Éditorial

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Kamala Harris : première mais pas dernière…

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Jonathan AHOVI

Jonathan Ahovi est pédopsychiatre, responsable de l’unité de psychopathologie de l’adolescent (UPA) à l’hôpital Louis Pasteur à Dôle. Il dirige une consultation transculturelle à la Maison de Solenn / Maison de adolescents de l’hôpital Cochin.

Fatima TOUHAMI

Fatima Touhami est psychologue clinicienne, Maison de Solenn- Maison des adolescents de Cochin, AP-HP, Université Paris Cité, CESP Inserm 1178, Paris, France.

Rahmeth RADJACK

Rahmeth Radjack est pédopsychiatre à la Maison de Solenn, Maison des Adolescents de l’hôpital Cochin. Université Paris Descartes SPC, AP-HP, Hôpital Cochin, Maison des adolescents – Maison de Solenn.

Marie Rose MORO

Marie Rose Moro est pédopsychiatre, professeure de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, cheffe de service de la Maison de Solenn – Maison des Adolescents, CESP, Inserm U1178, Université de Paris, APHP, Hôpital Cochin, directrice scientifique de la revue L’autre.

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Repéré à https://revuelautre.com/editoriaux/kamala-harris-premiere-mais-pas-derniere/ - Revue L’autre ISSN 2259-4566

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Une femme a été élue avec le quarante-sixième président des Etats-Unis d’Amérique, indépendamment de ses appartenances métissées (ou malgré elles), c’est-à-dire avec ses identités et sa couleur. Cette élection constitue un pas en avant pour l’humanité. Et peut-être, comme le dit Didier Fassin dans un texte récent1 (2021), le vent de la réaction souffle-t-il aujourd’hui un peu moins fort aux États-Unis…

Aux Etats-Unis, il y a des Blancs et des non Blancs2. Les Métis sont colorés donc non Blancs. De ce point de vue, le quarante-quatrième président, Barack Obama, est noir bien que né d’une mère américaine blanche et d’un père africain du Kenya noir venu à la fin des années cinquante aux Etats-Unis pour poursuivre ses études universitaires. Il n’a d’ailleurs jamais coché une autre case que Noir car à l’époque où il est né, la catégorie « métis » n’existait pas3.

D’aucuns disent qu’aussitôt élu, le vieux Président Biden divise l’Amérique dans ses discours en s’adressant aussi aux minorités noires (afro-américaines) ou hispaniques… En les nommant comme telles. Juste avant son élection, les événements du 6 janvier 2021 auraient pu suffire à quiconque attaché à la démocratie, pour appeler à un examen de la réalité américaine. Ce jour-là, le quarante-cinquième président des États-Unis, Donald Trump a appelé ses partisans à marcher sur le Capitole, symbole de la démocratie américaine. Il y a eu cinq morts.

Cette réalité est dominée aujourd’hui par la pandémie de coronavirus qui frappe inégalement la population. Le Covid-19 a touché le monde entier ; mais en Amérique comme dans le monde, les minorités défavorisées sont aussi les plus frappées par ce virus. L’espérance de vie des Américains aurait baissé d’un an pour les Blancs, deux ans pour les Afro-américains et trois ans pour les Hispaniques depuis le début de la pandémie. De ce point de vue, il existe bel et bien une minorité colorée, noire, hispanique… Comme il existe une majorité blanche. Ce sont les données effectives liées à cette différence qui sont visibles dans la société américaine. Le fléau discrimine comme la politique l’a fait autrefois. On se souvient que le 19 septembre 1960, le chanteur devenu prix Nobel de littérature 2016 Bob Dylan a donné un concert à Greenwich Village. Le bénéfice de ce concert a été offert à l’association nationale pour la promotion des gens de couleurs. Dans ces populations minoritaires, la proportion de morts y est de longue date bien plus élevée. L’espérance de vie est une donnée importante. Les Blancs, les Noirs, les Hispaniques n’ont pas tous la même espérance de vie (encore moins en temps de Covid-19, comme le dit l’ONU)4. Comment aurait-on pu améliorer cette situation sans la regarder de près, sans la nommer, sans reconnaitre cette injuste et épouvantable inégalité dans la vie dès avant la naissance et cela jusqu’à la mort de ces citoyens américains ? Le nouveau président a eu bien raison de d’évoquer nommément les minorités en Amérique, dans son discours d’inauguration. Le vice-Président est une vice-présidente : une femme. Elle se nomme Kamala Harris. A ce poste, elle est la première. Sa mère lui a dit qu’elle ne serait pas la dernière. Elle incarne bel et bien une Amérique vivante ! Joe Biden a, quant à lui, attendu longtemps. Son rêve d’être président dans une Amérique alors ségrégationniste a commencé à l’âge de dix-sept ans ; il est devenu président, à l’âge de soixante-dix-huit ans, dans une Amérique menacée par ses propres démons : le racisme et la double suprématie « mâle » et blanche, le goût des armes à feu et la menace permanente de la guerre « incivile » comme l’a nommé le nouveau président. Kamala Harris incarne le contraire de ces démons. Elle est la fille de Donald J. Harris, économiste et professeur émérite noir à l’université Stanford, originaire de la Jamaïque, venu aux Etats-Unis en 1961 pour faire un doctorat à l’université de Californie à Berkeley et de Shyamala Gopalan, une biologiste et oncologue spécialiste du cancer du sein, originaire du Tamil Nadu en Inde et venue aux Etats-Unis en 1960 pour faire un doctorat d’endocrinologie à la même université. Ses parents sont deux immigrés.

L’Amérique a osé, une seconde fois, porter au sommet du pouvoir un enfant « métis », comme on dit communément en France. L’Amérique nous étonnera toujours, elle est capable de mettre en péril sa propre démocratie, de l’entacher de violences et de morts (comme lors de l’attaque du Capitole le 6 janvier 2021) mais elle est aussi capable d’élire une femme de couleur, parce qu’elle est la meilleure pour ce poste, celle qui représente le mieux son époque et ses aspirations. Elle est capable de nommer son appartenance à ces minorités. Qu’en est-il chez nous ? La France du vieux continent civilisé, qui a accepté depuis longtemps l’idée du métissage, en serait-elle capable ? La représentation des minorités au sein de la classe politique est un questionnement récurrent. La question des migrants en France traverse le débat politique depuis plusieurs générations maintenant et souvent sur un mode biaisé, tant sa hantise qu’un universel inféré et jamais atteint ne soit effacé par la réalité de notre monde métissé. La première marche symbolique, la demande d’une représentation politique des enfants de la seconde génération en rupture avec l’immigration de leurs parents, fut la « Marche des Beurs » en 1983. Nous nous souvenons tous du slogan scandé par tous : « Couscous chez Mitterrand ! » comme une reconnaissance au plus haut de la Nation de la culture de ces autres Français avec leurs couleurs, leurs langues, leurs manières d’être au monde, profondément métissée. Pour la première fois, ces autres « enfants français du colonial » venaient scander leur désir d’une francité égale, juste et sans discrimination. Comment composer alors avec ces nouvelles voix qui viennent rompre ontologiquement avec la tradition française de l’assimilation et d’une « République au pied d’argile » ? Comment s’inscrire dans un idéal partagé, une langue commune, une patrie et une Nation, la République une et indivisible ? La République, comme nous le rappelle ce jour festif du 14 juillet, est l’hégémonie d’une langue française majoritaire et la mort des langues régionales ; une langue normée pour unifier la Nation française. Quelle place donner alors à ces non-frères au pays de l’égalité5, tous ces enfants allophones nés en France qui portent dans leur corps, leurs langues, leurs identités, les marques d’un ailleurs, à la fois étrangers et tellement proches.   

Il serait nécessaire d’interroger le mythe de l’égalité à la française « Liberté, égalité, fraternité » : devise de la République française depuis la constitution de 1848, incarnée et sculptée dans le marbre de nos institutions comme « notre patrimoine national ». Faire ce travail, c’est revendiquer la centralité de la narration républicaine dans le roman national français. A partir de quand ? Et pour qui ce roman national français peut-il être la référence ou faire sens ? Pour les enfants français nés ici dont les parents viennent d’ailleurs. Pour reprendre Etienne de la Boétie6, l’égalité est l’expression politique d’une fraternité naturelle, d’une ressemblance identitaire. Selon lui, c’est parce que « la nature […] nous a tous créés de même et coulés en quelque sorte au même moule, pour nous montrer que nous sommes tous égaux, ou plutôt tous frères. » Tous frères, un mythe ? D’où vient cette fraternité inscrite dans la devise républicaine ? Pour reprendre Henri Bergson7, on aperçoit peut-être la ligne de brisure d’une construction ontologique de notre devise républicaine d’origine fondamentalement religieuse : « Telle est la démocratie théorique. Elle proclame la liberté, réclame l’égalité, et réconcilie ces deux sœurs ennemies en leur rappelant qu’elles sont sœurs, en mettant au-dessus de tout la fraternité. Qu’on prenne de ce biais la devise républicaine, on trouvera que le troisième terme lève la contradiction si souvent signalée entre les deux autres, et que la fraternité est l’essentiel : ce qui permettrait de dire que la démocratie est d’essence évangélique, et qu’elle a pour moteur l’amour. » Pour Jean-Jacques Rousseau, au contraire, c’est en faisant advenir des citoyens égaux et libres que la patrie se montre « la mère commune de tous les citoyens », frères car obéissant à des lois garantissant leur commune liberté. L’éducation publique joue alors un rôle essentiel dans la fondation de cette société des frères. Pourtant, dans L’Émile ou de l’éducation (1762), Rousseau n’a-t-il pas exclu les filles de l’éducation à la liberté et à l’égalité au nom de la loi de la nature ? Rousseau justifie l’inégalité des devoirs relatifs aux deux sexes en faisant d’elle l’expression de l’ordre naturel et la garante de l’harmonie sociale. De la même manière, la République qui se déclare « une et indivisible », continue de classifier et de hiérarchiser les citoyens. Selon la distinction établie par l’abbé Sieyès, député du tiers état, seuls les citoyens reconnus comme actifs ont le droit de voter et d’être élus. Les citoyens considérés comme passifs, les femmes et les personnes en état d’accusation ou de faillite, les insolvables ou les domestiques sont exclus des droits civiques au nom de leur manque d’indépendance. Que la fraternité est difficile à penser dans notre beau pays ! Dans ce même registre de naturalisation de la non-conformité avec le modèle de bon citoyen, l’expression de personnes « non blanches » consiste à n’identifier par la couleur de peau que celles et ceux qui sont perçues comme dissonantes par rapport à la neutralité et l’invisibilité des dominants. Voilà une levée du tabou des non-frères de la République8 (Touhami, 2019). Comment ces paradigmes historiques, souvent non connus ou reconnus, viennent éclairer l’histoire mais aussi la modernité entre les frères et les non-frères de la République. Notre Kamala Harris à la française serait par exemple Rachida Dati ou Christiane Taubira, nommées respectivement Garde des sceaux par Nicolas Sarkozy et Hollande. Deux figures caricaturales du lien de la France avec ses enfants, issus du colonial et de l’esclavage. Quel bilan, quelle identification symbolique possible ? Notre pays est pris par des questionnements identitaires où la fracture religieuse et celle des langues maternelles viennent annuler l’altérité par la négative, en instillant un possible soupçon d’être « ennemis de l’intérieur ». Pourtant, l’idée d’une France, pays des Lumières, qui permettrait l’expression libre des idées et des identités métissées foisonne malgré tout dans l’expression artistique, l’écriture francophone, métissées et portées par de brillantes acteurs issus de l’immigration comme Faïza Guène9 ou Alain Mabanckou10, pour n’en citer que deux particulièrement créatifs dont il a été récemment question dans cette revue. Chacun à leur manière, ils démontrent de façon éclatante ce qu’a affirmé récemment (le 27 mars 2021) de manière éclatante un grand poète et philosophe de la créolité, Patrick Chamoiseau11, « on n’a pas besoin d’universel, on a besoin de relation ».

Si nous aussi nous devenons capables d’imaginer des Kamala Harris dans notre société, alors le vent de la réaction soufflera moins fort en France également… Et notre imagination deviendra polyglotte !

Paris le 28 mars 2021

  1. Un vent de réaction souffle sur la vie intellectuelle. AOC, 2021. https://aoc.media/analyse/2021/02/22/un-vent-de-reaction-souffle-sur-la-vie-intellectuelle/
  2. Giraud, F., Ahovi, J., Mestre, C., Baubet, T. & Moro, M. (2009). Obama et la République plurielle. L’autre, 10(1), 4-6.
  3. Les données concernant la race furent collectées de façon différente lors du 22e recensement fédéral, en 2000, par rapport aux recensements précédents. Les sondés pouvaient ainsi préciser une ou plusieurs catégories raciales pour indiquer leur identité. Les données révèlent que près de 7 millions d’Américains s’identifièrent comme membres de deux races ou plus. https://fr.wikipedia.org/wiki/Race (recensement des États-Unis).
  4. « L’impact disproportionné de la Covid-19 sur les minorités raciales et ethniques doit être traité d’urgence », déclaration de Michelle Bachelet publiée le 2 juin 2020. À retrouver sur : https://news.un.org/fr/story/2020/06/1070032
  5. Réjane Sénac, Les Non Frères au Pays de l’Égalité, Les Presses de Sciences Po, 2017
  6. Le Discours de la servitude volontaire, Payot, 1978 [1576], p. 184-185
  7. Les Deux Sources de la morale et de la religion, Genève, Albert Skira, 1945 [1932], p. 270.
  8. Représentations de la radicalisation chez des adolescents français d’origine maghrébine : recherche qualitative. Thèse de Doctorat en Psychologie dirigée par Pr Moro Marie Rose, Université de Paris Nord Sorbonne, 2019.
  9. La discrétion. Plon, 2020.
  10. Lettres noires : Des ténèbres à la lumière. Fayard, 2016.
  11. Article à retrouver sur le site de la revue en ligne AOC : https://aoc.media/entretien/2021/03/26/patrick-chamoiseau-on-na-pas-besoin-duniversel-on-a-besoin-de-relation/


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