Éditorial
Vivre, c’est résister aujourd’hui
Publié dans : L’autre 2015, Vol. 16, n°2
Claire MESTRE
Claire Mestre est psychiatre, psychothérapeute, anthropologue, responsable de la consultation transculturelle du CHU de Bordeaux, Présidente d’Ethnotopies, co-rédactrice en chef de la revue L’autre.
Ivekovic R. Les citoyens manquants. Romainville : Éditions Al-Dante ; 2015.
Mestre C, Moro MR, Asensi H. Mémoires comparées de Germaine Tillion et Aimé Césaire sur le colonialisme. In : Vivre c’est résister, textes pour Germaine Tillion et Aimé Césaire. Grenoble : La Pensée sauvage ; 2010. p. 17-34.
Wahnick S. L’universel a-t-il jamais été abstrait ? Vacarme 2015 : 84-104. (www.vacarme.org)
Pour citer cet article :
Mestre C. Vivre, c’est résister aujourd’hui. L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2015, volume 16, n°1, pp.125-126
Lien vers cet article : https://revuelautre.com/editoriaux/vivre-cest-resister-aujourdhui/
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Germaine Tillion, une grande dame admirée de la revue L’autre1, est entrée au Panthéon le 27 mai 2015 avec d’autres2. Dans son discours, le Président François Hollande, à côté des drapeaux français et européen, leur rend hommage devant un public attentif trié sur le volet, louant leur esprit de résistance qui donne « chair et visage à la République ».
C’est une femme extraordinaire, tour à tour, ethnologue, historienne, militante dont la science a été le moyen de comprendre, de rencontrer, et de libérer : comprendre et rencontrer une société paysanne algérienne, comprendre les rouages du camp nazi qui lui a arraché sa mère, démonter les lois patriarcales qui ligotent les femmes, sans oublier la création des services sociaux en Algérie, la dénonciation sans relâche de la torture… le legs est immense.
À côté du courage physique, intellectuel et politique de Germaine Tillion, il nous faut témoigner de sa résistance au quotidien, celle qui lui a permis de prendre des décisions, grandes et décisives, non pas sur le bord du gouffre, mais comme une évidence ; décisions simples et évidentes de dire non à Pétain, au nazisme, à la répression coloniale, à la torture, à la domination de la femme.
Tillion, c’est aussi la modestie, la fidélité en amitié, la solidité et le goût de l’échange, une femme de son temps, pétrie des valeurs de la patrie et du catholicisme, camusienne et non fanonienne. En effet, on pourra lui reprocher de ne pas avoir mesuré l’horreur du colonialisme, qu’elle appelait « croque-mitaine », même si elle en a décrit les effets appauvrissant sur la population algérienne (Mestre et al. 2010). Mais elle a aimé par dessus tout la vérité, valeur qui dominait toutes les autres. C’est sans doute cela qui force l’admiration, cette capacité à ne pas se laisser entraîner dans les filets de la facilité et de la simplification, cette posture qui ne craint pas les critiques, et qui ignore le besoin de célébrité.
L’esprit de résistance s’accompagnait alors de la « conviction qu’après la guerre, on allait créer une société nouvelle, un monde nouveau » dit Edgar Morin ; on risquait sa vie, mais on vivait dans « l’exaltation pour la patrie et l’humanité » 3. Il est vrai qu’aujourd’hui le visage de l’ennemi a changé et les raisons de résister sont multiples.
Les valeurs du patriotisme pourraient être déclarées désuètes aujourd’hui, et d’ailleurs François Hollande situe une Germaine Tillion d’aujourd’hui dans les camps de réfugiés syriens ou préoccupée par le sort des migrants. Dans une action humanitaire et une compassion qui épargneraient la République et ne seraient pas exigeantes à l’égard de ses valeurs ? Le combat se situerait-il dans un ailleurs qui épargnerait une réflexion sur nous-mêmes ? Et pourtant, la France et l’Europe, ces havres de paix, ne vivent pas en dehors de la violence du monde.
Pour rester dans les thèmes soulevés par François Hollande, la Syrie et les migrants, rappelons quelques faits : côté Syrie, Jean Pierre Filiu, spécialiste de la Syrie, rappelait que les djihadistes de Daech comptaient dans leur armée sur la force supplétive des jeunes djihadistes européens particulièrement brutaux et ignorants pour mater la population 4 ! Côté migration, les membres de l’Europe se déchirent sur les mesures à prendre pour porter secours aux migrants qui meurent inexorablement à ses frontières. Le résumé de ces faits tient en quelques mots : l’Europe et le France produisent de la cruauté et du non-respect de la personne humaine.
Vivre, c’est résister contre le fatalisme d’une mondialisation à deux vitesses et ses effets dévastateurs : celle sans obstacles des capitaux et celle qui produit ceux que Rado Ivekovic (2015) nomme les citoyens manquants : ceux qui vivent en marge de notre société et qui n’ont que la violence physique comme révolte, ceux qui ont désiré l’Europe et qui n’y sont jamais arrivés, et ceux qui, y ayant posé les pieds, demeurent pour de longues périodes, des êtres aux droits étriqués et toujours menacés. Résister c’est faire face aux hérissements des frontières meurtrières et excluantes, intérieures et extérieures. « Ouvrir les murs » selon le titre du dernier colloque de la revue L’autre5, mais aussi inventer avec les migrants de nouvelles formes de citoyenneté, de partage, de reconnaissance et d’accueil6, et enfin, solder les comptes du colonialisme.
Nous pourrions rappeler que les droits de l’homme et du citoyen apportés par la révolution française ne sont jamais des acquis définitifs : ils ne sont pas seulement une abstraction mais « un outil efficace très concret » (Wahnick 2015) et forment encore les ingrédients d’une utopie française et européenne, propre à apporter une plus grande solidarité, une envie irrésistible de résister et de continuer le combat de Germaine Tillion, qui voyait déjà dans les camps de concentration allemands le ferment d’une Europe combattante. Alors, maintenant ou jamais !
- Un long interview est sur le site de l’AIEP, www.clinique-transculturelle.org
- Avec Pierre Brossolette, Jean Zay, Geneviève De Gaulle-Anthonioz.
- « Nous sommes condamnés à résister ». Un entretien avec Edgar Morin dans L’obs, Édition n°2637 du Nouvel Observateur du 26 au 27 mai 2015, pp.79-81.
- De Palmyre à Damas, s’achemine-t-on vers la chute de Bachar el-Assad ? Dans les matins de Marc Voinchet du 20/05/2015 sur France Culture.
- Ouvrir les murs, pour une école de tous les mondes, 17ème colloque de la revue L’autre, Paris, 4 juin 2015.
- Michel Agier dit très justement que l’Etat, qui croit aller dans le sens de la majorité de sa population en proférant l’exclusion, pourrait au contraire faire confiance à la capacité et à la créativité des citoyens et des associations qui œuvrent inlassablement dans cet accueil de l’étranger.