Éditorial

© Mark Freeth, Domination. 11 aout 2014. CC By 2.0

© Mark Freeth, Domination. 11 aout 2014. Source (CC BY 2.0)

Penser les dominations en clinique

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Daniel DELANOË

Daniel Delanoë est psychiatre, psychothérapeute, anthropologue, responsable de l’Unité Mobile Trans-Culturelle, EPS Barthélemy Durand, 91152 Étampes, Chercheur associé INSERM Unité 1018, Fellow Institut Convergences Migrations (2021-2025) Maison de Solenn, Maison des Adolescents, Cochin, Paris.

Claire MESTRE

Claire Mestre est psychiatre, psychothérapeute, anthropologue, responsable de la consultation transculturelle du CHU de Bordeaux, Présidente d’Ethnotopies, co-rédactrice en chef de la revue L’autre.

Sevan MINASSIAN

Sevan Minassian est rédacteur en chef de la revue L’autre. Il est pédopsychiatre, psychothérapeute et thérapeute familial à la Maison de Solenn (APHP, Hôpital Cochin, Maison des Adolescents). Il est chargé de cours à l’Université Paris-Cité et chercheur au sein de l’équipe PsyDEV (CESP) de l’unité INSERM (UMR 1018) de l’Université Paris-Saclay.

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Pour citer cet article :

Delanoë D, Mestre C, Minassian S. Penser les dominations en clinique. L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2023, volume 24, n°1, pp. 4-8


Lien vers cet article : https://revuelautre.com/editoriaux/penser-les-dominations-en-clinique/

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On ne peut pas lutter contre une domination qui n’est pas pensée.
Sophie Barre, #NousToutes, 2021

 

La domination s’exerce toujours en se justifiant. Elle avance bardée de mythes ou de dieux, drapée de croyances et de culture. Elle se dissimule dans la construction pseudo savante d’une nature du dominé, de son corps (« L’anatomie c’est le destin »), de sa biologie, de son cerveau, de son psychisme, autorisant et nécessitant l’inégalité. La domination peut s’exercer au nom d’une « mission civilisatrice » sur des sociétés dites inférieures ou au nom d’exigences dites incontournables comme celles de l’« économie », cette déesse moderne cruelle et insatiable, exigeant toujours plus de sacrifices, voilant le cynisme de l’exploitation. La domination se présente comme une évidence : inéluctable, naturelle et inquestionnable (« There is no alternative », disait Margaret Thatcher). Elle s’inscrit dans une « nature humaine » qui serait forcément mauvaise et destructrice : « L’homme est un loup pour l’homme », dit l’adage qui court depuis Plaute, Augustin
d’Hippone et Hobbes, et assoit les règnes des empereurs et des rois, ou de tout autre ordre social autoritaire.

Postulat repris par Freud en 1929 dans Malaise dans la civilisation : « Homo homini lupus : qui aurait le courage, en face de tous les enseignements de la vie et de l’histoire de s’inscrire en faux contre cet adage ? » (1981, p. 63), une conception essentialiste qui ignore et invisibilise les origines sociales et historiques de la violence et en empêche la critique. Alors que, pour l’anthropologie critique, la nature humaine n’est ni bonne ni mauvaise, elle est socialement construite, comme l’a bien montré Marshal Sahlins : « La peur généralisée est le pendant du pouvoir coercitif ; Augustin le savait déjà et Hobbes en fit un pilier de sa théorie du contrat social, où chacun échange sa peur d’une mort violente contre une peur collective engendrant pour tous la paix et la sécurité » (2009, p. 59) puisque l’homme ne serait qu’ « un être ne poursuivant que son intérêt, rivalisant de cruauté avec ses pairs » (ibid., p. 38).

La domination est plus ou moins invisibilisée, selon la puissance de la domination symbolique qui conduit le dominé à reprendre à son compte la représentation dévalorisante et essentialiste des dominants sur les dominés. L’idéal d’une domination est d’être invisible comme telle, réalisant ainsi une domination symbolique absolue : « La violence symbolique est tout pouvoir qui parvient à imposer des significations et à les imposer comme légitimes en dissimulant les rapports de force qui sont au fondement de sa force » (Bourdieu & Passeron 1970, p. 18). Il s’agit donc de l’identifier.

C’est aussi la fascination exercée parfois par les dominants sur les dominés, au moyen de l’écart écrasant des capitaux économiques et symboliques : c’est vrai sur le plan collectif, comme le décrit Frantz Fanon dans Peau noire masques blancs (1952), et vrai également au niveau individuel dans l’emprise décrite par Vanessa Springora dans Le consentement (2020).

Penser une domination, c’est donc l’identifier comme telle : identifier ses justifications, en montrer le caractère arbitraire, historiquement et socialement construit, et identifier ses bénéficiaires, les dominants, leurs intérêts et leurs logiques, comme lorsque Pierre Bourdieu désignait les « hommes d’âge mûr » en analysant les rapports de pouvoir dans la société kabyle (1980).

Les différentes dominations

La domination masculine est probablement apparue avec les premières sociétés humaines, ainsi que la domination des adultes sur les enfants. Ces dominations sont le moins intenses chez certains groupes de chasseurs-cueilleurs – Pygmées, Inuits, Semai de Malaisie, Kung de l’Afrique australe – où aucun homme ne peut donner un ordre à un autre homme, une femme à une autre femme, mais où un homme peut donner un ordre à une femme (Godelier, 2017).

Les dominations de classes – esclavage, castes, ordres, puis salariat – seraient apparues d’abord au néolithique avec l’élevage et l’agriculture ; elles s’accompagnent d’une augmentation majeure de la domination masculine et de la domination adulte, d’un déchaînement de violence sur les femmes et sur les enfants et entre sociétés. C’est à partir de ce moment qu’apparaissent les guerres et les grands massacres (Ember & Ember, 2005 ; Patou-Mathis, 2013 ; Cohen, 2016 ; Delanoë, 2017). Puis les dominations impériales, depuis l’antiquité, le Moyen Âge et les temps modernes, les dominations coloniales et postcoloniales, chinoise, japonaise, ottomane, autrichienne, russe, européennes, américaine, et d’autres encore (Laburthe-Tolra & Warnier 1993). Les dominations racialisées seraient apparues avec ou au décours de l’esclavage colonial (Michel, 2020). Plus récemment reconnues, les dominations hétérosexuelles, les dominations sur les minorités et sur des groupes fragiles, ou considérés comme anormaux ou inutiles au monde du fait d’une particularité, d’un handicap ou de l’âge. Les dominations croisées, comme celles exercées sur les femmes dans un groupe dominant ou sur les hommes dans un groupe dominé, ou les dominations cumulatives, comme celles exercées sur les femmes dans un groupe dominé, ces dominations sont identifiées par la pensée de l’intersectionnalité (Crenshaw, 1991 ; Lépinard & Mazouz, 2021).

La domination s’exerce par la violence physique, son ultima ratio, par ses multiples formes : meurtre, douleur, supplice, coups, enfermements, contraintes. Par la violence sexuelle, mutilations, incestes, viols et menaces de viol, mariages forcés et échange des femmes (Héritier, 2008 ; Guessous, 1996 ; Mathieu, 2013 ; Amadou Amal, 2020 ; Rey-Robert, 2020 ; Dussy, 2021).

La domination s’exerce par les multiples contraintes spatiales, matérielles, l’exploitation, la pauvreté, le dénuement, la dépendance imposée. « Par l’anesthésie de la conscience inhérente aux limitations concrètes, matérielles et intellectuelles, imposées à l’opprimé(e), ce qui exclut que l’on puisse parler de consentement » (Mathieu, 2013, p. 199). « La violence physique et la contrainte matérielle et mentale sont un coin enfoncé dans la conscience » (ibid., p. 197).

Mais aussi par la violence juridique, l’appropriation, l’absence de droits ou de certains droits. Par la violence psychologique, les humiliations, les menaces, « l’intimidation, la pression, les cultures obligatoires, le mépris, la méfiance, la morgue, la suffisance, la muflerie (…) la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir » (Césaire, 1955, p. 19-20). Par l’absence d’échappatoire : « Et au cas où la femme résisterait, la violence qui lui est alors appliquée ne consiste pas seulement dans les coups, la mort ou les insultes : la violence principale de la situation d’oppression est qu’il n’existe pas de possibilité de fuite pour les femmes dans la majorité des sociétés, sinon pour retomber de Charybde en Scylla, du pouvoir d’un groupe
d’hommes à un autre. La violence principale de la domination consiste à limiter les possibilités, le rayon d’action et de pensée de l’opprimé : limiter la liberté du corps, limiter l’accès aux moyens autonomes et sophistiqués de production et de défense aux connaissances, aux valeurs, aux représentations… y compris aux représentations de la domination » (Mathieu, 2013, p. 200). Cette situation est partagée par d’autres dominés : les enfants, les esclaves, les colonisés. La domination s’exerce par la violence fondamentale de refuser aux dominés le statut d’être humain, digne de droits et de respect.

Les dominations dans la clinique

Les souffrances des patients que nous recevons sont pour une large part des conséquences des différents processus sociaux de domination. Le concept de domination permet de penser les violences, non comme un élément strictement individuel, mais comme un fait social, un processus structurel.

Peut-on soigner, accompagner, élaborer les effets des dominations sans penser ces dominations ? Peut-on soigner les effets du viol et de l’inceste sans penser la domination masculine et la domination adulte ? Encore faut-il pouvoir penser la réalité de l’inceste et du viol et de leurs effets. Une pensée qui se heurte au tournant de 1897 où Freud dénie la réalité de l’inceste qu’il avait découvert chez les « hystériques » car, entre autres raisons, « dans tous les cas, il fallait accuser le père d’être pervers, y compris le mien » (Freud, 1897). Le renoncement à la théorie traumatique ouvre alors la voie à la théorie du fantasme et du complexe d’Œdipe (Clavier, 2022). À la suite de Freud, les courants dominants de la psychanalyse et de la psychiatrie ont figé cette position et n’ont pas reconnu ou ont minimisé la réalité de ces violences et de leurs effets (Nachin, 2010), se rangeant de fait dans la perspective de ce qu’on a identifié depuis comme la domination masculine (Delphy, 2013) et la domination adulte (Bonnardel, 2020). En 1980, un manuel de psychiatrie américain affirmait que moins d’une femme sur un million est victime d’inceste et que les effets de ce type de trauma ne sont pas particulièrement néfastes (Kaplan et al., 1980). Malgré les critiques de Sándor Ferenczi (1932), Marie Balmary (1979), Alice Miller (1984), Eva Thomas (1985), parmi d’autres, ce déni se poursuit plus ou moins, confronté désormais aux connaissances sur la fréquence de l’inceste, qui touche une personne sur dix, et dont les effets sont dévastateurs (Ipsos, 2020 ; Ciivise, 2022 ; Thomas, 1985 ; Clavier, 2021 ; Salmona, 2022).

Or, même s’il ne touche pas tous les enfants, même si tous les pères ne sont pas incesteurs, la violence de l’inceste infiltre toute la société. Très peu d’auteurs d’inceste sont dénoncés et parmi eux très peu sont condamnés (Dussy, 2021). L’inceste et son impunité majeure structurent les rapports sociaux de domination, lesquels sont contenus de façon partielle et variable selon les contextes par la loi interdisant le viol, l’inceste, le racisme, la violence physique et psychologique et par les rapports de force entre dominés et dominants. Dorothée Dussy affirme ainsi que l’inceste apparaît « comme l’outil primal de formation à l’exploitation de genre et de classe » (2021, p. 27). Dans cette perspective, pour penser les dominations nous devons également penser l’inceste.

Perspectives

Il n’empêche, nous pouvons constater dans notre pratique un potentiel émancipateur de la psychanalyse, moyennant parfois des changements cliniques et théoriques pour sortir de ses points aveugles (Clavier, 2022). Avec l’émergence de la psychotraumatologie comme discipline à la fin des années 19901, avec la psychiatrie humanitaire, avec la psychiatrie transculturelle, et avec la prise en compte des traumatismes individuels, collectifs, et leurs transmissions transgénérationnelles (Gampel, 2005), nous disposons de modèles théoriques et cliniques à partir desquels nous pouvons penser les effets des processus de domination. C’est particulièrement le cas avec la psychiatrie humanitaire (Lachal, 2006) et la psychiatrie transculturelle critique. Avec Roberto Beneduce et Simona Taliani (2017) en Italie, Marie Rose Moro, Claire Mestre (2011) et Malika Mansouri (2013) en France, parmi d’autres, la psychiatrie transculturelle reprend à son compte la perspective critique de Fanon (1952, 1961). Citons aussi l’approche de Karima Lazali (2018) sur les effets psychiques des traumatismes de la colonisation en Algérie, les travaux de Yolanda Gampel (2005), Marion Feldman (2009) et Eva Weil (2021) sur la transmission transgénérationnelle du traumatisme chez les rescapés et les enfants des victimes de la Shoah et ceux de Françoise Sironi sur les victimes de torture et son concept de maltraitance théorique (2007).

Nous pouvons aussi rapprocher le concept de domination symbolique de Bourdieu avec le processus d’incorporation de la violence idéologique, mentale et culturelle ; l’identification par le dominé de ces processus peut avoir un effet émancipateur. Un autre concept qu’il serait intéressant de retraduire en termes de processus psychiques et d’intégrer dans une démarche thérapeutique est celui de passer de la honte et de la haine de soi à la fierté, par le renversement de la valeur des signes, comme le « Black is beautiful » du mouvement des Africains-Américains pour les droits civiques des années 1960 aux USA.

Nous pourrions reprendre à notre compte l’idée de l’élaboration collective des effets du politique dans la vie privée, comme l’ont fait les groupes féministes pour identifier la domination masculine structurelle, et y rattacher les expériences individuelles. Articuler ainsi le niveau social et politique (identifier les dominations d’où qu’elles viennent) et le niveau psychique (leurs effets dans l’histoire psychique de l’individu) permet une aide plus efficace et permet de ne pas faire porter au sujet ce qui relève de l’extérieur : la personne violée, la personne battue, la personne exploitée ne l’ont pas cherché.

Ce mouvement d’élaboration collectif nécessite de reconsidérer certains concepts et modèles psychanalytiques : en effet, ils méritent qu’à notre tour, après d’autres et à notre façon, nous leur appliquions un droit de regard critique, un droit d’inventaire particulièrement pour les concepts-clés de la doxa psychanalytique ; leur conception et leur usage ont pu être impliqués dans des processus de négation, de justification ou d’invisibilisation de dominations. Ce sont des concepts élaborés dans des configurations historiques et sociales particulières, non ou peu égalitaires, où les dominations s’exerçaient avec peu ou pas de limites : ainsi en est-il du masochisme féminin, de la castration féminine, de la pulsion de mort, de l’enfant pervers polymorphe, y compris le complexe d’Œdipe qui vient innocenter le parent de l’inceste (Foucault, 1999).

Ainsi, Eva Thomas reprend un autre modèle théorique, inspiré de la psychanalyste étasunienne Dorothy Bloch (1981), qui se trouve en convergence avec la théorie de l’attachement de John Bowlby. Ce modèle fait place au traumatisme dans la situation de « dominé absolu » de l’enfant, pour qui « la principale source de nos névroses est la peur de l’infanticide et non le complexe d’Œdipe » (Thomas, 2021, p. 162). « Il paraît que les petites filles aguichent leur père ! (…) Qu’est-ce qui se cache derrière ce besoin d’être reconnue de papa ? S’il m’aime, il ne me tuera pas, ne m’abandonnera pas. L’enfant, ‘‘ce dominé absolu’’ cherche un peu de sécurité, il cherche à survivre, l’amour comme garantie de survie. » (Ibid., p. 159).

Notre pratique clinique exige de repenser les modèles théoriques qui ont cours en clinique et de faire émerger des concepts nouveaux adossés à une conscience aiguë des mécanismes de domination à l’œuvre pour nos patients, afin de ne pas les perpétuer et aussi d’en tenir compte lors des processus thérapeutiques à l’œuvre.

Séminaire Les dominations : un impensé de la psychanalyse ?

Nous développons ces questions à partir de cette année universitaire 2022-2023 avec des auteurs et des psychanalystes critiques dans le séminaire, Les dominations : un impensé de la psychanalyse ? à la Maison de Solenn, Maison des Adolescents de Cochin en présence et à distance (le programme est disponible en ligne : http://www.mda.aphp.fr/enseignement-formation/seminaires/). En voici l’argument : Le concept de domination est quasi absent du discours psychanalytique. Malgré le potentiel émancipateur de sa méthode qui mène à la découverte de l’inceste à l’origine de l’hystérie, Freud en nie rapidement la réalité car « dans tous les cas, il fallait accuser le père d’être pervers » (Lettre à Fliess du 21 septembre 1897). La théorie du fantasme et de l’Œdipe fait alors porter la faute à l’enfant coupable de ses désirs, et innocente le parent, engageant une tendance majoritaire de la pensée psychanalytique freudienne, kleinienne et lacanienne à mettre de côté l’ensemble de la série traumatique. Ce tournant fondateur a largement rendu la psychanalyse aveugle aux rapports sociaux de domination de genre, de classe, coloniaux, racialisés, au profit de théories essentialisantes (« L’anatomie c’est le destin », « L’homme est un loup pour l’homme », « Le masochisme féminin »). Cependant, des psychanalystes pensent depuis longtemps ces violences socialement construites. Nous en invitons quelques-unes et quelques-uns à dialoguer avec des autrices et auteurs développant une pensée critique des dominations et de la psychanalyse.

  1. La psychotraumatologie, sous les effets du terrorisme, de la guerre et de la migration, a repris une importance salutaire même si des travaux psychiatriques et psychanalytiques existent depuis au moins la première guerre mondiale (Davoine, F. (2021). Voix du soin en contexte traumatique. Presses Universitaires de France).