Éditorial

Le chagrin ne tue pas, il abîme

"There will be grief" by e27182818284 Source (CC BY 2.0)

Le chagrin ne tue pas, il abîme


Beata UMUBYEYI-MAIRESSE

Beata Umubyeyi Mairesse, née en 1979 à Butare au Rwanda, est une auteure franco-rwandaise.

Musanabaganwa, C., Wani, A. H., Donglasan, J., Fatumo, S., Jansen, S., Mutabaruka, J., Rutembesa, E., Uwineza, A., Hermans, E. J., Roozendaal, B., Wildman, D. E., Mutesa, L., & Uddin, M. (2021). Leucocyte methylomic imprints of exposure to the genocide against the Tutsi in Rwanda: a pilot epigenome-wide analysis. Epigenomics, 14(1), 11-25. https://doi.org/10.2217/epi-2021-0310

Republic of Rwanda & Ministry of Health. (2011). National Mental Health Policy in Rwanda 2009. http://www.moh.gov.rw/fileadmin/templates/Docs/Posted-National-Mental-health-Policy-1.pdf.

Republic of Rwanda & Ministry of Health. (2018). Rwanda Mental Health Survey – Final report.

Pour citer cet article :

Umubyeyi-Mairesse B. Le chagrin ne tue pas, il abîme. L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2023, volume 24, n°2, pp. 144-146


Lien vers cet article : https://revuelautre.com/editoriaux/le-chagrin-ne-tue-pas-il-abime/

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Je vois fleurir depuis quelques années de nombreux reportages vantant la formidable renaissance du Rwanda, les progrès technologiques, l’empowerment des femmes, la lutte contre la corruption, la propreté, sans compter la gestion très sérieuse de l’épidémie de COVID-19. Pour moi qui ai quitté le pays en 1994 et n’y vais qu’en visites ponctuelles, c’est l’image satisfaisante d’une terre qui s’est effectivement reconstruite de façon courageuse et efficace. En tant qu’écrivaine et survivante du génocide contre les Tutsi, ce n’est pourtant pas tant la réparation du pays que celle du cœur de ses habitants que je tente d’approcher et de raconter. Non que je ne me réjouisse pas de l’une, mais parce que c’est l’autre qui m’interpelle le plus.

Comment un corps social peut-il se remettre d’une telle catastrophe ? Quelles traces la violence inouïe que des rwandais-e-s ont fait subir à d’autre rwandais-e-s a-t-elle laissé dans les esprits ?

On estime qu’un million de personnes ont été tuées. Mais pas de loin, pas au fusil ou au moyen d’un quelconque procédé chimique ou industriel. La très grande majorité des personnes ont été tranchées, décapitées, tuées à l’arme blanche : machettes, gourdins, lances, couteaux. Et ça ne s’est pas passé rapidement pour que la mort arrive vite, ça n’a pas été fait par des inconnu-e-s. Non. Les tueurs étaient presque toujours les voisins, les amis, parfois même la famille par alliance. Et ils ont fait preuve d’une macabre ingéniosité pour torturer longuement, humilier, déshumaniser.

Et puis il y a eu les viols collectifs, les contaminations délibérées du VIH/SIDA quand on ne tuait pas les victimes ; les pieux, tessons de bouteilles et autres objets enfoncés dans les vagins. On a évalué à 250 000 le nombre de victimes de ces viols.

Voilà. Ça s’est passé ainsi. Dans cette proximité que le terme de « génocide de voisinage » rend avec une terrible justesse. En l’espace de trois petits mois, à ciel ouvert. Et les mêmes images de corps fraîchement tués ou dérivant dans les rivières depuis des semaines ont été diffusées sur toutes les télévisions du monde.

Vous me direz : « cela est arrivé il y a bientôt trente ans, le pays s’est reconstruit. C’est du passé ». Seulement voilà, le génocide a aussi provoqué l’apparition de troubles psychiques avec lesquels des centaines de milliers de gens vivent aujourd’hui. Au lendemain de la catastrophe, on a évalué qu’il y avait environ 300 000 survivant-e-s tutsi et plus du double de génocidaires hutu. Il fallait reconstruire le pays, faire en sorte que toutes ces personnes puissent vivre côté à côte, refaire nation sur les gravats d’une humanité dévoyée. 300 000 survivant-e-s, 700 000 tueurs et un seul psychiatre pour tout le pays. Vous avez bien lu. Un psychiatre.

À chaque fois que je pense à ces chiffres, à cette impossible équation que mon petit pays devait résoudre alors, je suis sidérée. Comment sont-ils et elles parvenu-e-s à refaire pays, à devenir aux yeux du monde cette nation phénix qui affiche sa renaissance là où tout la condamnait à rester en lambeaux ?

Pour moi, cela reste un mystère. Il y a bien sûr eu le soutien plein de culpabilité de la fameuse « communauté internationale » qui avait laissé commettre l’inimaginable, il y a eu l’inventivité judiciaire des rwandais-e-s avec les tribunaux gacaca1, résurgence d’une pratique précoloniale adaptée aux enjeux monstrueux du monde d’après. Il y a sans doute eu quelque chose que je ne sais encore bien expliquer qui tient à notre culture faite de grande retenue, tant dans la joie que dans la douleur, et qui mériterait sans doute que des sociologues rwandais l’explorent.  Il y a eu surtout le dévouement inouï de Naasson Munyandamutsa, cet unique psychiatre, rentré de Suisse où il était en formation au moment du génocide et qui a, jusqu’à sa mort en 2016, mis toute son énergie à reconstruire une offre de soin dans le pays, en formant les médecins généralistes et les infirmiers, ainsi qu’une dizaine de psychothérapeutes. Ce n’est qu’en 2014 qu’un deuxième psychiatre l’a rejoint. Aujourd’hui ils sont 13, pour une population de près de 13 millions d’habitants. Soit 0,1 pour 100 000 habitants. Pour avoir un ordre d’idée, la France compte 23 psychiatres pour 100 000 personnes. Fort heureusement, les soins en santé mentale ne reposent pas uniquement sur les médecins psychiatres ; les psychologues, infirmiers psy et autres professionnels peuvent intervenir efficacement. Mais là encore, on est loin du compte. L’OMS estime qu’il y en moyenne 9 professionnels en santé mentale pour 100 000 habitants dans le monde. Ce chiffre tombe à 1,4 pour le continent africain.

Pour paraphraser le titre d’un film de Raymond Depardon, quand on me demande de parler du génocide, j’ai tendance à reformuler la question ainsi : Rwanda, comment ça va avec la douleur ?

Deux études ont été faites, à près de 10 ans d’écart, qui nous permettent de répondre le plus honnêtement possible : pas très bien. En 2009, l’enquête menée par le ministère de la Santé à l’échelle de tout le pays avait révélé que près de 99 % des rescapé-e-s avaient assisté à des scènes de violence et que 31 % des femmes survivantes avaient été violées ou avaient subi des agressions sexuelles. Lors de cette enquête on apprenait aussi que près de 7,5 % des jeunes entre 14 et 35 ans souffraient d’une dépendance à l’alcool. Plus récemment, l’étude « Rwanda Mental Health Survey » de 2018 a permis de révéler la différence flagrante de santé mentale qui existe entre la population générale rwandaise et celle des survivant-e-s du génocide contre les Tutsi. Si la prévalence d’épisodes dépressifs majeurs concerne près de 12 % des rwandais-e-s en général, c’est une part trois fois plus importante des rescapé-e-s du génocide qui en souffrent. Les mêmes présentent à près de 28 % un syndrome post-traumatique (PTSD) contre 3 % du reste de la population. Plus d’un quart des survivant-e-s sont aussi fortement sujets à des crises de panique. On constate en outre, dans de nombreux cas, des situations de comorbidités. L’étude a aussi montré que seules 14 % de ces personnes malades ont eu recours à une offre de soin.

Le pays a bien été réparé, mais, comme le dit un de mes personnages2 « les cœurs ne se réparent pas comme on le fait d’un toit, d’une route ou d’une ville rasée ».

C’est un long chemin, tortueux. Parce que le mal est profond, qu’il durera plus longtemps que toutes les autres destructions. Il est susceptible de se passer de génération en génération.

L’année dernière, des chercheurs en épigénétique ont ainsi publié la première enquête (2021) montrant que les traumatismes avaient modifié chimiquement l’ADN de femmes tutsies survivantes et des enfants qu’elles portaient durant le génocide. Un génocide ne se termine pas avec l’arrêt des tueries et comme le dit l’ancien proverbe rwandais « Agahinda ntikica kagira mubi » : le chagrin ne tue pas, il abîme.

Pour réparer les cœurs, (gusana imitima en kinyarwanda), il faudrait énormément investir dans le domaine de la santé mentale. À l’époque coloniale, les personnes souffrant de troubles psychiques étaient prises en charge par les tradipraticiens et par la communauté, comme dans toutes les sociétés traditionnelles. Mais la christianisation massive du pays les a interdits, ce qui a laissé un vide de sens et de soin de plusieurs décennies, avant la création du premier hôpital psychiatrique du pays, le Caraes à Ndera près de Kigali, lui-même géré par des religieux catholiques.

En 1994, cet hôpital a été le théâtre du massacre de plusieurs centaines de personnes. Il s’agit d’ailleurs d’un des rares lieux où l’abandon des Tutsi à leur triste sort a été documenté en images. Le 13 avril, les journalistes occidentaux qui accompagnaient les militaires belges venus en camion évacuer les 18 belges qui y étaient (religieux, soignants…) ont ainsi filmé et photographié des scènes terribles. On y voit une foule de personnes, bras levés au ciel, qui supplient les militaires blancs de les sauver de la horde de miliciens qui s’apprêtent à la tuer. Les soldats ont embarqué les leurs, ont tiré en l’air pour disperser la foule des condamnés et sont partis. Quand ces images furent diffusées dans la presse française quelques jours après, les tueurs avaient fini de « macheter » les réfugiés Tutsi ainsi que tous les malades mentaux (Hutu comme Tutsi).

Au lendemain du génocide, le même Caraes était la seule structure existante spécialisée en santé mentale de tout le territoire. Puis en 1999 un Service de consultation psychosocial a été créé pour fournir des soins en ambulatoire. Les dix premières années de fonctionnement ont vu le nombre de consultations multipliées par six. Parallèlement, des services décentralisés ont été mis en place dans tout le pays.

Un des principaux défis est le manque de personnel formé et qualifié à la prise en charge de la santé mentale. Des efforts ont été faits pour former des psychologues, infirmiers et des thérapeutes communautaires. Un département de psychologie a été créé à l’Université nationale du Rwanda, un département de santé mentale a été mis en place au Kigali Health Institute. Plusieurs associations internationales ont proposé des formations courtes en santé mentale. Aujourd’hui chaque hôpital de district doit avoir un service en santé mentale avec un infirmier attitré. Mais tant de choses restent encore à faire.

Je dis cela en connaissance de cause. Parce que je suis une survivante qui a eu une chance énorme. Parce qu’au lendemain du génocide, à l’âge de quinze ans, j’ai été accueillie en France par une famille qui m’a tout de suite emmenée consulter un psychiatre. Parce que depuis bientôt trente ans, j’ai pu bénéficier du système de soins ici pour me reconstruire, penser mon histoire. Sans ce travail, je n’aurais jamais pu devenir une autrice de fiction ni dépasser mon histoire individuelle pour tenter de rendre universels nos destins rwandais. La thérapie m’a permis de surmonter deux épisodes dépressifs, de soutenir les proches éloignés du soin, de pouvoir m’engager dans des ONG de prévention en santé. Après avoir coordonné pendant trois ans le projet de prévention du suicide dans mon département, je suis aujourd’hui formatrice de Premiers Secours en Santé Mentale (PSSM).

J’entends encore parfois des gens me dire : « mais ce n’est pas dans notre tradition d’aller voir un psy ». C’est vrai. Mais dans notre tradition non plus il n’y avait pas de génocide, c’est-à-dire la disparition quasi complète de ta famille, de tes proches, de la confiance en une communauté de voisin-e-s et d’ami-e-s qui étaient là autrefois pour contenir et porter la personne malade. Tout cela a volé en éclat. Et la catastrophe nous a laissé-e-s avec des maladies psychiques très sérieuses pour lesquelles un soin est indispensable, que ce soit par une parole psychothérapique ou par des médicaments.

Alors on fait quoi maintenant ?

Commençons par en parler. Pas uniquement au moment des commémorations, entre début avril et début juillet, quand les gens souffrent de crises en public. Tous les jours. Commençons par faire preuve (ou redoubler) de bienveillance vis-à-vis des rescapé-e-s que nous rencontrons, avec lesquels nous vivons. On ne demande pas à une personne qui a la jambe cassée de marcher normalement. Aidons-les à avancer à leur rythme, ne leur reprochons pas leurs disgracieux boitements, tentons de les amener vers le soin quand cela est possible. Chacun-e peut faire quelque chose à sa mesure. Parfois, un simple coup de fil peut alléger une journée pour quelqu’un qui est terriblement seul. Et il n’y a pas qu’en avril que cette solitude taraude les survivant-e-s du génocide contre les Tutsi.

C’est très bien de poster une bougie et un texte sur notre réseau social pour dire qu’on n’oublie pas, mais si nous pouvons doubler cela d’un coup de fil ou d’une visite à une personne rescapée, pour lui dire qu’on pense à elle, pour l’écouter et l’entendre réellement, un jour de mars, de septembre ou même le 31 décembre, ça sera mieux.

Merci de participer à cette chaîne d’attention à l’autre, indispensable pour restaurer notre humanité commune. Pour nous, pour l’avenir.

Avril 2023

  1. Les gacaca (se prononce « gatchatcha »,) sont des tribunaux communautaires qui, dans le Rwanda pré-colonial, permettaient de régler les différends familiaux ou fonciers. Au début des années 2000, devant l’incapacité de la justice moderne à juger les centaines de milliers de suspects (il aurait fallu plus d’un siècle), les autorités rwandaises restaurent les juridictions gacaca dans une optique de justice transitionnelle, pour que la vérité partagée et la justice des « sages » permette de réparer les relations sociales. Les procès se sont déroulés dans tout le pays de 2005 à 2012.
  2. Le personnage de Blanche dans le livre intitulé Tous tes enfants dispersés publié en 2019 aux éditions Autrement.


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Entretien avec Jacqueline BILLIEZ

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