Éditorial

Penser comme des forêts – vers une clinique située et décentrée

Penser comme des forêts – vers une clinique située et décentrée

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Yann ZOLDAN

Yann Zoldan, Ph.D. Professeur de psychologie, Psychologue. Pronoms: (Il/lui) V2-1080 Université du Québec à Chicoutimi 555, boul. de l'Université Chicoutimi (Québec) G7H 2B1 418 545-5011 extension 4314

Gésine STURM

Gesine Sturm est psychologue clinicienne, MCF en psychologie clinique interculturelle, LCPI - EA 459, Université Jean Jaurès, Toulouse, membre du comité de rédaction de la revue L’autre.

Claire MESTRE

Claire Mestre est psychiatre, psychothérapeute, anthropologue, responsable de la consultation transculturelle du CHU de Bordeaux, Présidente d’Ethnotopies, co-rédactrice en chef de la revue L’autre.

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Vakoch, D. A., & Castrillón, F. (Éds.). (2014). Ecopsychology, phenomenology, and the environment : The experience of nature. Springer.

Pour citer cet article :

Repéré à https://revuelautre.com/editoriaux/penser-comme-des-forets-vers-une-clinique-situee-et-decentree/ - Revue L’autre ISSN 2259-4566

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Les feux qui dévorent les forêts au Canada ont des conséquences qui sont constatées jusqu’à New York où un smog épais nous rappelle le générique du film Soleil vert. Plus localement et toujours dans cette atmosphère dystopique, la santé publique du Québec recommande par intermittence en raison de la mauvaise qualité de l’air de ne plus faire d’activités extérieures, de fermer portes et fenêtres, puisque le dehors, l’air n’y est plus facilement respirable. Cela nous rappelle brutalement à quel point nous sommes des êtres fragiles et interconnectés, dépendants de notre environnement et de notre capacité à œuvrer ensemble pour répondre aux défis liés aux changements radicaux que notre planète traverse.

Dans son article « Forest Forms and Ethical Life » (Kohn, 2022), l’anthropologue Eduardo Kohn nous propose un décentrage radical qui s’inspire des visions interconnectées du monde qu’il a rencontrées lors de ses séjours de terrain en Amazonie (Kohn, 2017). Une vision qui détrône l’être humain de sa suprématie, tout en exigeant une humanité radicale, qui se pense avec modestie en mobilisant notre capacité de penser et de soigner nos liens avec autrui, qu’il soit humain ou non humain.

L’urgence climatique nous invite à repenser notre rapport au monde dans ses aspects ontologiques et politiques, à dépasser l’esprit colonial et de conquête, à créer une utopie comme le proposait l’écologiste et théoricien nord-américain Murray Bookchin : « Il ne suffit plus de parler de nouvelles techniques pour conserver et entretenir l’environnement naturel ; nous devons considérer la terre collectivement, sans les entraves de la propriété privée qui ont déformé la vision que l’humanité a de la vie et de la nature depuis l’éclatement de la société autochtone. Nous devons éliminer non seulement la hiérarchie bourgeoise, mais la hiérarchie en tant que telle ; non seulement la famille patriarcale, mais tous les modes de domination sexuelle et parentale ; non seulement la classe bourgeoise et le système de propriété, mais toutes les classes sociales et la propriété. L’humanité doit prendre possession d’elle-même, individuellement et collectivement, afin que tous les êtres humains prennent le contrôle de leur vie quotidienne.1 » (Bookchin, 1980, p. 22).

Quels sont les retentissements sur les soins psychiques d’une telle révolution ?

Penser une clinique décoloniale et écologique

Les disciplines du soin psychique en Occident sont nées dans une période historique valorisant la conquête, la domination et la mission civilisatrice. Cet imaginaire colonial se traduisait par une vision du monde qui souhaitait se rendre maître de soi, de ses pulsions, des autres et aussi par extension de la nature. C’est un constat que rappelle Éric Smadja « Rappelons que le XIXe verra le triomphe du « naturalisme matérialiste » dans lequel la nature apparaît définitivement comme une force extérieure à conquérir et à domestiquer par l’action efficace de l’homme et de la technique. Une représentation et un projet que partage Freud […] Nous pouvons, au reste, observer une analogie entre la nécessaire domination des forces de la nature et le nécessaire « domptage » et « remodelage » des pulsions donc de la nature animale de l’homme » (Smadja, 2013, p. 28).

À l’inverse, l’écologie sociale fonde sa politique sur une opposition à cette attitude de base de domination « La conception de base selon laquelle l’humanité doit dominer et exploiter la nature découle de la domination et de l’exploitation de l’homme par l’homme. En effet, cette conception remonte à l’époque où les hommes ont commencé à dominer et à exploiter les femmes dans la famille patriarcale. À partir de là, les êtres humains ont été de plus en plus considérés comme de simples ressources, comme des objets et non comme des sujets. 2 » (Bookchin, 1980, p.21)

Dans le sillage de cette optique dominatrice, la psychanalyse était au départ vu comme une conquête de soi : « Contrairement à Marx et Freud, qui identifient la « civilisation » et le « progrès » à un self-control répressif, j’ai soutenu que l’anthropologie et une lecture claire de l’histoire présentent une image totalement opposée à celle d’un type d’humanité dominatrice et hobbesienne.3 » (Bookchin, 1982, p. 348)

De plus, dans son contexte historique, la naissance de la psychanalyse s’intéressait au « dedans du psychisme » (Golse & Missonnier, 2020, p.132), à l’intrapsychique. Par la suite, la Seconde Guerre mondiale et les découvertes en psychanalyse du bébé et de l’enfant ont permis de développer un regard plus interpersonnel prenant en considération la dimension relationnelle du psychisme, plaçant la rencontre de l’autre comme fondement du psychisme4. Enfin, les apports plus contemporains notamment de l’ethnopsychanalyse ont remis en valeur l’importance du contexte, de l’environnement dans la compréhension et le soin psychique.

L’époque actuelle, dans ses bouleversements sociétaux et climatiques, nous demande de réinterroger une nouvelle fois notre subjectivité au regard d’une conception plus écologique du soi et de ses désirs. Ainsi, « nous sommes donc passés de la condition humaine à la condition terrestre. […] L’on admet désormais qu’au sein de l’univers, le genre humain en particulier n’est qu’une partie d’un ensemble plus vaste de sujets vivants, lesquels incluent les animaux, les végétaux et autres espèces. » (Mbembe, 2018, pp.26-27)

Nous avons donc un mouvement qui part d’une représentation égocentrique du soi ou anthropocentrique vers un décentrage radical avec une conception écocentrique du soi (Erasmus et al., 2014), vers un soi écologique (Vakoch & Castrillón, 2014) qui n’est pas séparé du reste du vivant, mais en fait partie. L’écocentrisme est donc la prise en considération que « les êtres humains font partie de l’ensemble des êtres vivants et sont sur un pied d’égalité (rejet de l’exceptionnalisme de l’espèce humaine) » (Marchand et al., 2022, p. 87).

À l’heure où le monde est en prise avec les effets brûlants des changements climatiques, nous pouvons témoigner de certaines conséquences à l’université de Québec à Chicoutimi5 au Québec qui fut l’hôte des personnes déplacées à cause des feux de forêt, majoritairement de communautés autochtones, qui ont dû chercher un abri temporaire sans prévisibilité de l’évolution de la situation. L’université s’est donc transformée en un refuge temporaire pour déplacé·e·s climatiques, improvisant garderie pour les enfants et pensions pour les chiens.  Ils étaient là d’abord pour se protéger du feu, puis pour se protéger de la fumée qui rendait l’air irrespirable. Ces déplacements ont un écho particulier dans un pays marqué toujours par la surdité coloniale qui peine à entendre « la part effacée » de notre histoire (Bibeau, 2017), qui a dépossédé de ses terres les premiers peuples et où la majorité du Québec est sur des territoires non cédés par les populations autochtones. L’Université du Québec à Chicoutimi, université la plus au nord du Québec est sur le territoire ancestral de la Nation innue, et les terres non cédées des Pekuakamiulnuatsh et des Innus d’Essipit.

Différents témoignages de membres des premiers peuples ont été relayés pour décrire les sentiments de perte liés au territoire dans le cadre des feux de forêts s’inscrivant en plus dans une histoire de dépossession coloniale :

« Lorsqu’il y a un feu de forêt, vous perdez l’accès à votre culture, à la faune, aux ressources pour pratiquer le mode de vie cri. Je veux vraiment que le gouvernement comprenne que ces zones ne sont pas seulement de vastes espaces ouverts. », s’exclame Mandy Gull-Masty, grande cheffe des Cris (Nous sommes en état d’urgence climatique, 2023, Radio Canada).

« C’est comme si j’avais perdu un être cher, un sentiment de mortalité. Je n’ai jamais pensé que j’allais perdre un endroit comme cela. Même le canot de mon défunt grand-père est passé au feu. C’est comme si notre histoire était partie.  », affirme un membre de la nation Atikamekw cité par Josselin (2023).

Ces événements liés aux changements climatiques nous invitent donc à repenser notre rapport à la terre, d’écologiser notre éthique et d’apprendre à nous appuyer sur les liens, parfois souterrains qui nous relient dans cette grande forêt qu’est la terre. Ces témoignages nous engagent à problématiser le deuil comme étant aussi en rapport avec des pertes déchirantes de l’environnement familier porteur d’une histoire6.

Théories cliniques de l’approche écologique

L’écologie est définie comme « le souci du milieu de vie en tant que déterminant de la qualité de la vie et de la qualité d’une civilisation » (Gorz, 2020, p.45). Ainsi avoir une pensée ou une approche écologique, c’est s’intéresser aux conditions de vie des êtres vivants. En clinique c’est voir les liens entre les êtres humains et leurs environnements : familiaux, sociaux, culturels… Nous devons cette pensée en système en psychologie aux contributions de l’anthropologue Gregory Bateson (1987) avec son écologie de l’esprit qui a eu une influence sur la psychanalyse de Félix Guattari (1989), la psychiatrie transculturelle (Kirmayer, 2014), et la psychologie du développement avec l’approche écosystémique (Bronfenbrenner & Morris, 2006).

Ces théories proposent de dépasser les frontières de l’intrapsychique pour inscrire le psychisme dans des relations, des systèmes, qui impliquent les dimensions biologiques, interpersonnelles, sociales, culturelles et environnementales. La perspective écologique peut consister à adopter un regard relationnel, dynamique, situé, et en contexte. Cela signifie comme dans l’herméneutique de penser le tout en lien avec les parties, le tout planétaire avec les parties humaines. Nous pouvons donc repenser le désir non seulement comme une réalité intrapsychique, mais aussi agencé dans des systèmes et réseaux qui le dépassent.

Vers une pratique écologique anti-oppressive

Si des propositions pour des interventions écologiques anti-oppressives ont été proposées en sciences sociales (Ungar, 2002), en psychiatrie transculturelle (Delanoë et al., 2023) nous poursuivons cette invitation en psychologie clinique, interculturelle et transcultuelle afin de penser la subjectivité en relation mutuelle avec son environnement. Une clinique écologique signifie une clinique de la diversité et de l’influence mutuelle entre l’individu et l’environnement.  Cette idée d’appartenance à un tout et de favoriser la diversité est ce qui est nommé écologie de la liberté : « J’ai insisté sur la nécessité d’une sensibilité à la diversité qui favorise un concept de totalité en tant que principe unificateur d’une écologie de la liberté. » (Bookchin, 1982, p.350). Ces concepts de diversité et influences mutuelles sont aussi transposables à la relation thérapeutique. C’est d’ailleurs ce que soulignent les auteurs dans leur ouvrage Une psychothérapie pour le peuple : vers une psychanalyse progressiste (Aron & Starr, 2013) : ils rappellent que la psychanalyse doit s’ouvrir à la diversité, renoncer à une toute puissance doctrinale et retrouver un statut vulnérable et marginal source de créativité.

Ainsi, l’approche écologique en psychologie clinique est relationnelle et nous permet de nous reconnaître comme des êtres relationnels en interactions avec les autres dans des cultures et des environnements spécifiques, vulnérables ne cherchant pas la domination, mais la solidarité par la coexistence, tournés vers la diversité comme source de développement et de prospérité. Un beau projet pour le champ transculturel et notre revue.

Chicoutimi (Québec), Toulouse, Bordeaux (France) • 27 juillet 2023

  1. Traduction libre de l’anglais.
  2. Soleil Vert, (Soylent Green) est un film américain réalisé par Richard Fleischer en 1973. Film dystopique décrivant un monde pollué, devenu invivable pour les êtres humains.
  3. En France, des anthropologues comme Philippe Descola et Barbara Glowczewski en appellent à une nouvelle relation à la « nature » et la terre, à partir de leurs recherches en Amazonie chez les Jivaros Achuar pour le premier et chez les Aborigènes Warlpiri pour la seconde.
  4. Le philosophe-poète Edouard Glissant propose comme penseur de l’après esclavage et de la colonisation, une philosophie de la Relation comme « la somme finie de toutes les différences du monde » et définit le lieu comme l’histoire partagée avec d’autres communautés déportées. Il en résulte une relation aux autres dénuées des hiérarchies historiques issues de l’esclavage et de la colonisation et un rapport du lieu que l’on habite en lien avec ce qu’il appelle le « Tout-Monde » (voir le site www.edouardglissant.fr). Cette philosophie appelle à une réflexion sur la clinique contemporaine avec les exilés.
  5. L’Université du Québec à Chicoutimi a servi brièvement de lieu d’hébergement pour les centaines de personnes évacuées d’urgence en raison des feux de forêt de Chibougamau et de la communauté Oujé-Bougoumou. Le Québec a été marqué comme le reste du Canada par des feux historiques par leur étendue et leur précocité dans la saison.
  6. À l’inverse la rencontre avec un animal nous oblige aussi à repenser l’effet psychique de nouveaux liens au vivant comme un témoigne l’expérience exceptionnelle de l’anthropologue Nastassja Martin, attaquée par un ours en Russie (2019). Plus proche de nous, le magnifique roman, Un chien à ma table, de l’écrivaine et artiste Claudie Hunzinger, prix fémina 2022, raconte comment la rencontre avec un chien relance le désir de vivre.


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