Éditorial

© Francisco Gonzalez, Blokhaus window, Blonville sur mer. Normandie. France, 17 mai 2012. Source (CC BY 2.0)

Réintroduire les dieux aux couleurs de l’homme

et


Malika BENNABI BENSEKHAR

Malika Bennabi Bensekhar est maître de conférences à l’université de Picardie Jules Verne, Chemin du Thil, 80025 Amiens, co-thérapeute à la consultation transculturelle, Maison des adolescents, Hôpital Cochin.

Marie Rose MORO

Marie Rose Moro est pédopsychiatre, professeure de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, cheffe de service de la Maison de Solenn – Maison des Adolescents, CESP, Inserm U1178, Université de Paris, APHP, Hôpital Cochin, directrice scientifique de la revue L’autre.

Pour citer cet article :

Bennabi M, Moro MR. Réintroduire les dieux aux couleurs de l’homme. L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2017, vol.18, n°2, pp. 125-128


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La fonction première des religions est la spiritualité car, « croire » permet à l’homme de penser le monde et de se penser lui-même dans l’univers. Il n’en demeure pas moins que, comme les civilisations, elles naissent dans un berceau géopolitique, économique et culturel. Dans leur expansion, les religions s’approprient des traditions ou des rites qui leur étaient exogènes. Elles sont par conséquent imbriquées dans des cultures ; y adhérer permet d’intégrer un groupe cohérent. La réalité est bien plus paradoxale que cela : si les religions portent une éthique dont le but est de servir le lien social, elles peuvent aussi être idéologisées, être mise au service du pouvoir, voire même alimenter ou justifier la violence. Les religions « Révélées » ont plus d’un point commun : un même berceau, l’Orient, et une même particularité, leur universalisme qui tient au fait qu’elles invoquent de la même manière le Créateur. Chacune, à sa façon, est prophétique dans le sens où elle est portée par un personnage d’exception, un visionnaire, une personnalité paradigmatique1 qui refonde la morale. En prétendant être seule à indiquer la voie du « salut », chacune d’entre elles, finalement, pose une exigence d’exclusivité. Cette caractéristique est précisément ce qui les a rendu prosélytes2, intolérantes à l’égard d’autres croyances. C’est aussi ce qui a produit un « choc des vérités » et des guerres de religions successives.

Le sentiment religieux dans la post-modernité

Les idées contemporaines sur la source du sentiment religieux et l’origine des religions n’ont guère arrangé les perceptions mutuelles. L’évolutionnisme du XIXe siècle a, par exemple, apporté sa contribution à l’élaboration d’une histoire des religions, en suggérant que la pensée religieuse a fait l’objet d’une évolution en paliers, depuis l’animisme jusqu’au monothéisme. Les début du XXe siècle ont ensuite permis de rompre avec cet évolutionnisme postulant une suprématie de la civilisation occidentale et une supériorité chrétienne. Les analyses de grandes figures de la sociologie scientifiqus3 tendent à faire du sentiment religieux une nécessité sociale, une réponse à un besoin éminemment humain. Le sentiment religieux ne remplirait qu’une simple fonction psychique de contenance de l’angoisse provoquée par une connaissance de notre finitude. Aujourd’hui, les phénomènes religieux, dans leur ensemble, ne peuvent être limités à cette fonction unique. En réalité, dès la fin du XVIIe siècle, le développement de l’esprit scientiste et le souci extrême de la rationalité ont changé chez l’homme le rapport à la nature. Cette révolution des idées, instaurant un esprit cartésien est le rationalisme qui a abouti à une dissociation entre la raison et la foi. Dans ce cadre qui postule une supériorité de l’homme sur la nature, ce qui relève de la Révélation peut-être soumis à la raison. Les croyances religieuses ont à partir de là été abordées de façon critique. Cette évolution est parachevée au XIXe siècle avec le scientisme qui prône un processus d’élaboration des connaissances procédant par l’expérimentation et la mise en œuvre de principes logiques. Finalement, à l’ère de la modernité, la rationalité a introduit une autre vision du monde. En infiltrant les théories religieuses, elle a fait évoluer leur exégèse et, par conséquent, a modifié le rapport au « croire ». Ce « processus de rationalisation » a été décrit par Max Weber comme affectant non seulement les cultures mais également les systèmes religieux. Ceux-ci ont ainsi évolué vers une sophistication et une abstraction plus grande4. Il faut y ajouter, au XXe siècle, une influence de la pensée marxiste qui a joué un rôle idéologique et politique important. Ce cadre référentiel considère que la conscience de l’homme se construit en fonction du monde et dans un rapport à celui-ci. Dans ce cas, il faut d’abord envisager le système dans lequel il se pense et pense son rapport au monde. Le postulat d’une préséance de la matière par rapport à l’esprit fonde le matérialisme qui aboutit par conséquent à une contestation de l’évidence de la religion. Du point de vue marxiste elle est un simple « opium du peuple », une réponse à l’aliénation humaine, à un besoin de sortir de l’oppression produite par un système, en faisant espérer une autre vie après la mort. N’est-ce pas précisément cela qui a contribué à ce que Max Weber appelle « le désenchantement du monde » ? Les évolutions techniques et sociales ont certes réduit l’emprise des religions sur la vie sociale ; elles ne les ont pas détrônées. Tandis que le mysticisme et les références au surnaturel ont globalement reculé au profit de la raison, paradoxalement, ça et là une quête de spiritualité se fait toujours pressante. Diverses pratiques religieuses proposent un chemin vers plus de transcendance, en réinvestissant le corps et l’intériorité. L’islam et les sociétés qui s’y rattachent n’échappent pas à cette tendance. Il ne faut pour autant pas ignorer que toute démarche nouvelle de quête de spiritualité redéfinit la tradition et des dogmes. Chez Weber, l’idée de désenchantement découle du fait que la modernité, tout en étant un progrès, détruit aussi une harmonie séculaire. Cette expression est connotée de deux façons différentes : elle est positive lorsqu’elle vise le recul des superstitions, négative lorsqu’elle pointe une rupture avec un passé harmonieux, une perte de sens.

Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas !

La reprise insistante de cette formule a finalement pris une allure de prophétie. Dans un premier temps attribuée à Malraux, elle avait été ensuite récusée par lui. Elle est parfois retranscrite d’une autre façon : « Le XXIe siècle sera spirituel ou ne sera pas ». Mais qu’a-t-il dit au juste ? Deux textes datant de 1955 nous amènent des éléments de réponse. Lors d’un entretien avec un journal danois portant sur le fondement religieux de la morale, Malraux conclut ainsi sa réponse : « Depuis cinquante ans la psychologie réintègre les démons dans l’homme. Tel est le bilan sérieux de la psychanalyse. Je pense que la tâche du prochain siècle, en face de la plus terrible menace qu’ait connu l’humanité, va être d’y réintroduire les dieux. » La même année, une revue réactualise des entretiens plus anciens. Malraux y annonce l’avènement d’une problématique religieuse radicalement différente de celles du passé en considérant que « le problème capital de la fin du siècle sera le problème religieux – sous une forme aussi différente de celle que nous connaissons, que le christianisme le fut des religions antiques ». Son idée est qu’au XXe siècle l’homme s’est plongé dans l’abîme et que seul un événement spirituel majeur pourrait l’en sortir. Il en appelle à un retour à la spiritualité « aux couleurs de
l’homme », à un nouveau sursaut de religiosité qui viendra du plus profond de l’esprit humain et qui ira dans le sens d’une intégration consciente du divin dans la psyché, en somme une incorporation du spirituel au lieu d’une projection de Dieu dans une extériorité.

Crises civilisationnelles partagées ou guerres de religions ?

Les bouleversements observés aujourd’hui viennent aussi de la montée des individualismes dans un contexte d’intensification des interactions entre sociétés et cultures. Les conséquences en sont un désenchantement du monde et un couplage de la religion et du politique. L’amenuisement de la dimension mystique des religions associé à une sécularisation des sociétés entraînent, paradoxalement un « retour de Dieu », une modification profonde des comportements religieux et une crise des institutions religieuses. Comment alors imaginer que le monde musulman, tout autant entraîné dans la modernité, puisse être exempté d’une telle crise ? Les phénomènes religieux afférents à l’islam méritent d’être replacés dans le cadre des interactions à l’échelle du monde. La rencontre des univers locaux singuliers génère des interactions conflictuelles de sorte que les conflits interconfessionnels, ou ceux internes à l’islam ne peuvent être compris que dans le cadre de la mondialité. Les fondamentalismes, intégrismes et replis identitaires ne sont que des croissances de crises plus profondes, des paradoxes de la scène religieuse contemporaine5. Il ne faut pas ignorer que de longues périodes de colonisation ont bouleversé ou détruit des structures sociales de sorte que l’idéologisation de l’islam opère sur fond de crises politiques à caractère nationaliste, par conséquent dans un contexte de réveil identitaire. Les islamistes les plus offensifs font référence à la persistance des rapports post-coloniaux. Il n’en demeure pas moins que la violence, lorsqu’elle est pratiquée, vise d’abord les États musulmans à qui il est reproché un éloignement de « l’islam authentique ». Ils visent ensuite des nations qu’ils déclarent impies ou impérialistes et entretiennent une vision dichotomique du monde.

Abdallah Laroui6, critique reconnu des situations arabes, avait décrit le rapport à la modernité qui caractérise ces contextes ; tout comme il avait analysé les fondements de la « conscience arabe contemporaine » dès le début des indépen-
dances. Il avait observé qu’aux yeux de l’Occident, l’Orient n’a pas une place d’acteur mais simplement maintenu dans un rôle de variable des rapports internationaux. Il y a découvert que, pour la conscience arabe, « l’Occident » est son « éternel autre ». De fait, tout au long du vingtième siècle, l’arabe avait été sommé de prendre position à l’égard des systèmes politiques, dont le marxisme. Aujourd’hui, les injonctions sont ramenées à un positionnement par rapport à l’islam. Cet ensemble d’éléments ne peut qu’expliquer la systématisation d’un couplage Occident/Orient qui tend à faire croire que ce qui se joue en ce moment est juste l’affrontement de deux civilisations.

Voila donc pourquoi le fait religieux reste omniprésent malgré une suite de révolutions idéologiques. Mais l’Occident est parfois aveugle aux évolutions qui se sont produites dans le monde musulman et l’islam y apparaît comme un convoyeur d’archaïsmes. Il n’en est rien car, toutes les religiosités visibles ne représentent pas un islam puriste ou originel. Malgré les crises et leur violence, la sécularisation de l’islam est à l’œuvre. Les courants fondamentalistes agissant ça et là ne doivent minimiser la pluralité qui fut et reste centrale dans l’islam, y compris dans celui de France.

Cette diversité tient eu fait qu’il existe de multiples façons de vivre cette religion, d’interpréter ses textes ou de porter la mémoire qui lui est attachée. Les effets néfastes d’une orthodoxie « déviante »7 pèsent bien plus sur l’évolution des sociétés musulmanes. Un islam moins apparent, établissant une relation personnelle, de nature « affective » entre l’homme et le divin existe. Cet islam regroupe des centaines de millions de musulmans qui pratiquent depuis des siècles le soufisme, une tradition mystique de l’islam, si ouverte et humaniste qu’elle est frappée d’interdit par le fondamentalisme. Après avoir traversé des siècles, enjambant des États si différents, il s’est constitué en « ordres mystiques » ou « confréries » en prônant une « voie vers Dieu », strictement individuelle. Ce courant de l’islam est présent en France, bénéficiant d’un regain d’intérêt, porté par des mystiques faisant largement référence à tout une chaîne de « maîtres » répartis entre l’Orient et le Maghreb, dont Ibn Arabi8 qui représente une figure universelle de la mystique Les confréries existantes offrent un cadre initiatique à une pratique religieuse débarrassée de toute idéologie, compatible avec les exigences de la laïcité.

L’islam est hétérogène et complexe, il a une histoire, une géographie, une épistémologie. Il est par ailleurs porté par des peuples et des diasporas au contact d’autres mondes, d’autres valeurs, d’autres religions, il est traversé par des paradoxes et des apories. C’est pourquoi il ne doit pas être ni simplifié, ni rendu homogène. Les mouvements de radicalisations que l’on aperçoit en son sein, porté par des êtres de chair et de sang, doivent être resitués dans cette complexité et dans l’articulation entre le collectif et l’intime.

Paris, 17 avril 2017

  1. Karl Jaspers, Origine et sens de l’histoire, Paris : Plon, 1954.
  2. Cette caractéristique ne concerne pas le judaïsme contemporain.
  3. Max Weber, Émile Durkheim…
  4. Frédéric Lenoir, Petit traité des religions, Paris : Plon, 2008.
  5. Frédéric Lenoir, Les métamorphoses de Dieu. Des intégrismes aux nouvelles spiritualités, Paris : Poche, 2010.
  6. Abdallah Laroui, L’idéologie arabe contemporaine : essai critique, Paris : François Maspéro, 1967 (préf. Maxime Rodinson).
  7. Alexandre Popovic & Gilles Veinstein, Les voies d’Allah. Les ordres mystiques dans le monde musulman des origines à aujourd’hui, Paris : Fayard, 1996.
  8. Ibn Arabi, métaphysicien arabo-andalou du 13e siècle. Pivot de la pensée métaphysique de l’islam et théoricien de la doctrine ésotérique de l’Unicité de l’Être.