Éditorial

© laszlo Ilyes, windows vista, 6 sept. 2009, Alembar, Istambul, Turquie. Source

Charlie et Abdelwahab


François GIRAUD

François GIRAUD est psychologue clinicien, cothérapeute à la consultation transculturelle, CHU Avicenne (AP-HP), service de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent, 125 Avenue de Cedex.

Pour citer cet article :

Giraud F. Charlie et Abdelwahab. L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2015, volume 16, n°1, pp. 5-6


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L’accablement. Tel fut sans doute pour beaucoup, avec l’horreur et l’incompréhension un des sentiments les plus largement partagés en ce 7 janvier. La sidération donne un moment la sensation de l’impuissance, avec la peur. Et puis il y eut le grand mouvement « Je suis Charlie », avec toutes ses ambiguïtés. Unanimiste, il ne pouvait dissimuler les questions en suspens, même si cette manifestation dessinait un cadre de pensée : sans les djihadistes et sans le FN. Et que l’exigence était alors bien de penser, sans renier l’émotion, mais en essayant de l’élaborer. Donner un penseur à ces pensées sans penseur, aurait dit Bion.

Quelques semaines auparavant, un même accablement nous avait saisi. Il est des voix en effet qui, quand elles s’éteignent, laissent la place à un grand silence, un moment terrifiant, tant il semble nous condamner à la solitude : le silence laissé par la mort d’Abdelwahab Meddeb. Nous n’entendrions plus en effet, sauf venue du passé par les enregistrements, sa voix grave, celle d’un poète choisissant avec soin l’expression juste, sa parole précieuse dans tous les sens du terme, que ses émissions de France Culture nous transmettaient chaque semaine.

Cette parole était adossée à une immense érudition, si éminemment transculturelle, brassant les siècles et les continents, mais d’abord acquise dans une famille et une généalogie musulmanes traditionnelle et pieuse tunisienne. Pour beaucoup donc, à travers son émission Culture d’islam, il avait été le passeur. Pendant dix ans, par ce canal, mais aussi à l’université en tant que professeur de littérature comparée, il sut d’abord selon ses propres mots « transmettre les merveilles de l’islam en ces temps de désolation. » Par lui nous étaient apportées toutes les richesses d’un patrimoine multiséculaire aujourd’hui souvent obscurci par les convulsions du présent, et par là-même méconnu, la culture arabo-musulmane, sa philosophie, son histoire, ses richesses artistiques. De Cordoue à Bagdad, d’Afrique à l’Indonésie, il avait fait parcourir les lieux attestant l’immensité et la puissance civilisationnelle qui s’organisa, prospéra au long des siècles autour de l’islam. C’était un peu comme retrouver Mozart sous Hitler.

Abdelwahab Meddeb pour autant ne fut pas seulement le témoin d’un passé, même récent, le gardien d’un musée. Parce qu’il considérait que l’on avait occulté ce passé dans sa complexité, laquelle lui paraissait indispensable pour penser le présent. Car c’était à ses yeux d’avoir occulté les débats du passé, les contradictions habitant cette tradition musulmane, qui expliquerait pour une part les problèmes du présent.1 Attentif aux évolutions, aux transformations, aux aléas contemporains, il en attestait les difficultés, la pluralité et les conflits qui, parce qu’ils agitent le monde arabo-musulman, font trembler le monde entier. Son savoir lui permettait de se situer en connaissance de cause dans les controverses d’aujourd’hui et de faire sans cesse le chemin d’une rive à l’autre du monde, sans s’en laisser conter, sans se contenter de clichés, sans repli craintif, sans attitude défensive.

Avec audace donc, en allant de l’avant quand il le fallait. Incontestablement le courage était bien ce qui le caractérisait, ainsi que la liberté de l’esprit. Il ne mâchait pas ses mots, surtout pour mettre en cause cette « maladie de l’islam » que, à l’instar de Nietzsche pour l’occident chrétien, il diagnostiqua avec franchise dans un maître livre tout chargé de science et de colère, prenant les choses à leur racine, loin des petites polémiques2.

On l’a – il s’est – souvent comparé à Voltaire. Clairement, il appartenait à cette même race d’écrivains combattants, traquant l’intolérance dans la tradition qu’il connaissait de l’intérieur, résistant à l’intimidation de ceux qui prennent le prétexte des incontestables situations de discrimination, du colonialisme ou du racisme pour refuser tout examen critique du texte et de la tradition coranique. Mais contrairement à Voltaire, il ne se situait pas à l’extérieur du champ religieux. Plus proche en cela d’Erasme, il était en pointe dans le combat pour une religion épurée, un post-religieux se situant avec le soufisme d’Ibn Arabî, là où se produit « l’envol de l’esprit », où converge tout ce qui monte et où se rencontrent les grands spirituels.

A ce titre, le courage d’Abdelwahab Meddeb était, avant même d’être un courage politique, un courage intellectuel. La portée de son œuvre d’écrivain, de poète, de journaliste, de professeur est de nous apprendre cela qui nous est particulièrement indispensable après Merah, Charlie et l’Hyper Cacher de la Porte de Vincennes : savoir récuser ce qui rétrécit la pensée, en fait l’idéologie finalement sectaire d’un groupe étroitement replié sur lui-même dénué de l’audace de se laisser féconder par l’autre, fermé à ce que celui-ci peut apporter pour s’arracher aux déterminations du propre. Faire de sa culture, malgré la colonisation ou la domination, malgré le saccage de Tombouctou et les autodafés de Mossoul, le point d’appui d’une prise de distance vis à vis de soi-même pour mieux y combattre « l’infâme » qui infecte les esprits. C’est une manière, disait-il de « retourner le colonialisme contre lui-même. »

Rappelant son apprentissage avant l’âge de cinq ans de l’arabe et du Coran, il précisa un jour : « Cette première scène ne me lie pas à quelque pacte identitaire soumis à l’exclusivisme de l’origine, je rêve d’un homme transfrontalier, néo-nomade, déterritorialisé, arrachant ses racines pour leur substituer des rhizomes, un homme qui soit dans la recherche, la découverte, l’inquiétude, un homme du soupçon non figé par des vérités définitives ; en même temps, cette recherche doit être profondément marquée par toutes les anciennetés, les traditions, la sienne propre et celle des autres afin de perpétuer la quête, à la pointe de l’aventure annonciatrice de ce qui va venir3. »

Pour rendre hommage à Abdelwahab Meddeb, en ces sombres temps de « catastrophe », titre d’une de ses dernières émissions, à chacun, qui que nous soyons, et quel que soit l’endroit d’où nous venons, nos traditions, d’Orient ou d’Occident d’entamer ou de poursuivre les combats qu’il avait su mener afin, disait-il, de « balayer devant sa porte » et de repousser les idéologies mortifères, les arrogances colonialistes et racistes séculaires, les ressentiments identitaires.

  1. Contre-prêches, Paris, Le Seuil, 2006 ; Sortir de la malédiction. L’islam entre civilisation et barbarie, Paris, Le Seuil, 2008 ; Pari de civilisation, Paris, Le Seuil, 2009.
  2. La Maladie de l’islam, Paris, Le Seuil, 2002.
  3. Le Courrier de l’Atlas, 11 déc. 2012.