Éditorial

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La femme, le noir et le migrant


Daniel DERIVOIS

Daniel Dérivois est professeur de psychologie clinique et psychopathologie à l'Université de Bourgogne Franche Comté.

Baldwin, J. (2015). Retour dans l’œil du cyclone. Christian Bourgeois.

Balzeau, A. (2022). Brève histoire des origines de l’humanité. Tallandier.

Derivois, D. (2017). Clinique de la mondialité. Vivre ensemble avec soi-même, vivre ensemble avec les autres. De Boeck.

Derivois, D. (2020). Séismes identitaires. Trajectoires de résilience. Une clinique de la mondialité. Chronique Sociale.

Fassin, D. (2020). De l’inégalité des vies. Fayard.

Firmin, A. (1889). De L’Egalité des races humaines. L’Harmattan, 2003.

Jabès, E. (1989). Un Etranger avec, sous le bras, un livre de petit format. Gallimard.

Kristeva, J. (1988). Etrangers à nous-mêmes. Fayard.

Laplanche et Pontalis (1976). Vocabulaire de la psychanalyse. PUF.

Liiceanu, G. (1998). De la limite. Michalon.

Maalouf, A. (2001). Les identités meurtrières. Le Livre de Poche.

Morrison, T. (2018). L’origine des autres. Christian Bourgeois.

Pour citer cet article :

Repéré à https://revuelautre.com/editoriaux/la-femme-le-noir-et-le-migrant/ - Revue L’autre ISSN 2259-4566

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« Nous sommes, pour la plupart, visiblement masculin ou féminin (…)
Mais nous sommes tous androgynes (…) :
L’homme contient la femme, la femme l’homme,
Le Blanc contient le Noir, le Noir le Blanc.
Nous sommes une partie de l’autre ».

J. Baldwin, 2015

Certains mouvements féministes, antiracistes ainsi que les discours xénophobes anti-migrants actuels semblent hantés, pour des raisons différentes, par un fantôme commun : l’homme blanc occidental, hétérosexuel érigé en modèle à combattre ou à défendre, sans nuance. Or, de même que les étiquettes noir, femme ou migrant évoluent et varient selon les régions du monde (Maalouf, 2001) et les époques, il est absurde de mettre, par effet de miroir, tous les hommes blancs occidentaux hétérosexuels dans le même panier des essentialismes mortifères.

Ce fantôme est issu du mythe aryen scientifiquement démenti (Firmin, 1889). Ceux et celles qui s’y enferment encore semblent projeter sur la femme, le noir et le migrant non seulement des bouts méconnus d’eux-mêmes mais surtout la matrice même de nos origines humaines communes.

La matrice des origines

En effet, cet « homme blanc occidental hétérosexuel » est triplement issu de la femme, d’ancêtres noirs et de la migration ancestrale. Comme le rappelle la féministe Antoinette Fouque1, « le premier environnement de tout être humain, c’est un corps de femme ». Les travaux en paléontologie et paléogénétique ont montré que les ancêtres de l’humanité avaient la peau foncée et que le premier migrant de l’Occident, Homo erectus devenu Homo sapiens, serait parti d’Afrique vers l’Eurasie il y a deux millions d’années, après avoir séjourné 300 000 ans en Afrique même (Balzeau, 2022). La France et le Royaume-Uni actuels ont par exemple été peuplés de ces ancêtres à la peau noire2.

Même si le changement d’échelles peut donner le vertige, l’on constate que d’un côté ceux qui incarnent le mythe aryen du 20e siècle s’en prennent à leur propre souche, originelle sans le savoir et que de l’autre, la femme, le noir et le migrant qui se dressent aveuglément en face du « Blanc » s’en prennent certes à la source de beaucoup d’injustices et d’inégalités – le « blanc » comme réalité sociopolitique ou métaphore du pouvoir – mais aussi, indirectement, à un mythe, un reste projectif de leur matrice. Comment expliquer cette projection mutuelle originaire, cette cécité ontologique qui produit et entretient des traumatismes identitaires mutuels de longue durée  ? (Derivois, 2020). Comment expliquer que l’on semble accorder plus d’importance à certaines vies qu’à d’autres ? (Fassin, 2020).

L’inquiétante étrangeté du vivant

Une première hypothèse réside dans le fait que nous oublions que nous – les êtres humains – n’avons pas le monopole de la vie. Nous ne sommes qu’une infime partie dans l’univers du Vivant que nous partageons avec les mondes animal, végétal mais aussi le monde invisible (les morts, les esprits, les âmes qui habitent les corps de noirs, de femmes, de migrants, de blancs) qui est tout à la fois en nous et en dehors de nous. Serait-ce alors la difficulté à nous relier à la vie de ces autres êtres vivants et à contrôler ces invisibles qui nous échappent, qui nous amène à pointer du doigt nos semblables humains et à les rendre responsables de cette étrangeté qui nous hante ?

Les tentatives d’invisibilisation de la femme, du noir ou du migrant (minorité visible) seraient-elles une tentative de figurer l’invisible, de lui donner un visage ? S’en prendre à « l’homme blanc » (majorité invisible) relèverait-il d’une identification à une part non accessible de soi ?

Ainsi une deuxième hypothèse relève de l’inquiétante étrangeté (Unheimlich) mise au travail par la psychanalyse. Serait-ce la difficulté à lier ce qui est à la fois étranger et familier – inquiétante familiarité – qui nous amène à projeter ce qui nous menace sous forme d’étranger méconnaissable et potentiellement dangereux ? La psychanalyse définit la projection comme « une opération par laquelle le sujet expulse dans l’autre des parties méconnues de lui » (Laplanche & Pontalis, 1976, p. 344). Cette projection semble être soutenue par ce que Gabriel Liiceanu appelle les « éléments du fonds intime étranger  » (Liiceanu, 1998, p. 25), à savoir le sexe, le patrimoine génétique, l’origine, l’époque, l’ascendance. Ces éléments constitueraient autant d’énigmes qui nous amènent à vouloir dominer l’étrangeté inhérente à la Vie en la transformant en un étranger, extérieur, témoignant de notre difficulté à vivre ensemble avec soi-même et avec les autres (Derivois, 2017).

La fonction de l’étranger

Il y aurait un besoin de domination chez les êtres humains. Si, comme le souligne E. Jabès (1989, p. 9), « L’étranger te permet d’être toi-même en faisant de toi un étranger », la difficulté à intégrer cette empathie semble nourrie par le besoin de dominer. Dans Etrangers à nous-mêmes, J. Kristeva note que « ce n’est pas parce qu’on est étranger que l’on n’a pas son étranger (…). En France, les Italiens traitent les Espagnols d’étrangers, les Espagnols s’en prennent aux Portugais, les Portugais aux Arabes ou aux Juifs, les Arabes aux Noirs, et cætera et vice versa… » (Kristeva, 1988, p. 38).

Ce besoin de maîtrise va notamment amener l’Occident à développer l’approche technoscientifique pour tenter de contrôler non seulement les règnes animal et végétal mais l’Homme lui-même, découpé en femme, noir, blanc ou migrant, autant de projections partielles de soi. Ces projections vont nourrir l’esclavage, le racisme ainsi que différentes colonisations et les violences dites de genre. Elles vont transformer l’inquiétante étrangeté ou familiarité en un étranger bouc émissaire d’un malaise existentiel.

Comment se fait-il que cet « homme blanc occidental hétérosexuel » postérieur à l’esclavage ainsi qu’à la traite arabo-musulmane soit intériorisé comme modèle de référence pour faire perdurer le racisme anti-noir au Maghreb ? Comment se fait-il que, dans les pays européens (ou occidentaux), les jeunes arabes fassent l’objet de discriminations raciales de la part de la suprématie blanche ? Comment se fait-il que la femme (blanche ou noire), le noir (migrant idéologique ou démographique), le « migrant » ont souvent été réduits à un objet sexuel ou une marchandise dans l’histoire des traites des êtres humains, de l’esclavage ou de la colonisation ? Le besoin de dominer produit de l’étrangeté/étranger qui produit le besoin de dominer. L’étranger aurait-il pour fonction de s’identifier à la part inaccessible de soi ?

Rassembler les différentes versions de nous-mêmes

Nos héritages identitaires nous jouent des tours. Être femme en France ou en Iran n’expose pas aux mêmes injustices. Être noir aux États-Unis, en Afrique du Sud dans les années 50 ou en Italie n’est pas perçu de la même manière. Être migrant en Afrique du Nord, subsaharienne, ou en Europe ne produit pas les mêmes angoisses identitaires. Être blanc dans l’Allemagne nazie ou dans la France d’aujourd’hui relève du grand écart quant à ce fantôme commun.

Derrière les essentialismes de noir, femme, migrant, homme blanc, une question taraude : qu’est-ce qu’un être humain ? Un être humain qui n’est pas capable de reconnaître un autre être humain est-il un être humain ? En remontant le fil du temps, n’avons-nous pas tous de la femme et du Lucy en nous ? Ne serions-nous pas, comme l’a souligné le migrant afro-américain Baldwin en Europe, tous androgynes, avec des parts blanches et noires, faisant de chacun de nous une partie de l’autre ? (Baldwin, 2015, p. 206).

Il est temps d’arrêter d’essentialiser, d’exclure et de psychiatriser l’altérité. La femme, le noir, le migrant et leur fantôme l’homme blanc sont différentes versions (Morrison, 2018) d’une même humanité perdue. Nous devons non seulement rassembler ces versions de nous-mêmes mais aussi nos bouts d’histoire dans l’univers du Vivant. Peut-être faut-il s’inspirer de la continuité existentielle entre les êtres vivants dans certaines philosophies orientales, africaines, élargir le débat resté coincé dans l’anthropocène ?

À un moment où nous nous battons sans cesse contre nous-mêmes localement et à travers le monde, il devient urgent de renouer avec la matrice de l’Humanité et du Vivant, nous les noirs, les femmes, les migrants, les blancs, nous les êtres humains parmi les êtres vivants dans une même cosmogonie. C’est un devoir de transmission de l’héritage de la richesse des différences envers tous les bébés du 21e siècle, quels que soient leur couleur de peau, leur sexe ou lieu de naissance.

  1. Des femmes, Antoinette Fouque. 50 femmages à Antoinette Fouque, Le corps d’une femme, premier environnement de l’être humain, [En ligne], https://www.desfemmes.fr/essai/le-corps-dune-femme-premier-environnement-de-letre-humain/
  2. Ludovic Orlando, paléogénéticien, invité à la matinale d’Europe 1 (09 mars 2021), [En ligne]  https://www.europe1.fr/sciences/lexpression-raciste-de-souche-nest-scientifiquement-pas-vraie-403022


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