Éditorial

© SHERWOOD, Aéroport de Pamandzi depuis la Vigie, 27 novembre 2008. Source (CC BY-SA 2.0)

Mayotte : une île métissée en crise d’identité


Véronique MELOCHE

Véronique Meloche est Professeure agrégée de Philosophie, Formatrice à l’INSPE de Mayotte.

Pour citer cet article :

Meloche, V. Mayotte : une île métissée en crise d’identité. L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2022, volume 23, n°1, pp. 4-6


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À Eliasse

Mayotte, Maore de son nom bantou, devenue 101e département en 2011, reste sans doute le territoire d’outremer français le moins connu. Sa grande sœur La Réunion est une destination bien plus prisée. Et pourtant… Si les gens savaient les splendeurs de l’île, à commencer par celle de son sublime lagon ! Mayotte est ignorée de la métropole, sauf quelques échos de violence.

Mayotte est une terre où tout est extrême : l’extrême beauté de l’île, l’extrême violence d’une jeunesse en déshérence.

J’aurais pu parler de cette violence, qui est aussi celle des décasages1, de ses milliers de mineurs isolés, de ses 12000 morts (sans doute beaucoup plus) noyés dans le lagon lors des traversées en kwassa2 depuis l’île comorienne d’Anjouan (Ndzuwani), qui se situe à quelques 70 km seulement et dont on aperçoit au loin la silhouette montagneuse. « Mayotte » viendrait de l’arabe « maouti », qui signifie « la mort », par allusion à la barrière de corail sur laquelle depuis des temps immémoriaux viennent se fracasser les bateaux ignorants des passes.

Mais ce sont les questions de métissage et d’identité qui vont d’abord retenir notre attention.

Mayotte, contrairement aux îles Mascareignes, est habitée depuis une période qui se situerait entre le Ve et le VIIIe siècle après J.-C. Elle est située dans l’Océan Indien, au milieu du canal du Mozambique. Géographiquement, elle fait partie de l’archipel des Comores et la grande île de Madagascar ne se trouve qu’à 180 km. Cet espace océano-indien est traditionnellement un carrefour d’échanges et de cultures.

Dans les quelques sites archéologiques du haut Moyen Âge fouillés à Mayotte se retrouvent des traces de ces multiples influences : arabo-persanne, africaine, malgache, européenne, jusqu’à des fragments de faïences chinoises : de la céramique céladon de Longquan, indice de l’intensité des échanges commerciaux de l’époque dans la région.

Les populations originelles sont sans doute bantoues, mais d’après l’archéologue Martial Pauly3 qui a fouillé une nécropole du Xe siècle dans le Nord de l’île à Acoua, ces tombes, outre de magnifiques parures de perles en provenance d’Afrique, témoignent de rituels funéraires malgaches, et leur orientation prouve un début d’islamisation. Le synchrétisme religieux entre l’animisme et l’islam et le métissage des cultures y sont déjà probants. L’islam aurait été apporté par des navigateurs shiraziens venus de Perse puis arabes, et consolidé par l’influence swahilie.

À partir du XVe siècle arrivent des navires européens, portugais et français, qui suivent la route de la soie et viennent se ravitailler à Mayotte.

Il ne faudrait pas oublier les Indiens qui perpétuent une ancienne tradition commerciale.

Le XIXe siècle se caractérise par des razzias de pirates malgaches qui pillent et capturent les populations pour les vendre comme esclaves. Ce qui reste des habitants, terrorisés, se réfugient sur l’île de Petite Terre. Ce sera une des raisons de la cession de Mayotte en 1841 par le sultan d’origine malgache Adriansouly à la France, dans un objectif de protection.

Avant le colonialisme, la société comorienne en général et en particulier mahoraise, est une société de castes hiérarchisée mais aussi racialisée : une aristocratie arabo-musulmane, une population libre d’origines bantue et malgache, des esclaves provenant de l’Afrique de l’Est, appelés par le terme générique de « Mozambiques » (Makua, Makonde, Yao4…), ce qui correspond aux pratiques arabo-musulmanes. Cette tradition esclavagiste ancienne fait l’objet à Mayotte à la fois d’un déni et d’un refoulement profonds et problématiques5.

Avec le colonialisme se surajoute la domination des Français qui deviennent les maîtres de l’île. Cette domination s’étendra à toute la région : les autres îles de l’archipel des Comores et Madagascar.

La caractéristique de Mayotte sera de vouloir rester française en 1975 et de refuser le processus d’indépendance qui conduira à la création de l’Union des Comores, comprenant les trois autres îles de l’archipel : la grande Comore (N’gazidja), Mohéli (Mwali) et Anjouan (N’dzuwani). Cette partition constitue une coupure historique qui va séparer des populations qui ont toujours circulé d’île en île et partagent une même culture et parlent des langues très proches. Cette libre circulation va être en particulier brutalement interrompue par le visa Balladur en 1995 et conduire à une immigration clandestine ininterrompue, essentiellement anjouanaise, source d’inégalité et de misère. La population de Mayotte est passée de 11000 habitants en 1911 à 279500 en 2020 (estimation)6 pour un petit territoire de 374 km2. La pression démographique est donc très intense : 40 % de cette population est clandestine, 77 % vit en dessous du seuil de pauvreté, 54 % a moins de 20 ans7.

Si aujourd’hui le métissage se retrouve toujours dans la culture mahoraise traditionnelle (danses, musique, coexistence de pratiques musulmanes et de cérémonies animistes de possession d’origine malgache et africaine) ainsi que dans le plurilinguisme de l’île (français, shimaorais et autres langues comoriennes d’origine bantoue, langues malgaches locales, principalement le kibushi), il y a en même temps une certaine difficulté à assumer des identités multiples et imbriquées : un certain nombre de Mahorais revendiquent une « identité mahoraise », une sorte de « mahorité » associée à la nationalité française mais refusent de se reconnaître comoriens et même parfois comme africains, alors même qu’il s’agit d’une réalité à la fois géographique et culturelle. L’immigration venue essentiellement d’Anjouan, mais aussi des autres îles comoriennes et de Madagascar, ou encore d’Afrique continentale (forte communauté rwandaise, congolais, burundais en particulier, sans compter de nombreux professeurs originaires de l’Afrique de l’Ouest), joue comme repoussoir et conduit à une exclusion de l’altérité, qui est en réalité une exclusion d’une part essentielle de soi. Le refus de l’étranger pourtant si familier, si proche, en particulier l’autre comorien, devenu corps étranger à expulser, risque de conduire à ce que l’écrivain Amin Maalouf appelle des « identités meurtrières »8. On pensera ici à ce que Freud appelle « le narcissisme des petites différences ».

Cette identité clivée conduit certains Mahorais à rejeter leur origine comorienne en même temps que les Comoriens du territoire. Comme les Mahorais ont tous des origines et de la parentèle dans les autres îles de l’archipel, on dit ici que « ceux du soir chassent ceux du matin ».

Un des ressorts de ce drame à la fois intime et collectif est la confusion entre ce qui relève d’un choix politique : avoir opté pour la nationalité française, et la question de l’origine : comorienne. Cette situation conduit à des haines qui semblent bien être devenues insurmontables entre Mayotte et le reste de l’archipel des Comores.

Kani-Kéli, le 2 février 2022

  1. Opération qui consiste à détruire les habitats informels des immigrants comoriens. D’abord le fait de « milices » de mahorais, c’est aujourd’hui la préfecture elle-même qui s’en charge. Peu de personnes étant relogées, cela ne fait que déplacer le problème et les habitats insalubres, avec des conséquences sociales et environnementales catastrophiques. Lire en particulier Mayotte : « les familles délogées n’ont d’autres choix que d’aller déboiser un nouveau bout de forêt », tribune du journal Le Monde de Marjane Ghaem (avocate) et Cyrille Hanappe (architecte, MCF à l’ENSA Paris-Belleville) du 10 février 2021, ou Cyrille Hanappe, « En fait de destruction de bidonvilles, c’est une multiplication de bidonvilles qui s’opére », Journal de Mayotte du 28 septembre 2021
  2. Barque de pêche utilisée par les passeurs. Elles peuvent contenir plus d’une trentaine de personnes.
  3. Martial Pauly, Acoua-Antsiraka Boira. La nécropole aux perles, Mayotte, 2014, Direction des affaires culturelles.
  4. Ethnies d’Afrique de l’Est. Makua en shimaore est aussi une insulte, une insulte qui porte sur les origines, du moins les origines disqualifiées (ici en rapport avec l’esclavage). Mdzuani (Anjouanais) a aussi une valeur d’insulte (c’est le cas également en Grande Comore).
  5. Col. L’esclavage à Mayotte et dans sa région. Du déni mémoriel à la réalité historique, Direction des archives départementales et de la documentation scientifique de Mayotte, 2019.
  6. Sans doute beaucoup plus, on ne sait pas en réalité.
  7. INSEE
  8. Amin Maalouf, Les identités meurtrières, Paris, 1998.