La réalité sociale, telle que nous la vivons de nos jours, avec toute sa diversité et sa complexité, exige d’amorcer une interrogation sur l’inadéquation du vécu de certains d’entre nous et le regard que porte sur eux, autant le législateur qu’une partie de leurs congénères.
La brèche a été enfin ouverte, elle vient rappeler la nécessité de poser les termes d’une diversité grandissante dans les formes de couples, de familles, d’accueil des enfants ; procréations, filiations, éducations et paren-talités sont désormais des termes qui ne coïncident plus au sein d’une famille nucléaire fondée sur un couple hétérosexuel. Qu’on le déplore ou qu’on le célèbre, cette brèche vient instaurer, dans chaque esprit, une interrogation sur la possibilité et la reconnaissance d’une légitime transformation, avec des points structurants que sont la différence des générations et des sexes.
Au-delà des positions politiques qui ont instrumentalisé une nécessité sociétale pour en faire un champ de bataille, l’ouverture du mariage pour les couples de même sexe met à nu, sur la scène publique, plusieurs tabous dont certains étaient pour beaucoup considérés comme dépassés : le mariage, depuis longtemps supposé défait de sa substance religieuse, la famille depuis longtemps explosée, recomposée et revisitée, la parentalité depuis longtemps transformée par les nouvelles techniques de procréation médicalement assistée et, la sexualité qui a suivi un long chemin depuis la doctrine catholique jusqu’à la libération de 68 des corps et des mœurs, en passant par la médecine, l’art… Or tout ceci a été de nouveau interrogé en France aujourd’hui. Et s’il est vrai que ces questions sont déjà débattues depuis longtemps, il n’en reste pas moins que l’homosexualité, en tant que sexualité minoritaire mais « normale » dérange, de part son existence même ; mais elle vient d’autant plus heurter une part de la société, quand il s’agit de lui donner une place légitime et reconnue dans cette vieille institution qu’est le mariage. N’est ce pas parce qu’elle vient questionner cette hétéro-normativité qui, bien que culturellement construite, reste pensée, encore et toujours, comme naturelle.
Il nous faut sans doute trouver quelques aides à la réflexion auprès d’anthropologues et de juristes dont la conscience, la recherche et l’éthique sont incontestables. Ainsi Françoise Héritier 1, s’est longuement exprimée dans les médias sur ces questions, avec la brillance et la patience que nous lui connaissons. Elle pose quelques jalons indispensables : le mariage n’est plus en France une affaire d’alliance, mais de choix individuels et amoureux ; la sexualité s’est libérée du carcan de la conjugalité ; de nouvelles formes de procréation sont apparues l’arrachant au « destin organique » ; la filiation comme le mariage est une « convention » qui rattache l’enfant à un groupe, avec des règles définies. Et c’est justement de ces règles dont il est question aujourd’hui en France.
L’amour homosexuel ne fait plus partie de ce que l’on cache. Il est légitime, reconnu, parfois revendiqué dans certains pays. Si le projet de loi fait autant couler d’encre et de larmes mais aussi, laisse libre court à une homophobie des plus assumée, c’est bien parce que des jeunes et des moins jeunes souffrent encore dans leur propres familles, dans leurs écoles, dans leur société, d’une discrimination qui ne dit pas son nom. N’est il donc pas du rôle de la loi de venir redonner leurs droits à tous ceux qui en ont été privés ? Le mariage ouvre la porte vers cette reconnaissance juridique et sociale. Il vient resituer l’individu avec toutes ses différences et sa créativité dans un dispositif qui le reconnaît et qui oblige autrui, l’autre, à le respecter dans toutes ses dimensions aussi bien sexuelles que culturelles. C’est ce rôle que doit jouer la loi. Car elle vient non seulement donner des droits mais aussi encadrer afin que restrictions autant que débordements ne soient plus l’apanage des envies et des convictions de chacun mais, des droits et des devoirs de tous. Le mariage pour tous est désormais établi 2, et il ouvre inévitablement sur l’accueil possible et/ou souhaité d’un enfant. Il ne serait pas trop de rappeler que l’intérêt de l’enfant, et le droit que nos cultures lui reconnaissent, ne devraient jamais être secondaires. Et les enfants sont là. Pour beaucoup, ils évoluent déjà dans des familles homoparentales sans que leurs droits ne soient reconnus. Nom, héritage, sécurité, sont des notions pour le moins bafoués pour cette génération qui a évolué avec deux parents alors que la société ne leur en reconnaissait qu’un seul. Pourquoi ne pas reconnaître les différentes filiations possibles ? La vérité biologique, que l’on décrie tant, est une réalité incontournable : tous les enfants (et les adultes aussi) ont besoin d’un récit sur les « origines » qui la prenne en compte. Filiation biologique, filiation instituée, filiation par la parole comme le rappelle encore Françoise Héritier, pourraient coexister. Ne nous faut-il pas reconnaître différentes filiations, par exemple biologique et adoptive, ou filiation biologique et affective ? Pourquoi ne pas inventer des statuts juridiques aux tiers qui éduquent et ont autorité sur les enfants ? Il faut passer de la singularité à la pluralité des récits sur les origines. Ce qui apparaît comme important pour un enfant c’est qu’il puisse se raconter une histoire sur lui-même et que ce récit corresponde à la complexité de la constellation familiale qui lui a donné naissance et qui l’a fait grandir. N’en reconnaître qu’une seule c’est immanquablement constituer des hiérarchies et donc des discrimi-nations et des souffrances.
Le bien-être des enfants doit rester notre repère. Le bien-être des enfants adoptés, des enfants de familles recomposées ou des enfants de familles monoparentales a été étudié et évalué. Sur cette question les recherches sont rassurantes : les enfants élevés par des couples homosexuels ne vont pas plus mal que les autres. Toutes les familles ont leur lot de difficultés, les enfants de famille recomposées vivent parfois la gêne d’avoir différents lieux de vie, outre les conflits de leurs parents. Les enfants adoptés ont leur propre parcours parfois semé d’embûches, mais cela ne leur enlève en rien leurs droits. Nous ne nous posons plus la question du « droit à enfant » face à un couple hétérosexuel frappé par l’horreur de l’infertilité ou encore à une femme célibataire qui désire avoir un enfant. Or nous la posons pour les couples homosexuels. Par ailleurs, des questions essentielles sur la procréation n’ont pas été posées par le débat actuel, ce qui à notre sens, est dommage. Que demande t’on à la procréation médicalement assistée (PMA), juste de palier à l’infertilité de certains couples hétérosexuels ou de permettre à toutes les femmes qui le veulent d’avoir un enfant ? La PMA est-elle une simple technique médicale réservée à des indications médicales strictes d’infertilité ou une technique révolutionnaire au service du désir d’enfant de toute femme quel que soit son statut ? La médecine et la technique sont-elles au service des individus et de la société ? Et dans quels termes ? Et pourquoi réserver la PMA à la majorité hétérosexuelle ? Et si nous décidons en France de garder des indications « restrictives » de la PMA, ce qui varie déjà aujourd’hui d’un centre à l’autre, que se passerait-il dans la mesure où nombres d’autres pays européens comme la Belgique ou l’Espagne ont largement ouvert cette technique à tous ceux qui le demandent et qui peuvent se payer cette technique, qui dans certaines conditions sera même partiellement remboursée par la sécurité sociale française ? Le débat sur la gestation pour autrui (GPA) pose des questions encore plus complexes sur le corps des femmes, sur son exploitation, sur les appartenances des enfants et sur la place du biologique par exemple. Nombre de questions éthiques puis pragmatiques se posent. Ce débat autour de la loi dite du « mariage pour tous », débat assez spécifiquement français, n’a pas vraiment permis de les discuter collectivement. Et par ailleurs, dans un premier temps, il a réactivé des représentations sociales homophobes et normalisantes à l’excès. Mais sans doute que la loi votée qui étend des droits à une communauté qui en était privée, va, dans un second temps, pacifier les relations entre les uns et les autres, en les égalisant. L’être humain est un condensé de magnifiques zones d’ombre mais aussi de talents. Il est aussi capable de penser ses manques et ses excès et les lois qu’il se donne sont supposées venir y pallier.
À la Maison de Solenn 3 comme dans nos autres lieux de consultations, nous sommes à l’écoute des propos des enfants et de leurs parents, qui questionnent leurs appartenances et leurs héritages dans une complexité grandissante, qui engendre la vulnérabilité et la singularité. Ce qui nous frappe souvent beaucoup c’est la solitude des parents, souvent des mères, poison violent qui met les mères et leurs enfants dans des face-à-face terrifiants. C’est cette solitude qu’il faut combattre pour le bien des parents et des enfants plutôt que de s’opposer au désir d’enfant dans un monde ouvert où tout est possible. S’opposer à ce désir d’enfant nous semble une mauvaise manière de protéger les enfants. Et il suffit de regarder autour de soi pour voir combien d’enfants ont grandi dans des constellations familiales singulières avant même le vote de cette loi, constellations qui étaient des compromis entre la sexualité des parents et leurs avatars, le désir d’enfant qui prend mille et une formes et les exigences de la société, à un moment donné de son histoire.
C’est pourquoi, après le vote de la loi, gageons que l’ensemble de la société devra accueillir ces nouvelles familles et leur offrir des lieux de paroles et de soins, où elles pourront construire ou reconstruire, explorer ou réinventer leurs liens, dans une société ouverte et solide dans ses aspirations, ses lois, ses interdits et ses possibles.
Paris, le 18 mai 2013