnu par le groupe social. Par exemple, l’effervescence des goûts qui signifie le bien être et le bonheur est liée au mariage, à l’anniversaire ou à la Fête des frères alors qu’une cuisine insipide (qui correspond au renoncement des saveurs, du plaisir) apparaît lors de la maladie. Il s’agit d’un jeûne incomplet.

L’amertume représente au niveau du concret et du sensoriel la mort et le deuil en tant que refus du plaisir. Les Indiens expriment par l’alimentation ce qu’ils ressentent à un moment déterminé de la vie du groupe. Les plats qui sont offerts, qui sont partagés sont porteurs de codes. Ils reflètent une situation à laquelle tous participent. Par exemple, adoucir la bouche renvoie à un moment de joie. Lorsque l’on donne, à une personne aimée un morceau de gâteau ou toute autre douceur, on montre que l’on souhaite contribuer à son bonheur ou, au moins, participer à ce moment.

Les notions de chaud et de froid appartiennent au domaine de la santé, elles n’ont rien à voir avec la température des aliments. Ces qualificatifs sont proches de ceux utilisés à Recife pour évaluer combien un plat est fort ou faible. Ainsi, le sucre est chaud et destiné aux enfants et aux adolescents, les lentilles également car ce sont les travailleurs qui les mangent – elles sont l’équivalent des haricots noirs au Brésil. Le yaourt et le concombre sont froids car destinés aux malades.

Au même titre que l’alimentation, le jeûne fait partie des traditions de la civilisation indienne puisqu’il est considéré comme un exercice physique et spirituel. Le jeûne est pratiqué par des adeptes de quelques religions dans le but de manifester sa désapprobation de faits ou de lois considérés injustes. L’action, dans ce cas, est non violente.

La symbolique de l’alimentation

On mange en fonction de moments définis. Au quotidien, on mange seul, dans un coin en silence puisque manger est un acte sacré. Les Hindous associent le feu domestique au feu sacrificiel et c’est le feu qui transforme les aliments en nourriture, d’où cette idée traditionnelle qui affirme que l’acte de nourrir est un don de vie de la femme vers l’époux, de la mère vers l’enfant. On ne donne et on ne reçoit pas de la nourriture de n’importe quelle personne dans n’importe quelle circonstance.

La manière de se nourrir est culturelle, elle fait partie de l’éducation et dans ce sens, elle est sociale, mais on ne peut ignorer l’importance du facteur socio-économique dans les habitudes alimentaires.

Le repas d’un ouvrier qui travaille physiquement est différent de celui d’un fonctionnaire dont l’activité est sédentaire. Le premier a besoin de plus de calories pour maintenir son corps apte au travail. Le second découvre des saveurs en fonction de ses contacts professionnels, de ses voyages et transforme ses habitudes alimentaires pour qu’elles deviennent source de valorisation et d’élégance sociale. Interviennent alors le pouvoir acquisitif et le goût.

Muraro (1983) analyse la relation entre corps et alimentation. En effet, les élégantes des couches moyennes ne veulent pas manger afin de rester minces alors que la nourriture manque souvent dans les milieux pauvres. Nous retrouvons la question identitaire des uns et des autres : les femmes de la bourgeoisie appréhendent leur corps comme un instrument de séduction alors que les femmes des couches populaires le considèrent comme un outil de travail qui doit leur permettre de travailler.

La cuisine sert de référence au quotidien : obligations, interdits, traditions ponctuent l’année civile (le jeûne des Musulmans, la dinde de Noël, le gâteau du dimanche, le maïs de la Saint Jean, l’œuf de Pâques…) Cette perception des saveurs se transmet de génération en génération et mélange la sensation de plaisir à celle de bonheur, liée au souvenir, à l’enfance idéalisée, à la saudade13.

La fidélité au palais est inévitablement liée au social. La notion de temps a bouleversé la façon de s’alimenter. On ne déjeune plus à la maison, on prend un sandwich. Il a été inventé par le Conte de Sandwich qui ne voulait pas quitter sa table de jeux pour gagner du temps. Les repas plus élaborés ont lieu le soir lorsque la famille est réunie ou les jours de repos, par exemple le dîner du samedi soir ou le déjeuner du dimanche, qui regroupent amis et parents.

La cuisine continue d’être un lien entre les individus. Les amis se retrouvent autour d’une table, pour le plaisir, pour communiquer, pour se rapprocher. Le repas s’organise en fonction d’un rituel ou, au contraire, il est improvisé pour le plaisir d’être ensemble. Il est espace et lien social.

Chatelet (1977) insiste sur la chaleur réelle et symbolique d’une cuisine qui est cet espace privilégié où la cuisinière travaille comme une magicienne, transformant de simples aliments en plats aux odeurs familières appréciés.

La psychanalyse a analysé l’importance de l’alimentation et ses dérèglements alimentaires. Elle a souvent comparé l’alimentation à la sexualité, dans la mesure où les deux représentent le plaisir, satisfont un désir. Lévi-Strauss (1964) analyse ce même thème dans une étude sur les mythes de certaines populations indigènes du Brésil. Il constate que, dans ces mythes, le code sexuel n’est apparent que pour les références masculines alors que les féminines sont dissimulées sous des codes alimentaires. La femme cesse alors d’être « celle qui nourrit » pour devenir un objet de désir, quelque chose de comestible, consommable. La femme devient alors faune et flore : fleur, chatte, lionne, tigresse… Elle est – ou pas – bonne.  Elle représente ainsi toutes les richesses que l’amant désire posséder. Da Matta (1989) souligne cet aspect en le renforçant par le langage populaire brésilien où le terme comer – manger – est autant utilisé pour l’acte de manger que pour les relations sexuelles.

Conclusion

Cette comparaison entre le Brésil et l’Inde a été choisie tant par les différences que ces deux pays présentent que pour leurs similitudes. L’anthropologue ne peut ignorer les données historiques (les colonisations, l’esclavage) ni l’influence de la religion qui est devenue philosophie de vie et plus précisément dans le cas de l’Inde, fondement de la société. Les populations de ces deux pays présentent des attitudes apparemment opposées face à l’alimentation.

Au Brésil, l’homme mange de la viande. Il montre ainsi qu’il est un homme, qu’il a de l’argent pour l’acheter et qu’il va être fort et viril. Dans un même temps, le culte d’un corps jeune et mince valorise les nourritures plus légères, à prédominance végétale. Son comportement alimentaire est lié à la modernité, ou à ce que modernité signifie pour lui : consommer, se tourner vers l’extérieur. Le Brésil regorge de Shopping Centers tant pour des raisons de sécurité puisque le centre de la ville est considéré comme dangereux, que pour montrer qu’il adhère à un certain style de vie, exogène.

En Inde, pour montrer qu’il appartient aux plus hautes castes et qu’il est pur, l’homme mange des légumes et du riz. Ne pas manger de viande signifie élever son âme et améliorer ses vies futures.

À Calcutta, on fait ses achats au marché où tout s’achète brut et non conditionné. C’est la femme qui va transformer ces produits. C’est sans doute aussi pour cette raison que l’économie domestique revêt une importance aussi fondamentale. Le marché est un lieu social. Faire les courses est une activité masculine.

Alors qu’à Recife, on jette ses emballages, à Calcutta, pour des raisons de pureté, on jette les plats en terre utilisés par le consommateur. Cette habitude a traversé les siècles. Le thé et les sucreries sont présentés dans des petits pots de terre que l’on brise après avoir consommé et les repas sont souvent servis dans des feuilles de bananier, pour être sûr de ne pas polluer ni être pollué. Nous pouvons parler d’un comportement endogène. D’un côté, le premier mange des haricots et du riz et le deuxième des lentilles et du riz. La base est la même. C’est le comportement de chacun, basé sur son histoire et sa religion mais aussi sur son idéal de vie, ce vers quoi il tend qui fait la différence.

  1. Gâteau de manioc avec de la noix de coco.
  2. Maisons de farine.
  3. Purée de farine et de bouillon de poissons et/ou crustacés.
  4. Ragoût de poisson.
  5. Mais aussi cocada, confiture de coco, cuzcuz, canjica, pamonha, manguza.
  6. Une des langues africaines parlées par les esclaves lors de la colonisation.
  7. C’est-à-dire la semoule cuite à la vapeur, à laquelle on rajoute du lait de coco.
  8. La Maison des Maîtres et le Maison des Esclaves.
  9. Crêpe à la noix de coco.
  10. Plats traditionnels. Le premier est à base de riz, haricots et viandes de porc, le second à base de légumes et de viandes et le troisième de poissons, crustacés, légumes et lait de coco.
  11. Plats traditionnels du Nord-Est du Brésil tels que peixada, papa, mingau.
  12. Crêpes utilisées comme du pain ou de la farine dans d’autres cultures.
  13. Mot brésilien qui renvoie à l’absence, à la nostalgie, au manque de quelqu’un ou de quelque chose.