Pour une thérapie transculturelle. Vers une culture de la rencontre

Alfredo Ancora
L’Harmattan, Paris, 2019

On se rend compte avec ce livre combien la psychiatrie transculturelle italienne est riche et diversifiée. Nous connaissions à la revue L’autre celle de Roberto Beneduce1 et de Pierro Coppo2. Le dernier livre d’Alfredo Ancora, psychiatre, psychothérapeute systémicien, chercheur et enseignant à l’Université de Trieste et de Sienne, vient s’insérer dans la découverte de la psychiatrie transculturelle italienne. Alfredo Ancora a développé au contact des migrants qu’il a soignés une pratique transculturelle qu’il définit dans ce livre. La volonté de transmettre est très perceptible car est restitué intellectuellement, dans l’ouvrage, ce qui est un véritable voyage, un engagement thérapeutique et une praxis dans la clinique transculturelle. L’expérience est consistante et profonde. La pensée de l’auteur s’est construite avec son équipe pluridisciplinaire, mais aussi avec ses « maîtres » et ses élèves, ainsi qu’avec toutes les rencontres faites au centre de soin et durant des voyages d’études.

L’auteur nous invite à le suivre dans un parcours dont la liberté est de traverser des mondes et de construire une culture de la rencontre (soins, accueil), là où notre Europe érige des murs. L’équipement philosophique est pluriel pour décrire un positionnement qui permette cette rencontre. En effet, face à l’ « intrus culturel », qui rend caduques nos pensées thérapeutiques traditionnelles, il faut se tourner vers des références, des auteurs, qui permettent une modification de soi, certes pas toujours confortable mais prometteuse de découvertes. Les images mobilisées sont très parlantes : « le lieu de la cure, endroit défini et ordonné, doit être disponible à recevoir des instances de désordre et de confusion comme un ‘chantier’ sur lequel travaillent bon nombre d’ouvriers qui souvent portent les signes (mains et visages salis) du matériau qu’ils sont en train de travailler ! » (p. 38). Les idées de la complexité comme désordre, du travail de la pensée en cours, de l’impureté sont mobilisées avec une profusion d’auteurs (et de notes de bas de pages) vertigineuse et parfois un peu lourde. Les auteurs convoqués (parmi tant d’autres) sont, pour les plus importants, Georges Devereux, Gregory Bateson, Gilles Deleuze, etc. L’autre n’est accessible que dans la relation, ce qui suppose une position (instable mais inventive) dans la frontière, non comme fermeture mais comme échange. Cette méthode s’inscrit aussi dans l’histoire des sciences humaines italiennes, avec les noms, entre autres, d’Ernesto de Martino, historien des religions et ethnologue, ou encore de Michele Risso, psychiatre et psychanalyste italien. Elle a donc une histoire italienne que nous connaissons mal en France. Pourtant les psy transculturels français seront familiers à la lecture clinique de l’étranger migrant, avec l’apprentissage de la contextualisation, du décentrement, de l’appréhension de l’invisible, de la spiritualité et de l’efficacité symbolique.

L’auteur restitue longuement plusieurs situations cliniques, comme celle qui concerne une jeune fille migrante d’origine marocaine, dont le soin consiste à mobiliser tout son entourage, famille et école, dans la perspective très « batesonienne » de situer ses difficultés au sein de la prolifération des interactions. Ceci amène chacun à se modifier et à ouvrir de nouvelles possibilités de relations, de pensées, sans « préjugés ni forclusions » (p. 149), en ayant acquis de nouvelles compétences.

L’expérience relatée du « groupe transculturel » est très stimulante. Le groupe rassemble plusieurs patients, un « noyau dur » de soignants permanents, d’autres « nomades ». La pluridisciplinarité et le plurilinguisme sont la règle. Les outils sont systémiques, narratifs et constructivistes. La réflexion est permanente pour penser, observer et co-construire. Cette expérience, certainement très déroutante, nécessitant souplesse, patience, curiosité et endurance a duré 18 mois. « Nous pensons au Groupe Transculturel comme […] un territoire fluide dans lequel la rencontre avec l’autre peut ouvrir des fissures à travers ces murs qui sont un obstacle à la reconstruction de parties de soi, et rester [perméable] au pouvoir régénérateur et transformateur de la culture de la rencontre » (p. 154). La définition du mot « dispositif » selon Deleuze est très appropriée. Elle permet une grande créativité et une pratique de soin particulièrement novatrice. C’est une expérience qui a visiblement « nourri » les protagonistes, qui a sorti des patients de leur dénuement psychique et que je trouve très inspirante. L’intensité de l’expérience et de la réflexion se révèle par les références mobilisées pour la pratique des groupes (Bion, Kaës, Foulkes, etc.), et par l’inventaire des thèmes et des questions difficiles soulevés par le groupe. Ainsi en est-il, du colonialisme et de l’après colonialisme

On remarquera qu’Alfredo Ancora, qui a déjà beaucoup écrit, est un psychiatre original, soucieux de définir ses outils, sans hésiter à pénétrer tout azimut les sciences humaines, philosophiques, anthropologiques et psychologiques tout en conservant l’objectif du soin en groupe dans toute sa diversité. Le texte illustré de tableaux qui résument son propos ou schématisent une conduite, témoigne de sa qualité d’enseignant. Son écriture, en français, ponctuée de néologismes, d’images ou de phrases traduisant sa pensée italienne, est l’exemple parfait de son inspiration audacieuse et de son inscription dans un paysage transculturel. En soi, c’est une belle leçon pour les nombreux monolingues que nous sommes. Cela nous incite à écouter avec grand intérêt les expériences transculturelles de nos voisins italiens, les comparer et, pourquoi pas, les faire nôtres.

  1. Géry, C., & Mestre, C. (2017). Politiques du soin. Entretien avec Roberto BeneduceL’autre, cliniques, cultures et sociétés, 18(2), pp. 221-234
  2. Meme, M., Kodio, O., & Rizzi A.T. (2020). Troubler les frontières de la psyché et de la culture. Entretien avec Piero Coppo. L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 21(3), pp. 249-259