J’ai rêvé d’un monde plus juste

Dominique Versini
Flammarion, 2025

Dominique Versini est adjointe à la maire de Paris, chargée des droits de l’enfant de la protection de l’enfance depuis 2020. De 2014 à 2020, elle a été en outre en charge de toutes les solidarités, de la lutte contre l’exclusion et de l’accueil des réfugiés. Dans ce livre, dont le titre évoque Martin Luther King et son fameux discours de 1963 « I have a dream », elle partage le récit de sa vie et de ses engagements, de ses combats pour les démunis, les vulnérables, les dominés parmi les dominés, personnes sans abri, enfants, personnes en migration. De chapitre en chapitre, son histoire familiale éclaire ses engagements : cofondatrice du Samu Social avec Xavier Emmanuelli, puis secrétaire d’État chargée de la lutte contre la précarité et l’exclusion, Défenseure des enfants, puis adjointe à la maire de Paris avec un très large portefeuille.

Le parcours de Dominique Versini traverse la colonisation, la violence sociale, la domination masculine, la domination des adultes sur les enfants, l’exil, la violence envers les migrants. Depuis l’enfance, elle déploie une énergie constante pour tenir bon, puis défendre l’éthique et la morale contre la raison d’État et ses zélateurs. Défendre les principes, et agir : Dominique Versini est une femme d’action, et une femme de combat. Elle a agi, elle a créé, beaucoup. Dans le monde social, dans le monde politique, résolument de gauche, mais sans appartenir à un parti. Ses réalisations marquent l’histoire, forment autant de bases et de points de résistance au mouvement mondial de destruction de l’état social amorcé depuis les années 1980, font un contrefeu à l’arrogance des valeurs individualistes et inégalitaires, s’opposent au mépris pour la souffrance humaine, à l’éloge de la violence, à la bêtise et sa brutalité.

Dominique Versini est née à Rabat, au Maroc, en 1954. Ses parents ne sont pas mariés, sa mère est donc une mère célibataire. La famille du père l’empêche de reconnaître l’enfant, lui concède d’en être le parrain avant de l’éloigner pour de longues années. Dominique Versini le retrouve quand elle a 16 ans. Commence une relation, d’abord embarrassée, qui se construit peu à peu jusqu’à ce que son père la reconnaisse, 32 ans plus tard. Force de la répétition transgénérationnelle, son père lui aussi est né hors mariage. Mais lui n’a jamais retrouvé son propre père. La mère de Dominique Versini, Xavière, vient d’une famille corse venue au Maroc, où elle naît en 1918. Son père était très violent, les enfants vivaient dans la terreur. Xavière vit dans la médina, elle parle bien l’arabe marocain, elle le parlait mieux que le français quand elle était enfant, au désespoir de ses grands-parents qu’elle allait voir en Corse. Et la petite Dominique aussi parle bien l’arabe. Elle dit souvent qu’elles sont pauvres, ce que la petite fille ne supporte pas. Cette femme se débrouille pour vivre dans un monde d’hommes. Elle n’a peur de rien et va chez la couturière dans la médina ou le mellah avec sa fille, où celle-ci voit les mendiants, infirmes, mères et bébés. Elle s’en souviendra quand elle verra l’État français opposé à donner des conditions d’hébergement décent aux migrants qui dorment dans la rue, « pour éviter l’appel d’air » cette ineptie cynique et mortifère, une sentence de mort[1] qu’elle écarte avec résolution chaque fois qu’on lui oppose. Elle non plus n’a peur de rien ni de personne pour défendre les dominés. Xavière aime sa fille mais elle est submergée par des accès de violence envers elle. Transmission transgénérationnelle de la violence et culture de la violence envers les enfants. Il faut survivre. Il y a les voisins affectueux, les amies, maltraitées elles aussi, l’école salvatrice où elle excelle. Après le bac, c’est le départ en France, un triste logement dans une HLM à Gennevilliers, les études de droit à Nanterre et Sciences Po. Puis, le mariage avec un ami d’enfance du Maroc, deux enfants. Et, très vite, la psychanalyse pour filtrer la répétition de la violence, et pour mener l’enquête dans une histoire familiale lourde de secrets. Ce que la psychanalyse a de meilleur. En 1994, la rencontre avec Xavier Emmanuelli, la décide à quitter l’univers doré de l’industrie pharmaceutique pour s’engager dans la création et la direction du Samu social, avec le soutien déterminant de Jacques Chirac, alors maire de Paris. Celui-ci l’appelle plus tard au gouvernement pour être secrétaire d’État chargée de la lutte contre l’exclusion. Elle y défend les sans-abris contre Nicolas Sarkozy et l’accès des migrants à l’Aide médicale d’État face à François Fillon… Nommée ensuite au Conseil d’État, puis Défenseure des enfants, elle se fait leur porte-parole et intervient dans de nombreuses situations, dont la question des mineurs étrangers non accompagnés. En 2014, à l’invitation d’Anne Hidalgo, elle retrouve le terrain à la mairie de Paris. Ce sont les maraudes aux petits matins porte de la Chapelle, la lutte contre les absurdités bureaucratiques kafkaïennes des services de l’État pour héberger au moins les mères et les bébés. En 2018, elle crée la Nuit de la Solidarité dont elle ramène l’idée de New York, au grand dam de l’État qui fulmine que l’on compte les sans-abris, et, dans la foulée, avec le soutien d’Anne Hidalgo, elle ouvre une halte pour les femmes de la rue au sein même de l’Hôtel de Ville, sous les ors de la République. Elle ne se prive pas d’interpeller le président de la République, furieux qu’elle ait déclaré dans une interview : « Macron n’est jamais venu Porte de la Chapelle… sinon il verrait l’indignité humaine ». Elle l’invite à venir « voir en toute discrétion de ses yeux ce dont elle parle, à changer de monde quelques heures… »

L’échelle de la Capitale offre une liberté et des ressources qui lui permettent de créer aussi le Plan parisien de lutte contre toutes les violences faites aux enfants, la charte parisienne des droits de l’enfant, élaborée avec eux, l’information des enfants sur leurs droits. Un plan mené avec les associations qui militent depuis des années. Dans le sillage de #Metooinceste, elle s’attaque à la terrible violence de l’inceste, ici encore avec les associations Dr Bru, l’Œuvre de Secours aux enfants (OSE), Colosse aux pieds d’argile et d’autres encore. Une constante de sa pratique, penser et agir avec les associations.

La maire adjointe se consacre aussi au chantier de l’Aide Sociale à l’Enfance, un parent pauvre de l’action publique : tous les enfants placés bénéficient désormais d’un accompagnement au moins jusqu’à 21 ans, au lieu de se retrouver à la rue à 18 ans. Elle s’attache aussi à l’accueil des Mineurs non Accompagnés fuyant la guerre et la misère à l’autre bout du monde. Avec Sylvie Tordjman, professeure de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, elle met en place une équipe mobile d’intervention dans les foyers de l’Aide sociale à l’enfance et crée une chaire de pédopsychiatrie dédiée à l’aide sociale à l’enfance, une grande première.

L’écriture dense, sobre et passionnée se nourrit aussi des récits de vie des personnes qu’elle a rencontrées, autant de précieux recueils. Christian, clochard brisé par la vie qu’elle retrouve au Samu social. Plus tard, Fatoumata, 7 ans, scolarisée en CE1 dans le 3e arrondissement. Ses parents viennent de Mauritanie, le père a la nationalité française, la mère a un titre de séjour. Fatoumata s’endort en classe, décroche. L’institutrice discute avec la mère : ils ont dormi dans la rue, puis le 115 leur attribue des places d’hébergement dans des hôtels en lointaine banlieue, qui changent souvent. Il faut des heures de transport, la valise à la main. Ne pas y aller une fois entraîne l’exclusion du Samu social. L’enfant fait des cauchemars. Les parents d’élèves se mobilisent, Dominique Versini sollicite Emmaüs Solidarité qui leur trouve un logement. Puis elle fait une enquête : plus de 120 enfants sont dans cette situation à Paris, dans une situation aggravée par la dernière circulaire de Manuel Valls. La ville met à disposition un lycée pour les accueillir. C’est aussi l’histoire de Paul, 8 ans, placé avec ses trois frères et sœurs pour les protéger de la violence de leurs parents, l’histoire de Rayane, 15 ans, placé à 14 ans, qui joue du piano et rêve d’être auteur-compositeur, l’histoire de Jahan qui quitte l’Afghanistan à l’âge de 13 ans, et dont la famille est massacrée par les talibans.

En refermant le livre, on se demande comment la petite fille de Rabat, si malmenée, a trouvé la force de s’imposer, d’imposer sa légitimité et la légitimité de celles et ceux qu’elle défend si bien. On voit l’amour d’une mère, qui l’a tant aimée, qui n’aimait qu’elle, malgré sa violence. La force, la détermination, la générosité et le courage, transmis par cette mère. Dominique Versini en porte fièrement le nom. Sans doute aussi la chaleur du petit monde mélangé où elle a grandi.

Dominique Versini a rêvé d’un monde plus juste. Avec le soutien de quelques-unes et quelques-uns, elle a réussi à créer, en France, à Paris, des lieux, des institutions, des politiques qui offrent protection, soutien, rempart aux violences, et dont on s’inspire ailleurs. Alors que la nuit semble retomber sur le monde, alors que la démocratie risque de n’être qu’une parenthèse dont le capitalisme n’a plus besoin, ce sont des personnes comme Dominique Versini qui nous permettent de ne pas désespérer du monde, de ne pas désespérer de la politique.

[1] Tevanian, P., & Stevens J.-P. (2022). « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». En finir avec une sentence de mort. Anamosa.