Éditorial

© Peter Kaminski, Fractured Broken mirror in a debris box in Palo Alto. Source

Tué parce que Français

La pensée contre la vengeance

et


Claire MESTRE

Claire Mestre est psychiatre, psychothérapeute, anthropologue, responsable de la consultation transculturelle du CHU de Bordeaux, Présidente d’Ethnotopies, co-rédactrice en chef de la revue L’autre.

Daniel DELANOË

Daniel Delanoë est psychiatre, psychothérapeute, anthropologue, responsable de l’Unité Mobile Trans-Culturelle, EPS Barthélemy Durand, 91152 Étampes, Chercheur associé INSERM Unité 1018, Fellow Institut Convergences Migrations (2021-2025) Maison de Solenn, Maison des Adolescents, Cochin, Paris.

Derivois, D. Clinique de la mondialité : vers une géohistoire de la rencontre clinique. Rhizome 2012 ; 43. p. 69-73.

Butler J. Vie précaire. Les pouvoirs du deuil et de la violence auprès le 11 septembre. Paris : Editions Amsterdam ; 2005.

Glissant E. La Cohée du Lamentin. Paris : Gallimard ; 2005.

Godelier M. Au fondement des sociétés humaines. Paris : Flammarion ; 2010. p. 266-267.

Mestre C, Asensi H, Moro MR. Vivre c’est résister. Textes pour Germaine Tillion, Aimé Césaire. Grenoble : La Pensée sauvage ; 2010.

Pour citer cet article :

Mestre C, Delanoë D. Tué parce que Français. La pensée contre la vengeance. L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2014, volume 15, n°3, pp. 269-271


Lien vers cet article : https://revuelautre.com/editoriaux/tue-parce-que-francais-la-pensee-contre-la-vengeance/

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Ce matin-là, nous nous sommes réveillés l’estomac noué, traversés par une inquiétude entêtante, une angoisse irrationnelle : les informations matinales confirmaient que l’otage français Hervé Gourdel venait d’être exécuté, la tête tranchée par des extrémistes, des terroristes se réclamant des pires ennemis de la France. Ainsi, le guide de haute montagne venait d’être assassiné en représailles aux frappes françaises contre l’Etat islamique en Irak, et pour punir « l’intervention des croisés criminels français contre les musulmans en Algérie, au Mali et en Irak ». Stupéfaits, sidérés par l’enchaînement des violences, par les mises en scènes horrifiantes, nous constatons alors que le vacarme du monde n’est plus lointain, au dehors, mais qu’il nous traverse sans égard pour nos illusions modernes. L’ennemi en ce sens avait gagné ; regarder les images sur internet aurait été la preuve indéniable de sa victoire supplémentaire et de la réalisation de son objectif : nous hypnotiser, nous fasciner par l’horreur et nous priver de toute possibilité de protestation en dehors de la volonté de vengeance. Notre espace interne se rétrécit alors, et les mots des journalistes ne firent que relayer le sens manifeste de cet événement : « tué parce que Français » ; ils mettent en exergue ce que l’assassinat du guide de haute montagne, cet amoureux de la nature annonce : l’innocence n’existe pas, nous portons la culpabilité des décisions de nos gouvernants.

En contrepoint de cette sidération, il nous faut toutefois utiliser sans tarder la seule arme à notre disposition, la seule protection : la pensée. Quand nous accueillons dans nos consultations des patients victimes de traumatismes extrêmes qui sont les conséquences des guerres fratricides, des agissements des bourreaux politiques, de la maltraitance banalisée sur les femmes, les enfants, de la cruauté des passeurs, cette liste n’étant pas exhaustive bien sûr, le premier acte de soin est l’incitation à la pensée, ce mouvement fécond qui rompt l’immobilité antalgique de la psyché et du corps ; cette immobilité donne l’impression fugace de l’apaisement et se transforme rapidement en des dommages cuisants et des impasses douloureuses.

Pourtant, nous ne mésestimons pas l’effet implacable de la menace qui pèse désormais sur les Français et sur les Occidentaux en général : l’Afrique, sub-saharienne plus particulièrement, autrefois et il n’y a pas si longtemps, espace de liberté et de rêve, s’est fermée. Il n’est plus question d’y projeter nos projets d’insouciance et d’aventures. Le monde ainsi se transforme lentement : face aux frontières dangereuses que nous hérissons autour de l’Europe pour empêcher les transfuges d’y prendre pieds, surgissent des espaces tout aussi dangereux pour les Occidentaux qui s’y risqueraient quels que soient leurs motifs : humanitaires, de travail, de recherche ou de tourisme.

L’autre effet qui prolonge le premier est la radicalisation de la figure de l’autre, l’étranger, par son origine, sa religion, la couleur de sa peau… Autrefois, il y avait la figure du communiste brandissant un couteau entre les dents, désormais il y a le djihadiste enturbanné, armé et sadique. Cette figure déchire l’idéal de notre solidarité, organise la théorie du choc des cultures, et exacerbe le sentiment de notre précarité.

La logique meurtrière1 que les assassins tentent de nous imposer par effraction de nos imaginaires doit nous obliger à une déconstruction. La mise en scène des exécutions met en écho une autre scène tout aussi terrifiante : celle de Guantanamo, prison américaine extra territorialisée, lieu de la torture légitimée par l’Etat, lieu qu’Obama n’a pu fermer et qui rassemble des prisonniers dont on ne sait plus s’ils sont politiques ou non, si leur procès est possible, si leur vie psychique leur permet un avenir, et dont la seule possibilité de rébellion a été une grève de la faim clôturée par une alimentation forcée.

Il ne nous faut pas oublier que la décapitation de l’otage français a réveillé en Algérie le retour des pires cauchemars de la guerre civile et la peur d’avoir peur, à nouveau, de circuler et de vivre tout simplement. Elle succède à la décapitation des otages américains et anglais et ne doit pas non plus masquer les autres décapitations de Syriens et d’Irakiens qui sont les premières victimes de l’Etat islamique.

Alors, au-delà du dégoût et de la peur, de la condamnation totale de cet acte sur notre compatriote, comment refonder ou bien sauver une utopie nécessaire, bonne pour tous, en un mot universelle ?

Avec Judith Butler (2005), il nous faut penser le sens aigu de la vie pour nous opposer à la violence en reconnaissant notre dépendance à autrui et le fait que chaque vie est digne d’être pleurée ; en faisant barrage au cercle infernal de la vengeance grâce à la pensée qui analyse sans renoncer au jugement. Il s’agit aussi de faire de la fissuration de la fraternité, l’ingrédient d’une utopie unissant la contradiction fondamentale du désir d’un monde meilleur et la possibilité de sa destruction ; cette utopie est le destin de nos pulsions de vie et de mort qui s’inscrit dans une histoire contemporaine qui a connu le nazisme et le colonialisme2.

Et tout simplement il nous faut créer des récits et faire de la mondialisation fracassante et violente, une mondialité, selon les termes de Glissant (2005), qui combat en brandissant la poétique active de l’échange et du pas vers l’autre pour créer la diversité. Cette « clinique de la mondialité » s’inscrit au cœur de notre relation thérapeutique, selon les vœux de Daniel Derivois3 (2012), ce sont là un des effets de la mondialisation sur la rencontre thérapeutique. Ainsi la marginalité de la rencontre transculturelle est au cœur de la mondialisation avec ses risques et ses espérances.

  1. La révolution iranienne, le rapport de force évolua profondément : la lutte s’organisa sur tout mouvement susceptible de dominer les musulmans. C’est dans ce contexte que se créa Al-Qaida dans l’Afghanistan occupé par les Soviétiques ; Al-Qaida commit ensuite des attentats contre les USA et leurs « complices ».
  2. Ce que rappelle le destin croisé de Germaine Tillion et d’Aimé Césaire (Mestre et al. 2010).
  3. Organisateur du colloque de la revue L’autre « Les effets de la mondialisation sur la rencontre clinique » qui s’est tenu à Lyon, le 16 et 17 octobre 2014.