Et les étoiles sont apparues

Brigitte Dubicki
Éditions Élan Sud

Le mot de l’éditrice

Brigitte DUBICKI est Docteure en psychologie, spécialisée dans le domaine de l’ethnopsychiatrie et auteure d’un premier roman primé chez Élan Sud, La confusion des temps, elle écrit sur ce qui touche sa recherche, mais  aussi des romans qui aiment à conter des récits de vie. Chaque histoire est une histoire singulière qui mérite d’être partagée afin que la mémoire de ces événements soit sauvegardée et transmise.

Résumé

Dans ce second tome, nous retrouvons les personnages et lieux de La Confusion des temps.

Après avoir accueilli les paroles de sa mère Luisa, Alice interroge les silences de Théo, son père. Une rencontre imprévue, hors du réel, l’aidera à re-tisser les fils de son histoire, après avoir parcouru de nombreux chemins entre Algérie, Tunisie, Maroc, Allemagne, Pologne, Espagne et France.

Pétrie de marqueurs transgénérationnels comme nous le sommes tous, Alice nous livre un conte dont les racines plongent dans l’imaginaire et la fiction pour mieux parler de la réalité de son histoire.

Un troisième opus suivra pour dénouer ce qui doit l’être…

Le mot de l’auteure

Parler les silences

« L’aporie de l’identité ne peut être résolue que par la mise en intrigue, la création d’une historicité qui conjugue concordances sur un mode d’intelligibilité narrative »

Paul Ricœur

« Pourtant, les fragrances qui m’accueillirent là-bas m’étaient tout à la    fois étrangement familières et inconnues »

Malika Mansouri

Quitter son pays, changer de vie, tenter l’aventure, fuir, aller chercher du travail, rêver d’une nouvelle existence, rêver ou souffrir, espérer et partir… Depuis la nuit des temps, des hommes quittent leurs terres, partent pour aller vivre ailleurs. La migration emprunte sa définition au latin migratio, elle est « passage d’un lieu à l’autre », et c’est aussi ce que font les oiseaux…

La terre première imprègne de sa force, de ses odeurs, de ses couleurs, de sa magie propre au lien qui l’attache aux êtres qui naissent d’elle. Alors que se passe-t-il lorsqu’on la quitte ?

Question si complexe qu’il aura fallu écrire trois romans et une thèse et tous les mots n’ont pas encore été posés… Tous les liens n’ont pas été renoués. J’interroge toujours l’histoire, les histoires, je suis aux aguets de la moindre parole des Anciens, de ceux qui ont vu, vécu, ressenti. Et les mots de Marie Rose Moro (2006, p. 230) résonnent : « Deux situations doivent être distinguées : celle où l’enfant est né au pays et a fait lui-même le voyage migratoire et celle où l’enfant est né en France dans une famille migrante. Dans la première situation l’enfant vit lui-même le trauma entraîné par la rupture migratoire alors que dans la seconde l’enfant vit le trauma en différé : le vécu traumatique lui est transmis par ses parents et la situation n’en est pas moins complexe car ce trauma est transmis de façon indicible ».

Il faut alors reconstruire l’histoire, reprendre les bribes, les tisser ensemble. Chaque parole conte/compte et j’ai la vision de Nommo, fils du Dieu de la création dans sa mare primordiale qui crache des fils de coton et les file de sa langue fourchue. « Il parlait et sa parole se fixait dans le tissu, dont le nom dogon soy signifie « c’est la parole » (La Salle, 2006, p. 24).

Et les étoiles sont apparues est né du silence mêlé à une histoire primordiale. Il y a eu ensuite les recherches, les récits, les rencontres, les voyages d’un lieu à l’autre. Il fallait aller sur ces terres premières pour faire parler les mémoires, pour re-sentir les parfums laissés, plus d’un siècle après.

Interroger les espaces pour décrypter le temps passé. J’étais un réceptacle de liens, d’objets, d’images, de sons, de parfums, de paroles et de langues sans le savoir.

Liens transgénérationnels, mais quels étaient-ils ? Où étaient-ils ? Dans l’indicible, il faut commencer à chercher ce que l’on cherche. Parfois, on peut trouver sans le savoir…

Je suis allée à la rencontre de villages bordés de longues plaines herbeuses de la Grande Pologne, j’ai vécu le vacarme de la cage m’emportant tout au fond des mines de la Ruhr, cheminé entre les murs de charbon noir et suant, j’ai retrouvé les rues d’enfance de Théo dont les noms avaient été transformés, j’ai hanté les archives et les cimetières, parcouru les déserts et les terres d’Algérie, du Maroc et de la Tunisie. J’ai retrouvé et confronté les lieux de ces photos en noir et blanc sur lesquelles j’aimais griffonner, enfant, et j’ai vu enfin, j’ai entendu, j’ai re-senti. J’ai fait parler les silences jusqu’aux plus légers mouvements d’épaules des êtres disparus depuis long-temps, j’ai fait parler les souvenirs des mots non-dits, retissé des liens non faits. La mémoire épisodique, celle qui relie le fait aux lieux…

Beaucoup de ces silences sont devenus histoire. À défaut de tout comprendre, il faut imaginer, créer, retisser en espérant respecter les mémoires de tous les Invisibles. Des documents, insignifiants au départ, se sont mis à parler, à révéler des trésors cachés.

De ces silences, de ces recherches, j’ai alors fait naître cette histoire tissée de fils, d’images, de paroles, de ressentis, de lieux, de liens, de voix maintenant éteintes mais qui résonnent encore dans les mémoires.

Et les étoiles sont apparues en est le récit.

Bibliographie

  • La Salle, B., de Jolivet, M., Cransac, F. (2006). Pourquoi faut-il raconter des histoires ? Paroles de conteurs, Tome 2. Autrement.
  • Mansouri, M. (2013). Révoltes postcoloniales au cœur de l’Hexagone. Voix d’adolescents. PUF.
  • Moro, M. R., De La Noë, Q., & Mouchenik, Y. (2006). Manuel de psychiatrie transculturelle. La pensée sauvage.
  • Ricœur, P. (1990). Soi-même comme un autre. Le Seuil.

Extrait du livre

1940. La guerre est là. Théo, engagé dans La Légion étrangère (du fait de sa nationalité polonaise), est parti vers l’Afrique, l’Algérie. Il découvre les déserts, les Réguibats, leur culture. En lui, résonnent déjà plusieurs langues et cultures, il a soif de rencontres, de connaissances de l’Autre pour mieux comprendre les silences qui l’entourent.

THEO

Théo caresse les deux photos serrées contre lui. La première c’est celle de cette plage où il avait vu Luisa pour la première fois. La deuxième c’était juste « avant ». Ça faisait déjà quinze ans. Tabelbala.

Ils étaient partis tôt sur la piste de Tindouf, l’erg les entourait, tandis que l’oasis de Tabelbala s’effaçait derrière eux. Une méharée de plus de quarante dromadaires, le régiment de Théo, Idir et le groupe des Réguibats.

Théo se sentait libre de chaînes. L’immensité du paysage l’enivrait, la présence des animaux, la complicité entre militaires et Réguibats réchauffaient son cœur. Chaque mètre parcouru l’emplissait d’une énergie qu’il ne connaissait qu’en rêve. Elle était en lui, maintenant. Aucun bruit, en dehors du bruissement du vent dans les buissons d’épineux, les thalas1 et les tamaris épars, le balancé des sabots dans le sable, le froissement des selles de cuir sous le poids des méharistes, les chocs rythmés entre la guerba2 et la rahla3.

La vie l’accueillait en son sein et c’était bon. Il avait eu une brève vision, un sourire qu’il n’avait pu retenir. Des lèvres et un sourire, il les connaissait, c’était imprimé en lui. Sa mémoire ne parvenait pas à fixer cette image. Comme un rêve qui s’effiloche. La vision ne durait pas, taquine, rieuse, fantasque. Il espérait son retour. Il aurait peut-être le temps de re-connaître ce visage. Ce sourire. Et cette tache brune.

Il était quatre heures du matin, ils étaient loin de tout et au cœur du monde. Les émotions le submergeaient, ce bien-être ne pouvait qu’être celui que l’on ressent contre le sein de sa mère.

Au lever du soleil, tout s’était arrêté en un glissement furtif. L’heure de la prière. Celle de l’aube. Les murmures, les psalmodies des hommes s’étiraient vers l’immensité du plateau, leurs mouvements accompagnaient leurs prières, tandis que le disque rouge sang du soleil, venait fendre la ligne de l’horizon. Quel que soit le Dieu prié, il devait être là, dans la beauté naissante de ce jour d’octobre.

Idir avait cheminé un temps à ses côtés, depuis le fond de sa gorge, une mélopée sourde frayait avec le vent. D’où vient ton prénom Théo ? Qui l’a choisi pour toi ? Tu sais, chez nous, le choix des prénoms est important… Les parents nous insufflent leurs vœux, leurs désirs, conscients ou inconscients. Mon prénom, Idir, signifie « la vie ». Alors, tu sais, si la mort vient à passer par là, elle se dit « je ne peux pas enlever la vie à la vie » et elle continue son chemin. Théo se souvient qu’il avait été étonné de cette question soudaine. Il comprend maintenant qu’Idir connaissait déjà la signification de son prénom. Don de Dieu. Ironie du sort pour un homme qui ne croyait plus depuis longtemps. Mais qui avait choisi ce prénom pour lui ? Encore une question.

Quelques heures plus tard, ils étaient arrivés près d’une bourgoutière, énorme flaque de boue, pâturage flottant offrant graminées et breuvage pour les animaux. Les Maliens l’appelaient le bourgou, cette boue gluante dans laquelle les dromadaires se précipitaient pour boire et manger. Pour les hommes, un puits. Les outres remplies, les animaux désaltérés, la méharée continua jusqu’au milieu de la journée. Arrivés près d’un cordon de dunes, tous les dromadaires s’étaient arrêtés, et chaque méhariste avait fait baraquer sa monture. Il était temps de monter le camp. Une fois débarrassés de leurs charges, les animaux, entravés, s’éloignaient pour continuer leur repas. Un repas de six heures par jour, une fois la bonne herbe trouvée.

Le feu se préparait. Chacun était parti, riant, à la recherche de ces brindilles de bois secs, de racines enfouies dans le sable dont le désert regorge. Les plaisanteries fusaient, la joie était là, dans ce moment de bien-être simple.

La nourriture ne manquait pas, ils avaient emporté avec eux les rations habituelles de sucre, farine, huile, thé. Le sel, indispensable contre les insolations, leur avait dit Walter. Ils se mirent à préparer la chorba4 pour le soir. Des nomades les avaient rejoints, tous s’accroupirent autour du feu. Le thé se préparait, lentement, dans la chaleur des braises. Idir rompit le haut du cône de sucre et le rajouta aux feuilles de thé. L’attente se faisait douce d’humanité, de fraternité. Dans l’air du désert, tout près des dunes sablonneuses, s’élevèrent des chants, les nomades avaient pris des bidons et rythmaient la musique. Théo sortit sa flûte. Le temps s’était arrêté. Un souffle de vent caressa la joue de Théo, un parfum d’ambre et de jasmin flottait autour de lui. D’où vient ce parfum, Idir ?

Les feuillets étaient posés tout près de lui, tandis qu’il jouait. Idir, assis près de lui, curieux, les avaient ouverts, observés. Je pense que tu n’es pas seul ! Tu es accompagné, toi, crois-moi ! Protégé aussi… Ces parfums que tu sens, ils sont tes protections. Tu sais, dans le monde arabe, on utilise parfums et fumigations pour leurs vertus protectrices… Ces feuillets sont ta transmission, cette flûte…

La nuit venue, sous les étoiles, chacun avait creusé un trou et s’était entouré de ses couvertures, à l’abri du vent. Théo caressait les caractères gravés sur sa flûte. Ils s’étaient adoucis, polis à la force du temps. F comme force, R comme reg, Y comme… Le sommeil l’avait emporté et, soudain, ils étaient là, à nouveau. Ce visage, ce sourire, ces effluves de jasmin et d’ambre, la petite tache brune.

Théo soupire. Il sait qu’il doit poser les questions et qu’il doit trouver les réponses. Le temps de la conscience…

  1. Acacias
  2. Gourde
  3. Selle
  4. Soupe traditionnelle orientale