Éditorial

© Bruce Clarke, projet les "Fantômes de la Mer", 2016. Source D.G.

Les migrants : des figures du cosmopolitisme ?

et


Claire MESTRE

Claire Mestre est psychiatre, psychothérapeute, anthropologue, responsable de la consultation transculturelle du CHU de Bordeaux, Présidente d’Ethnotopies, co-rédactrice en chef de la revue L’autre.

Marie Rose MORO

Marie Rose Moro est pédopsychiatre, professeure de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, cheffe de service de la Maison de Solenn – Maison des Adolescents, CESP, Inserm U1178, Université de Paris, APHP, Hôpital Cochin, directrice scientifique de la revue L’autre.

Pour citer cet article :

Mestre C, Moro MR. Les migrants : des figures du cosmopolitisme ? L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2016, volume 17, n°2, PP. 145-147


Lien vers cet article : https://revuelautre.com/editoriaux/les-migrants-des-figures-du-cosmopolitisme/

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On ne pourra pas reprocher à Pascal Brice1, directeur de l’OFPRA (Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides), de ne pas avoir fait des efforts d’explication dans son travail de protection des demandeurs d’asile comme le veut la convention de Genève. En effet, l’arrivée en Europe de foules d’exilés, accueillis pour certains, refoulés ou bien emprisonnés pour d’autres, exige une compréhension de la politique française et européenne à leur égard. Le directeur de l’OFPRA, institution indépendante et respectant néanmoins les directives politiques de la France, appelle de ses vœux le respect total du droit à l’asile et d’un accueil « organisé et maîtrisé » des exilés, respectant leur dignité dans la « bienveillance et la rigueur ». Il a démontré sa volonté de changement en augmentant depuis 2012 le nombre de salariés, en étant attentif à la qualité de leur compréhension2 et en se déplaçant lui-même par exemple à Calais, Lesbos, Lampedusa, exhortant les étrangers à demander l’asile en France. La France, rappelle-t-il, a une tradition d’accueil des exilés (Russes, Espagnols, Sud-Américains, Européens du centre, Boat people, Africains, etc.) même si la mémoire de ces réfugiés ne garde pas l’image d’un excellent accueil. La France et désormais l’Europe sont scrutées par le monde entier sur leur capacité à ouvrir leurs frontières et leurs bras à ceux qui fuient la misère et la guerre. La bonne nouvelle est la déclaration qu’il n’y a pas de quotas dans l’octroi du statut de réfugié, ni refoulement sans que la demande d’asile soit examinée et l’affirmation que le droit d’asile est évolutif : l’orientation sexuelle, les femmes victimes de violence, l’accueil des mineurs isolés étranger, l’excision3 sont des thèmes qui élargissent les indications de protection et sont compatibles avec la convention de Genève, « texte sacré » qui exclut les auteurs d’actes de barbarie et les bourreaux. L’application du droit est cependant toujours à discuter et à mettre en doute surtout dans ce domaine. Est-on sûr que les étrangers récemment reconduits de la Grèce en Turquie ont bien eu leur demande scrupuleusement examinée ? La réalité donne raison aux dires de Pascal Brice, le taux octroyé de statuts de réfugié politique a légèrement augmenté ces dernières années… en partie seulement car il semble que ce taux soit commune mesure avec la réalité vécue par les requérants. Pour autant, cet accueil des potentiels réfugiés ne peut cacher le difficile exercice des agents de l’OFPRA, ni masquer l’indigence et le manque de créativité de la réponse politique à la pression migratoire actuelle.

On peut parler de crise de l’asile, car les étrangers veulent de moins en moins le demander à la France ! La politique d’asile est en effet complètement intriquée à la capacité d’accueil dont nous connaissons les terribles lacunes en France : les arrivants sont de plus en plus en attente d’un rendez-vous avec la Préfecture, d’un logement, d’un interlocuteur prévenant et averti, si bien que nous rencontrons désormais des hommes et des femmes qui sont dans l’errance, ou qui, comme à Calais, vivent un cauchemar en résistant de toute leur force à l’encouragement d’engager une procédure sur notre sol ! Nous connaissons aussi le difficile et parfois impossible exercice visant à différencier une fuite pour raisons économiques d’une fuite pour échapper à des violences politiques : des pays qui n’offrent plus à leur jeunesse et à leur population l’envie d’y rester pour des raisons d’abandon, de corruption et de mépris, n’est-ce pas également de la violence politique ? Des populations prêtes à fuir pour des raisons écologiques, quelles réponses ? Et toutes les autres situations complexes où la différence entre migrants et réfugiés est plus que ténue !

Au niveau européen, deux tropismes se dessinent dangereusement : l’accueil des potentiels réfugiés par certains pays, le refus absolu et le rejet pour d’autres, pour des raisons identitaires et de protection contre le terrorisme. Ce ne sont pas des thèmes illégitimes et tabous, mais ils dessinent une rhétorique qui était autrefois l’apanage des seuls partis extrémistes, en France comme ailleurs, et qui désormais ponctuent et régulent tous les discours ; bientôt la seule différence entre les partis se ferait, nous dit-on, par l’alternative patriotisme/multiculturalisme, repli/mondialisation, avec les risques qui en découlent : xénophobie et sécurité policière organisées par les états. Un des autres graves risques est la fermeture des frontières qui génère de plus en plus de morts et de plus en plus de trafic humain. Que sont devenus les enfants disparus ? « Selon les chiffres publiés par Europol en janvier 2016, ils seraient au total 10000 enfants non accompagnés à avoir disparu en Europe en deux ans, ce qui laisse à penser que nombre d’entre eux ont été récupérés par des réseaux et sont probablement exploités », écrit le journal Le Point4. Quels chiffres record de noyés scanderont désormais l’histoire européenne ? 1 300 morts ou disparus depuis le début de l’année titre le journal Le Monde. Et puis, accepterons-nous que cette politique meurtrière s’appuie sur une alliance avec des pays si peu respectueux de la personne ? On aligne les chiffres, on regarde des images médiatiques désolantes et scandaleuses, on croise les migrants dans nos consultations, et nous sommes pris par la tentation du découragement…

On célèbre aujourd’hui un faux anniversaire, le 400e anniversaire de la mort de Cervantès et de Shakespeare. Et même si c’est un leurre « historique » et même si cela a donné lieu à une polémique, les Anglais ont célébré l’anniversaire de leur héros en grande pompe et les Espagnols l’ont presque oublié… insistons cependant sur les leçons de Don Quichotte pour aujourd’hui comme le disait Juan Goytisolo5 lorsqu’il reçut le 23 avril 2015 le célèbre prix Cervantès, considéré comme le Nobel hispanique : « ceux qui ont réduit au silence notre premier écrivain (…) jusque la publication de Don Quichotte ne pouvaient imaginer que la puissance génésique de ses romans lui survivrait et atteindrait une dimension transcendant les frontières et les époques ». Et de rappeler que l’entreprise des chevaliers errants consiste, comme disait Don Quichotte, « à venger les injures, secourir et à venir en aide aux opprimés ». Et comme Goytisolo nous imaginons l’ingénieux Hidalgo se porter au secours aujourd’hui des « immigrés dont le seul crime est leur instinct de vie et leur soif de liberté ».

De même Michel Agier6 dit avec la tranquillité et le presqu’optimisme de l’anthropologue qui a sillonné le monde, travaillé dans des camps de migrants, de réfugiés, de déplacés de toute sorte, que le cosmopolitisme est notre condition, et non une opinion ou une conscience. Il s’agit d’accepter la mondialisation et de saisir la dimension créatrice d’un monde où les frontières sont des lignes à traverser, où l’accueil et l’hospitalité ouvrent de nouvelles relations. Cette mondialisation-là n’est pas que l’équivalence de la violence et du conflit. D’ailleurs les personnes de la société civile sont bien en avance par rapports à nos institutions, quand elles ouvrent les portes de leurs domiciles et de leurs écoles aux étrangers, qu’elles leur portent à manger, quand elles accompagnent les migrants de leurs paroles pour qu’ils ne perdent pas courage : c’est ainsi que le mouvement du monde s’invente, les migrants n’en étant que les avant-coureurs. Nos consultations sont traversées par ce mouvement et nos premiers soins s’appuient sur la reconnaissance, la dignité de la pensée, et l’accueil dans la langue. Le 18e colloque de L’autre des 8 et 9 décembre 2016 à Bordeaux7 abordera d’ailleurs cette question de l’interprétariat en santé, comme moyens de traverser les frontières. Une façon de participer à cette mondialisation-là.

Bordeaux, Paris le 23 avril 2016

  1. Invité de l’émission « Esprit public » de Philippe Meyer le 10 avril 2016 sur France Culture.
  2. Comme nombre de collègues œuvrant aux soins des victimes de la torture et de la répression politique j’ai été conviée à une réunion avec des agents de l’OFPRA, répondant à leurs soucis d’être attentifs à la souffrance humaine. Des formations ont été également faites pour la sensibilisation aux traumatismes psychiques et ses conséquences sur la pensée et la narration.
  3. 4000 filles ont été protégées pour menace d’excision jusqu’à présent en France.
  4. Sur le site Le Point.fr du 03/04/2016
  5. Discours de réception de J Goytisolo publié dans L’Obs, 23 avril 2016, http://nouvelobs.com
  6. « Changer de camp, ficher le camp, ouvrir les bras », entretien avec Michel Agier dans Vacarme, n°75, printemps 2016, pp. 78-96.
  7. www.revuelautre.com et inscriptions ouvertes sur http://www.cliniquetransculturelle-mana.org/actualites/colloques/