Éditorial
Déchéance de la nationalité
Publié dans : L’autre 2015, Vol. 16, n°3
Malika MANSOURI
Malika Mansouri est Psychologue-clinicienne, doctorante en psychologie - Université Paris 13 (Unité Transversale de Recherches Psychogenèse et Psychopathologie, Psychanalyse et Anthropologie, EA3413).
Cécile ROUSSEAU
Cécile Rousseau est professeur de psychiatrie à la division de psychiatrie sociale et culturelle de l’université McGill, directrice scientifique du centre de recherche et de formation, CSSS de la Montagne.
Gésine STURM
Gesine Sturm est psychologue clinicienne, MCF en psychologie clinique interculturelle, LCPI - EA 459, Université Jean Jaurès, Toulouse, membre du comité de rédaction de la revue L’autre.
Fatima TOUHAMI
Fatima Touhami est psychologue clinicienne, Maison de Solenn- Maison des adolescents de Cochin, AP-HP, Université Paris Cité, CESP Inserm 1178, Paris, France.
Claire MESTRE
Claire Mestre est psychiatre, psychothérapeute, anthropologue, responsable de la consultation transculturelle du CHU de Bordeaux, Présidente d’Ethnotopies, co-rédactrice en chef de la revue L’autre.
Marion FELDMAN
Marion FELDMAN est maître de conférences en psychologie clinique – Université Paris Descartes, psychologue-clinicienne à l’O.S.E, Chercheure au laboratoire PCPP EA 4056 Sorbonne Paris Cité, Institut de Psychologie.
Marie Rose MORO
Marie Rose Moro est pédopsychiatre, professeure de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, cheffe de service de la Maison de Solenn – Maison des Adolescents, CESP, Inserm U1178, Université de Paris, APHP, Hôpital Cochin, directrice scientifique de la revue L’autre.
Barkat S.M. Le corps d’exception : Les artifices du pouvoir colonial et la destruction de la vie, Paris, Editions Amsterdam, 2005.
Cherki A. La Frontière invisible. Violences de l’immigration, Paris, Editions Eléma, 2006.
Mansouri M. Révoltes postcoloniales au cœur de l’hexagone. Voix d’adolescents, Paris, PUF, 2013.
Moro MR. Enfants d’ici venus d’ailleurs, Paris, Hachette littératures, 2002.
Philippe B. Etre Juif dans la société française du Moyen-Âge à nos jours, Paris, éditions Montalba, 1989.
Rigouste M. L’ennemi intérieur. La généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine, Paris, La Découverte, 2009.
Sayad A. Immigration et pensée d’Etat, Actes de la recherche en sciences sociales, Septembre 1999, n° 129.
Pour citer cet article :
Mansouri M, Rousseau C, Strum C, Touhami F, Mestre C, Feldman M, Moro MR, Déchéance de la nationalité. Le rappel historique de l’inégalité républicaine ! L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2015, volume 16, n°3, pp. 259-261
Lien vers cet article : https://revuelautre.com/editoriaux/decheance-de-la-nationalite/
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« Si la tyrannie et l’oppression entrent dans ce pays,
ce sera sous le couvert d’une lutte contre un ennemi étranger »
James Madison, fondateur de la Constitution des USA
Dans un contexte de profondes mutations globalisées, alourdies de la gangrène des extrémismes qui attaquent différentes formes d’altérité, c’est toute la société française, dans sa diversité, qui est en souffrance. La République « indivisible » tel que défini par l’article 1er de sa constitution pourrait être NOTRE bien le plus précieux, pour protéger un vivre ensemble sous attaques.
Le projet d’extension d’une déchéance de la nationalité1 aux binationaux, nés français, est un souhait de la droite et de l’extrême droite, qui s’inscrit dans une logique d’exclusion. Quelle trahison que de devoir lutter aujourd’hui contre ce projet extrémiste qui se voit légalisé par une Gauche élue, pour une part, par un grand nombre de binationaux, dans l’espoir de jouir d’une véritable « liberté, égalité, fraternité ». Quel écart par rapport au programme annoncé qui allait s’engager pour la diminution des discriminations et une meilleure intégration des minorités ! L’index des politiques d’intégration en Europe (MIPEX, www.mipex.eu) accorde à la France une note de 54 sur 100, ce qui signifie qu’elle crée moins d’opportunités d’intégration que d’obstacles, remettant ainsi en cause le développement d’une véritable cohésion sociale.
Dans ses velléités à institutionnaliser la stigmatisation et la remise en cause du droit du sol, un radicalisme de Gauche, aussi effrayant qu’inattendu se révèle. C’est le socle sacré de notre société républicaine égalitaire, qui permet à chacun de naître et de grandir comme sujet de droit, égal devant la justice, que notre gouvernement envisage d’assassiner dans sa lutte contre le terrorisme, ce qui attaquerait le principe de l’égalité république, prenant le risque de faire une imposture.
Protéger la Nation en jetant ses valeurs à la poubelle est-il une mesure efficace ? NON, répondent les politiques. Que l’on ne s’y trompe pas, les meurtriers-suicidaires n’ont, effectivement, que faire d’une nationalité ou d’une citoyenneté. Seuls les Français implicitement considérés et/ou ayant été considérés comme des étrangers se sentent concernés. Et ils sont d’ores et déjà violentés par ce débat, quel que soit son issu, car cela tend à confirmer le perçu de beaucoup de ces binationaux historiques : nous ne naissons pas tous libres et égaux en droits ; des distinctions de race ou d’origine sociale sont possibles ; et ces droits ne sont donc pas inaliénables !
D’une façon générale, ce serait une nouvelle exception française inscrivant, à même le corps des binationaux historiques, nés français, le symbole des inégalités républicaines, en miroir de celles du passé, difficilement évocable. Souvenons-nous que cette mesure a été pratiquée dans les temps les plus sombres de l’histoire de France. De 1940 à 1944, ce sont les Juifs en France qui étaient visés – le régime de Vichy procède à la dénaturalisation de 6 307 Juifs qui n’étaient pas nés en France (Philippe, 1989, p. 229) ainsi qu’à celle des 110000 Juifs d’Algérie (Merchet, 1997). A cette même époque, le général de Gaulle a, lui-même, été déchu de sa nationalité par le Maréchal Pétain, parce qu’il avait rejoint la résistance.
Malgré la conscience d’inefficacité de cette démarche contre le terrorisme, et la déchirure interne au parti socialiste, le Président et son Premier Ministre décident de poursuivre dans un choix de société fondée sur le sécuritaire et la violence symbolique, au détriment de certains de ses enfants. Ils font le terrible choix d’institutionnaliser la montée des inégalités et des discriminations contemporaines en mobilisant le droit, avec pour objectif de saisir l’opinion par un « SYMBOLE FORT » disent-ils.
Mais alors lequel ? Sinon celui de créer une catégorie constitutionnelle de l’« entre-deux » en traçant des lignes de démarcation entre les uns et les autres. Il y aurait des Français. Il y aurait des Étrangers. Et il y aurait ceux de « l’entre-deux ». Des « Français-étrangers ». Des « Français sous réserve de ». Des citoyens « de seconde zone ». Des Français « jetables » à souhait. Des Français redevenant ces Français musulmans de l’Algérie coloniale, les FMA, « jetés dans les cités par l’histoire » (Cherki, 2006). Un séparatisme que beaucoup portent dans leur chair à travers le colonial et le postcolonial qui a fait de leurs parents des assujettis de la République. Un statut perdurant déjà, implicitement, à travers les multiples qualificatifs, signifiant la difficile inclusion de leurs descendants : Français « d’origine étrangère » ; Français « d’origine immigrée » ; « jeunes de banlieues » ; etc.
Décider une possible déchéance de la nationalité ou de la citoyenneté, de ces héritiers des violences du colonial, nécessairement binationaux, pour une grande part, ferait passer l’exclusion sociale de l’implicite à l’explicite. Ce serait un retour de l’archaïque. Une confirmation de leur non-existence égalitaire au sein du collectif. Ce serait faire renaître au présent un passé détestable et mis au silence. Ce serait remettre en marche, dans l’actuel, la fabrication passé du « corps d’exception » défini par Sidi Mohamed Barkat (2005). Ce serait réduire l’ensemble des binationaux à une seule entité, étrangère mais appartenant, malgré tout, en tant qu’exclu, à la société française. Ce serait substituer à l’existence de Français de la diversité, la vérité fantasmatique d’un corps indifférencié, pulsionnel et suspect. Un « ennemi intérieur » (Rigouste, 2009) désigné d’emblée à la vindicte populaire comme potentiellement dangereux, indigne de la qualité de Français et susceptible de devoir, indéfiniment, prouver sa loyauté nationale. Ces Français verraient se confirmer leur perception, déjà intimement ancrée, d’être identifiés comme la petite part d’un grand tout effrayant et dangereux, à partir de leurs origines géographiques et/ou religieuses. Ils verraient se confirmer leur perception de représenter l’altérité radicalement rejetée, coupée de la communauté française qui se refuse à eux ; se confirmer le vœu d’une identité nationale dont ils ne font pas partie ; leur assignation à un statut de demi citoyen, évoquerait un statut de sous homme, retour du refoulé colonial… Ils verraient se confirmer par aveu, signé, consigné, constitutionalisé, la non-reconnaissance en paternité/maternité de ceux qui leur ont donné naissance dans le cadre des viols historiques des territoires « indigènes ». Ce serait exclure ces corps de Français, principalement musulmans, au moment où ils prétendent apparaître dans l’espace public comme des Sujets revendiquant des droits à la visibilité, comme tous citoyens « intégrés » (Mansouri, 2013).
La réduction à cette nouvelle catégorisation constitutionnelle de « l’entre-deux » disqualifiée est, en soi, une source de souffrance. La tristesse, la colère et l’indignation se mêlent au dépit, quand ce n’est au désespoir, face à la perception d’une volonté de désintégration de la pluralité historique française, dont ils sont porteurs par « métissage culturel » (Moro, 2002). Une catégorisation qui enferme dans un « corps d’exception » nouveau/ancien, dans un amalgame empreint de négativité distinguant les « vrais » des « faux » Français.
Pour les adolescents des cités de relégation qu’on assigne à la place de l’autre musulman, cet impensable, porteur d’une religiosité supposée violente et incompatible avec la République et la laïcité, le su insu de l’histoire se répète. Et il est difficile de mesurer la force du désarroi de ces « Français-là » et ses conséquences sur leur intégrité et leur construction ontologique. En effet, binationaux ou pas, il ne parle pas d’autre langue que le Français, il ne rêve et n’espère dans aucune autre langue que le Français. L’école de la République est et restera le seul pont à la socialisation, la seule école de la citoyenneté, de la connaissance et de la reconnaissance. Ces jeunes sont faits du métissage des cités transits, des barres de béton à Candide de voltaire. C’est aussi cela qui se cache derrière ces identités multiples, qui sont aussi Une et indivisible. Pour reprendre l’expression d’Abdelmalek Sayad, ces jeunes sont : « des immigrés qui n’en sont pas, (…) sortes d’hybrides qui ne partagent pas totalement les priorités qui définissent idéalement l’immigré intégral, l’immigré accompli conforme à la représentation qu’on s’en fait, ni entièrement les conditions objectives et surtout subjectives des nationaux : ils sont des immigrés qui n’ont émigré de nulle part (…) » (1999, p. 12).
Une telle politique engendre et engendrera pour tous une grande souffrance sociale et une exacerbation des polarisations qui nous déchirent, en légitimant les discours xénophobes et en reléguant la violence dans cette zone trouble du non moi. Pour les Sujets les plus vulnérables, cela pourra créer des dommages narcissiques et favoriser des risques d’impasses subjectives, et, qui sait, favoriser des passages à l’acte. Alors, avant de prendre un si grand risque il importe de se demander si cette démarche vise vraiment à lutter, même symboliquement, contre le terrorisme ?
Paris le 21 janvier 2016
- Qu’est-ce que la déchéance de la nationalité ? Le décret de la déchéance de la nationalité est né avec l’abolition de l’esclavage en 1848, qui précise que tout Français qui continue de pratiquer l’esclavage alors que c’est contraire à la Loi, pourra être déchu de sa nationalité. Une mesure exceptionnelle qui a été régulièrement élargie en période de conflit, au moment de la Première Guerre mondiale et sous le régime de Vichy. Elle est tombée en désuétude depuis lors. Les conditions de déchéances sont précisées dans le Code Civil. La loi indique que pour perdre sa nationalité, il faut d’abord l’avoir acquise et donc, ne pas être né Français. Il faut aussi être binational, ce qui signifie que la personne possède une autre nationalité et ainsi ne se retrouve pas apatride. Un binational, né Français, ne peut donc pas être déchu de sa nationalité française. Il faut aussi avoir acquis la nationalité depuis moins de 15 ans. Les cinq motifs portant atteinte aux intérêts de la France, pour lesquels il est possible de perdre sa nationalité sont également répertoriés dans la loi : le terrorisme, la haute trahison, l’espionnage, la perpétration d’actes préjudiciables à la France commis au profit d’un Etat étranger.