Éditorial

© Carmen Fiano Source (CC BY 2.0)

Face à nos séismes identitaires


Daniel DERIVOIS

Daniel Dérivois est professeur de psychologie clinique et psychopathologie à l'Université de Bourgogne Franche Comté.

Morrison T. L’origine des autres. Christian Bourgois Editeur ; 2018.

Soyinka W. Conference of African writers of English expression : Makerere University College, Kampala, Uganda. 1962.

Depestre R. Bonjour et adieu à la négritude. Robert Laffont ; 1980.

Grataloup Ch. Vision (s) du monde. Armand Colin ; 2018.

Derivois D. From the fantasy of resilient identities to the process of identity resilience Mental Health and Social Inclusion. 2019a https://doi.org/10.1108/MHSI-12-2018-0043

Peck, R. Assistance mortelle. Documentaire. 2012 http://www.film-documentaire.fr/4DACTION/w_fiche_film/38155_1

Fourquet, F. Penser la longue durée. La Découverte ; 2018.

Derivois D. Accueillir l’héritage identitaire. Lien Social 2019b ; N°1247

Ungar M. Resilience across cultures. British Journal of Social Work 2008; 38, 218–235

Hall S. Identités et culture. Editions Amsterdam ; 2007.

Glissant E. La Cohée du Lamentin. Gallimard ; 2004.

Chamoiseau P. La matière de l’absence. Paris, Seuil ; 2016.

Mars, L. Introduction à l’ethnopsychiatrie. Bulletin de l’Association Médicale Haïtienne. Imprimerie de l’Etat, Port-au-Prince, Haïti ; 1953.

Devereux, G. Ethnopsychiatria, 1978 ; 1, 7-13.

Derivois D. Clinique de la mondialité. De Boeck ; 2017.

Derivois D. Clinique de la mondialité et résilience identitaire. Conférence au Colloque du CERDA 2018 https://vimeo.com/312535377/0a1e33f8e6

Derivois D. ; Cénat JM, ; Karray A. Le syndrome de l’Aquarius. Revue Esprit 2019 ; n° 45, p. 33-34.

Derivois D et Cénat, J.M Evénement sismique et séismes du monde interne. L’évolution psychiatrique 2014 ; 79, 643–653

Derivois D. The aftermath of resilience in the global world. L’Encéphale. 2019c. https://doi.org/10.1016/j.encep.2019.02.008

Fassin D. ; Rechtman R. L’empire du traumatisme. Flammarion ; 2011

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Repéré à https://revuelautre.com/editoriaux/face-a-nos-seismes-identitaires/ - Revue L’autre ISSN 2259-4566

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« Il n’existe pas d’étrangers.
Il n’existe que des versions de nous-mêmes ». 1
Morrison

« Le tigre ne proclame pas sa tigritude  » 2
Soyinka

 

Nos angoisses existentielles nous ont conduits, par le passé, à un « déguisement ontologique »3 en Noir, Blanc, Jaune ainsi qu’à des « cartes mentales »4 Nord/Sud, Occident/Orient pour nous représenter les uns les autres sur la planète. Cette vision racialiste, capitaliste et culturaliste répartit arbitrairement les richesses matérielles et spirituelles du monde ; elle est à la fois produite et productrice de ce qu’il convient d’appeler des séismes identitaires qui ébranlent notre Humanité commune depuis plusieurs siècles.

L’onde de choc de ce traumatisme identitaire mutuel de longue durée5 continue de traverser nos psychés collectives et individuelles dans notre monde contemporain. Après la décimation des indiens, l’extermination des juifs, les guerres mondiales et divers génocides connus et plus ou moins médiatisés, nous assistons en plein 21e siècle à d’autres répliques de ces séismes caractérisées notamment par la montée des extrêmes religieux et politiques, de l’antisémitisme, de l’islamophobie, du racisme et de la xénophobie en général dans un contexte géopolitique marqué notamment par la « crise des migrants » – astuce ou défense projective utilisée pour masquer une crise de soi, une crise identitaire généralisée, qui ne dit pas son nom.

Ces répliques ne sont plus uniquement qu’entre les grands pôles idéologiques Occident/non-Occident (The West and the Rest), elles sont désormais internes, à l’intérieur de chaque continent, chaque peuple, chaque société d’accueil ou de départ, chaque psyché collective et individuelle. Les attaques terroristes, les menaces identitaires en Afrique, en Amérique, en Europe, au Moyen Orient et partout dans le monde continuent de prolonger, sur la condition humaine, les effets délétères du trauma racial et colonial issu des tentatives de domination.

Le racisme anti-Noirs dans le Maghreb du Printemps Arabe, dans les Etats-Unis d’Amérique de l’ère post-Obama, celui des Dominicains contre les Haïtiens sur une même symbolique d’île Haïti hantée par l’esclavage et la colonisation, de même que les racisme « réciproque », la phobie de l’autre dans une Europe en pleine crise identitaire, les « fantômes » du génocide au Rwanda dans les consciences européennes et africaines vingt-cinq ans après, sont autant de répliques de ces secousses identitaires rapportées dans nos sociétés et institutions mondialisées.

La violence de l’héritage appelle une culture de la résilience sur la longue durée

Que faire alors face à cet héritage identitaire ? Comment accueillir la violence de ses zones d’ombre, non en coupables de scènes où nous n’étions pas mais en coresponsables de notre Humanité à retrouver ? Comment accueillir dans le même temps tout message d’espoir porté par sa manifestation ? La violence de l’héritage appelle une culture de la résilience sur la longue durée qu’il faudra penser aux échelles individuelles et collectives avec une posture clinique panhumaine, transculturelle, mondiale, au-delà de tout clivage idéologique et des façades rassurantes.

La résilience est à la fois un phénomène, un processus discret et un concept. En tant que phénomène, elle attire autant qu’elle repousse. Elle est parfois utilisée par les « dominants » (dirigeants, décideurs, financeurs) dans leurs stratégies de gouvernance ; elle suscite souvent de la méfiance chez les « dominés » non pas tant pour ce qu’elle véhicule en termes de ressources et de créativité disponibles mais en tant qu’elle peut être un moyen d’éviter d’accueillir la complexité des causes probables du traumatisme en attente d’être reconnues, pour justifier implicitement une non assistance à personne ou peuple en danger, notamment en contexte humanitaire, ou au contraire pour justifier une assistance mortelle6, un assistanat condescendant, qui frôle l’ingérence et ne prend pas en compte le potentiel humain des personnes et des peuples. En tant que processus discret, la résilience nourrit l’Humanité de l’homme depuis la nuit des temps, dans les gènes comme dans les esprits. Elle participe du tissage des « éléments du monde »7. Ce tissage discret est à distinguer de l’éloge de façade souvent fait du métissage qui risque d’essentialiser les « métis » et de retomber dans les travers d’une vision racialiste du monde en faisant peser sur leurs épaules le lourd héritage de nos déguisements ontologiques8. « Le tigre ne proclame pas sa tigritude »9 s’adresse ici, non pas seulement à la « négritude » ou la « blanchitude » mais à tous les êtres humains, quels que soient la couleur de peau ou le lieu géographique de naissance.

Entre le phénomène à la mode et le processus discret, il convient, par-delà l’inflation médiatique, de déplier le concept de résilience afin de repérer ses enjeux sociétaux et ses indicateurs cliniques au regard des différentes formes de psycho-traumatismes. Cette précaution permettra de mieux éclairer les professionnels de la politique, de la santé et de l’éducation sur les dispositifs d’accompagnement des enfants, adolescents, patients et citoyens du monde.

Le retour du refoulé des grands traumatismes collectifs de l’Histoire, m’amène à proposer, dans le but d’analyser les modalités de traitement de l’héritage identitaire, d’utiliser le concept de résilience comme désignant les stratégies utilisées par un individu, un groupe ou une communauté pour faire face aux événements traumatiques10. Quand le corps et la psyché sont agressés, c’est toute l’identité qui est ébranlée. Si « les identités sont les noms que nous donnons aux différentes façons d’être situés dans le passé et de nous y situer »11, nous avons alors le choix de rester situés passivement derrière les masques hérités ou de risquer l’aventure de l’imprévisibilité créatrice du monde qui vient.

Ainsi, face à notre traumatisme identitaire mutuel il est possible de mettre en perspective deux grandes tendances qui vont du fantasme d’identités résilientes au processus de résilience identitaire12. Le fantasme d’identités résilientes repose sur les replis identitaires nourris par l’idéologie raciale. Il est soutenu par une vision essentialiste de l’identité, un fantasme de pureté naturelle et culturelle, de ne pas être traversé par les autres. Le Nazisme, le Fascisme et le Léninisme en sont des symboles forts. Quant au processus de résilience identitaire, il est fondé sur l’idée selon laquelle nous sommes tous faits de la même pâte humaine, de la même « matière spirituelle »13 tout en étant fondamentalement frappés de diversité.

La résilience nourrit l’Humanité de l’homme depuis la nuit des temps, dans les gènes comme dans les esprits

Le processus de résilience identitaire relève de la créolisation du monde dont parle E. Glissant14 : « Je peux changer, en échangeant avec l’autre, sans me perdre ni me dénaturer pour autant ». Alors que le fantasme d’identités résilientes est porté par la peur de se perdre dans la diversité de l’autre, le processus de résilience identitaire est porté par l’aventure du vivre ensemble avec soi-même et avec les autres. Il s’agit, non pas de réciter aveuglément les identités héritées mais de mettre en récit l’héritage identitaire, c’est-à-dire le transformer. Cet éventail de choix est illustré par la remarque de Chamoiseau15 : « On cherche des certitudes raciales, religieuses, originelles, alors qu’il n’y a que du changement, des mélanges. Si on réclame l’origine, c’est que l’origine s’éloigne et n’est plus évidente ». Il faut donc sans cesse la réinventer à travers d’autres narrations de soi et du Monde.

Beaucoup de mouvements politiques, scientifiques, artistiques ou littéraires se sont attelés, avec balbutiements, sous des formes variables, à faire évoluer cet héritage identitaire traumatique. Parmi ces luttes spirituelles (pour affranchir les esprits), figurent la Négritude, l’Arabité, les études postcoloniales. Ces courants, utiles en leur temps, ont couru le risque d’un ethnocentrisme inversé, en reproduisant le modèle binaire qu’ils veulent combattre. Le récent mouvement sur le « décolonial » est également exposé au piège de la binarité qui risque de renforcer le traumatisme mutuel. Sur le plan de la santé mentale, les premiers mouvements ethnopsychiatriques avec L. Mars16, G. Devereux17 ont longtemps tenté de réduire le choc produit par ces séismes identitaires dans la psyché des patients dits migrants ou venus d’ailleurs. Cette aventure se poursuit encore avec notamment les dispositifs transculturels (T. Nathan, A. Yayahoui, M. R. Moro). Mais dans le contexte actuel, par-delà la centration sur une clinique pour les « migrants » et les « étrangers » ces dispositifs gagneraient à embrasser le Tout-monde (Glissant), tel que le propose la « clinique de la mondialité »18. Les pays d’accueil (Etats, institutions, professionnels) sont tout aussi traversés par des traumatismes actuels ou actualisés.

La « crise des migrants », crise identitaire généralisée, vient révéler, à travers le Syndrome de l’Aquarius19 20 que nous sommes tous dans le même bateau de l’Humanité où coexistent dans le même espace-temps migrants en détresse et sauveteurs, patients et soignants mondialisés, Etats et citoyens, sociétés d’accueil et sociétés de départ, vision capitaliste et vision humaine du monde. Le monde entier est à la fois dans un processus traumatique et de résilience qu’il convient d’accompagner simultanément.

Que restera-t-il une fois que nous nous serons insultés, agressés, tués ou laissés périr les uns les autres ? Des séquelles en héritage, très probablement. De la culpabilité inconsciente. Des séismes du monde interne transmis de génération en génération21. Espérons qu’il restera aussi l’Humanité en partage, celle-là même qui a été falsifiée par nos montages idéologiques. Ce qui reste d’Humanité pourra inspirer les générations futures en vue d’une régénération de notre Humanité commune. Le processus de résilience identitaire relève du métissage en tant que processus créateur à l’œuvre discrètement dans le versant humain de la mondialisation, appelé ici mondialité.

A un moment où les décombres de l’Histoire nous renvoient les restes de nos déguisements, à un moment où sociétés de départ, sociétés d’accueil sont autant traversées par les traumatismes des migrants, à un moment où la « zonation du monde »22 s’effrite devant la nécessité d’entrer dans le moment mondialité, nous devons aller au-delà de nos nationalismes épistémologiques et méthodologiques, pour tendre vers une « parasismique de notre psyché collective »23. La clinique de la mondialité nous y invite, en proposant notamment de faire l’inventaire de nos héritages identitaires, les remettre en récit car de même qu’au 21e siècle, nous continuons d’encaisser l’après-coup traumatique de nos séismes identitaires, il y a lieu de penser un après-coup de la résilience24 nous permettant de diminuer l’impact de l’empire du traumatisme25 afin de retrouver les différentes versions de nous-mêmes, de notre Humanité perdue.  

  1. Morrison T. L’origine des autres. Christian Bourgois Editeur ; 2018.
  2. Soyinka W. Conference of African writers of English expression : Makerere University College, Kampala, Uganda.
  3. Depestre R. Bonjour et adieu à la négritude. Robert Laffont ; 1980
  4. Grataloup Ch. Vision (s) du monde. Armand Colin ; 2018
  5. Derivois D. From the fantasy of resilient identities to the process of identity resilience, Mental Health and Social Inclusion. 2019a https://doi.org/10.1108/MHSI-12-2018-0043
  6. Peck, R. Assistance mortelle. Documentaire. 2012 http://www.film-documentaire.fr/4DACTION/w_fiche_film/38155_1
  7. Fourquet, F. Penser la longue durée. La Découverte ; 2018
  8. Derivois D. Accueillir l’héritage identitaire. Lien Social 2019b ; N°1247
  9. Soyinka W. Conference of African writers of English expression : Makerere University College, Kampala, Uganda. 1962.
  10. Ungar M. Resilience across cultures. British Journal of Social Work 2008 ; 38, 218–235
  11. Hall S. Identités et culture. Editions Amsterdam ; 2007
  12. Derivois D. From the fantasy of resilient identities to the process of identity resilience Mental Health and Social Inclusion. 2019a https://doi.org/10.1108/MHSI-12-2018-0043
  13. Fourquet, F. Penser la longue durée. La Découverte ; 2018
  14. Glissant E. La Cohée du Lamentin. Gallimard ; 2004
  15. Chamoiseau P. La matière de l’absence. Paris, Seuil ; 2016
  16. Mars, L. Introduction à l’ethnopsychiatrie. Bulletin de l’Association Médicale Haïtienne. Imprimerie de l’Etat, Port-au-Prince, Haïti ; 1953.
  17. Devereux, G. Ethnopsychiatria, 1978 ; 1, 7-13
  18. Derivois D. Clinique de la mondialité. De Boeck ; 2017
  19. Derivois D. Clinique de la mondialité et résilience identitaire. Conférence au Colloque du CERDA 2018 https://vimeo.com/312535377/0a1e33f8e6
  20. Derivois D. ; Cénat JM, ; Karray A. Le syndrome de l’Aquarius. Revue Esprit 2019 ; n° 45, p. 33-34
  21. Derivois D et Cénat, J.M Evénement sismique et séismes du monde interne. L’évolution psychiatrique 2014 ; 79, 643–653
  22. Grataloup Ch. Vision (s) du monde. Armand Colin ; 2018
  23. Derivois D. Clinique de la mondialité. De Boeck ; 2017
  24. Derivois D. The aftermath of resilience in the global world. L’Encéphale. 2019c. https://doi.org/10.1016/j.encep.2019.02.008
  25. Fassin D. ; Rechtman R. L’empire du traumatisme. Flammarion ; 2011