Éditorial

© Claire Mestre Source D.G.

La médiation transculturelle : un nouvel outil

et


Stéphanie LARCHANCHÉ

Stéphanie Larchanché est anthropologue médicale, coordinatrice du pôle enseignement et recherche au Centre Françoise Minkowska, présidente d’ISM-Interprétariat Paris.

Serge BOUZNAH

Serge Bouznah est médecin de santé publique, directeur du Centre Babel.

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Pour citer cet article :

Larchanché S, Bouznah S. La médiation transculturelle : un nouvel outil. L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2020, volume 21, n°1, pp. 4-7


Lien vers cet article : https://revuelautre.com/editoriaux/la-mediation-transculturelle-un-nouvel-outil/

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Face aux crispations identitaires que l’on observe dans la plupart des sociétés occidentales, la clinique transculturelle montre son inventivité en investissant de nouveaux espaces, en élaborant de nouveaux thèmes et en expérimentant de nouveaux dispositifs. Dans un contexte de mouvements migratoires intenses et face à la complexification croissante des systèmes professionnels de nos sociétés, la médiation transculturelle et l’interprétariat devraient s’imposer comme facilitateurs de l’intégration des populations concernées. Dans le domaine de la santé, notamment face aux maladies chroniques, les migrants sont particulièrement vulnérables et les facteurs socio-économiques ne sont pas les seuls à être en cause (Khlat 2012 ; Bourdillon 2017). En effet, pour certains patients, la situation est aggravée par les difficultés d’accès aux soins en raison des problèmes de communication tenant à la fois de l’obstacle linguistique que de la distance culturelle.

C’est dans la littérature anthropologique anglo-saxonne que le concept de médiation culturelle s’est développé, faisant référence à l’action de résoudre des conflits ou d’améliorer les relations interculturelles dans différent contextes de domination, comme celui de la colonisation ou des mouvements indépendantistes (Miklavcic et Le Blanc 2013). L’anthropologue américain Eric Wolf (1956) a ainsi été l’un des premiers à formellement analyser la médiation culturelle dans le contexte du conflit entre le pouvoir colonial espagnol au Mexique et les communautés paysannes locales. En France, la médiation linguistique et culturelle naît dans un contexte bien particulier : celui de la fin de l’immigration du travail, en 1975, qui débouche brièvement sur une politique de regroupement familial, en 1976. Dans un contexte de crise économique, l’arrivée de femmes et d’enfants issus majoritairement de régions rurales du Maghreb et d’Afrique sub-Saharienne, et souvent non-francophones, n’est pas sans provoquer un certain nombre de défis pour les institutions françaises, notamment dans le champ de la santé, du social et de l’éducation. Spontanément, des migrants eux-mêmes – majoritairement des femmes, installées en France depuis plus longtemps, ou parfaitement francophones – se proposent d’intervenir pour leurs compatriotes, afin de traduire la langue, mais aussi d’expliciter les codes et les références culturelles des uns et des autres – ceux des usagers d’un côté et des professionnels des institutions de l’autre (Sargent et Larchanché 2009). Leur rôle est d’aider les familles d’origine étrangère à devenir autonomes, à s’insérer socialement et professionnellement sur leur nouveau lieu de résidence. Progressivement, la médiation linguistique et culturelle se formalise. La loi de 1981, qui permet aux migrants de créer des associations, facilite ce processus. Au début des années 1990, le gouvernement réorganise l’accueil des migrants à l’échelle des départements et les médiatrices sont identifiées comme des appuis incontournables dans l’accueil des familles arrivées récemment. C’est ainsi qu’apparaît la fonction de « femme-relai ». Des permanences sont créées dans les services sociaux ou administratifs, mais aussi dans les PMI et les hôpitaux. En 2000, c’est le lancement du dispositif « adultes-relais » qui élargit cette démarche à la politique de la ville, pour un accompagnement des résidents basé sur la proximité sociale et culturelle, afin de faciliter l’accès aux droits, d’aider dans les différentes démarches de la vie quotidienne ou de favoriser la cohésion sociale. Les figures de la médiation de l’époque se légitimaient d’un double savoir culturel et surtout experientiel (par exemple, venir d’ailleurs mais avoir l’expérience du quartier). Si l’activité des médiateurs linguistiques et culturels s’est développée lors de ces dernières décennies, elle peine à trouver un statut formel et des voies de professionnalisation. En effet, à ce jour les approches et les pratiques de médiation sont extrêmement disparates, et un bon nombre de médiateurs n’a jamais reçu de formation officielle. La pratique de la médiation est restée pour beaucoup basée sur une expérience personnelle et donc sur un savoir intuitif, lié au bilinguisme du médiateur et à sa capacité à naviguer entre deux univers de références culturelles différents, à partir de son propre vécu de la migration. Il est vrai que le succès d’une médiation est en grande partie lié aux qualités personnelles du médiateur, son savoir-être, sa capacité à mettre en confiance les parties et à les faire communiquer.

Il y a une dizaine d’années, une charte de « médiation sociale et culturelle » a été élaborée, rédigée par la Fédération des « femmes-relais » de Seine-Saint-Denis et de l’IRTS, pour tenter de définir les contours de cette intervention ainsi que la déontologie sur laquelle elle s’appuie (Cohen-Emerique 2006). Cette charte définit quatre types de médiations déployées sur le terrain : la médiation qui consiste à faciliter la communication et la compréhension entre les personnes, sans chercher à transformer les pratiques ; l’aide à la communication qui participe à la dissipation des préjugés et des malentendus ; la résolution des conflits de valeurs entre la société d’accueil et les migrants, mais aussi au sein des familles elles-mêmes ou des individus eux-mêmes ; et enfin la médiation comme processus de transformation de normes, de création de nouvelles normes, de nouvelles approches (ibid.). On constate déjà, à partir de cette typologie, une large gamme d’actions protéiformes, qui suppose une formation solide et des contextes d’intervention favorables. Il existe donc de nombreuses formes de médiation et plutôt que d’opposer de manière stérile, interprétariat et médiation, il serait beaucoup plus productif de considérer l’interprétariat comme une forme spécifique de médiation, dont l’objet est de faciliter la communication entre deux parties en s’appuyant sur l’outil linguistique.

Le maintien de la médiation linguistique et culturelle dans un statut non reconnu par les pouvoirs publics questionne, tandis que d’autres formes de médiations sociales se sont multipliées et jouissent d’une reconnaissance institutionnelle. Parmi celles-ci nous pouvons identifier la médiation familiale, la médiation de cohésion sociale, la médiation du travail, le médiateur de la République, la médiation d’entreprise, ou encore la médiation dans le domaine de la santé et en politique (Guillaume-Hoffnung 2009). Ce n’est peut-être pas si surprenant quand on sait à quel point la question de l’interprétariat professionnel dans les services publics – point de départ de la communication interculturelle – peine elle-même à trouver sa légitimité (en dehors des appareils juridico administratifs comme l’OFII1, l’OFPRA2 ou la CNDA3). Aussi, quelles pourraient être les raisons de ce manque de reconnaissance ? On constatera que dans d’autres Etats qui s’assument comme sociétés multiculturelles et qui ajustent le fonctionnement de leurs institutions autour du pluralisme linguistique et culturel de leurs populations, l’interprétariat professionnel et la médiation sont des pratiques reconnues et intégrées au fonctionnement des services. Aux Etats-Unis par exemple, le rôle de « culture broker » (Jezewski 1990 ; Jezewski, Sotnik 2001) apparaît officiellement en tant que fonction à part entière dans les programmes de santé à l’échelle nationale (National Center for Cultural Competence, Georgetown University 2004). En Australie, le gouvernement forme des professionnels de santé appartenant à la population aborigène (ABH ou aboriginal health workers), afin de pouvoir faciliter la prévention, l’accès aux soins et la prise en charge de cette population (Mitchell et Hussey 2006). Au Canada, des « interprètes médicaux » sont également intégrés aux services sanitaires pour faire le lien avec les populations amérindiennes (Burgess, Herring, Young 1995). Plus près de chez nous, en Belgique, la médiation interculturelle fait partie d’un programme national financé par l’Etat (Verrept et Coune 2016).

Il est évident qu’en France, l’universalisme républicain continue de reléguer les activités liées à l’interculturel au milieu associatif ou aux initiatives individuelles, même si sur le terrain, ceux de la santé et du social en particulier, le besoin est évident. Ainsi, à l’hôpital par exemple, plutôt que de promouvoir et d’organiser un management efficace des équipes qui puissent mettre à profit les compétences linguistiques et culturelles de ces dernières, les responsables préfèrent tenir une organisation « neutre » qui évite toute forme de discrimination (Soleymani 2011). Pendant ce temps, sans aucune formation, reconnaissance ou gratification financière, les professionnels de soin étrangers et/ou bilingues sont régulièrement interpellés par leurs collègues pour traduire et expliquer (Kotobi, Larchanché, Kessar 2013). Pourtant, la reconnaissance de la diversité de la population et de son impact sur les relations entre les professionnels et les usagers n’est pas le seul attribut de la médiation. Au-delà, et dans le champ de la santé en particulier, la médiation culturelle permet de remettre la personne au centre de l’accompagnement et de la prise en charge, à une époque où l’hyperspécialisation des services éloigne le professionnel du contexte de vie du patient et de ses contraintes singulières (Bouznah et Lewetowski 2014 ; Fadiman 1997). En ce sens, la médiation culturelle met en lumière et remédie à des dysfonctionnements qui sont sociétaux et qui nous concernent tous.

  1. Office français de l’immigration et de l’intégration.
  2. Office français de protection des réfugiés et des apatrides.
  3. Cour nationale du droit d’asile.