Dossier

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Soignants et diversité

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Des femmes, des hommes, parfois des enfants, s’initient ou sont désignés pour soulager, guérir ou soutenir les souffrances de leurs pairs. Ils forgent des pratiques qui se construisent, évoluent, se modifient au gré des cultures et de leurs métissages, des organisations sociales, des climats, des épidémies, des guerres… et à leur tour ces pratiques forgent des enseignements, des objets, des lieux, des langages, des nosographies, voire des « façons » d’être malade.

Ce dossier est une invitation à réfléchir sur ce qui fait qu’un humain devient soignant pour d’autres, sur les rapports qui les unissent notamment lorsque le soin est une rencontre transculturelle. Nous explorerons ces figures et ces rapports dans la diversité et la complexité du monde d’aujourd’hui, plus précisément par des prises en charge des souffrances psychiques. Nous explorerons cela au travers de modèles de soins, passés et actuels, qui ne reposent pas exclusivement sur le modèle scientifique de la médecine occidentale contemporaine. Nous tenterons de repérer la place du sacré, du « don », du rapport de pouvoir par le biais de différentes modalités de soins de par le monde, à l’heure où la tendance est d’uniformiser, d’universaliser les soins selon le modèle occidental, et où les « souffrants » ont de plus en plus recours aux médecines traditionnelles et à leurs déclinaisons modernes (par exemple le néo-chamanisme).

Au sortir d’une crise sanitaire qui n’aura épargné les pratiques d’aucun soignant de la planète, nous aurons l’ambition de réfléchir comment celles et ceux qui soignent se définiront et pratiqueront dans l’avenir.

D’autant plus que le lien associatif entre le « soigner » et le « guérir » renvoie de façon simpliste au « soignant » et au « guérisseur ». Renaud Evrard, psychologue clinicien et chercheur à l’Université de Lorraine nous montre, en fait, la complexité de l’opposition des deux médecines, conventionnelles et non-conventionnelles, partant du fait que 4 Français sur 10 ont recours aux praticiens non-conventionnels, la plupart d’entre eux adhérant au pluralisme thérapeutique. En pratique, les soins conventionnels et non-conventionnels semblent complémentaires, alors qu’en théorie, ils sont opposés les uns aux autres. L’importance de ce choix du pluralisme par les personnes souffrant de troubles psychiques est en partie liée aux difficultés systémiques actuelles de la psychiatrie, en particulier aux lacunes de la formation académique des psychiatres et des psychologues aux psychothérapies.

La grande diversité des soins et des soignants renvoie bien sûr aux contextes culturels qui entourent les pratiques de soins. Les soignants se réfèrent à des systèmes étiologiques très variés, qui peuvent amener à des classifications des troubles, des nosographies générales, comme le DSM (actuelle version DSM V), ou très locales. Le texte d’Élisabeth Rossé, anthropologue associée à l’URMIS (Unité de Recherche Migrations et Sociétés) nous emmène dans le sud de Madagascar, où la population Tandroy pratique des rituels de possession à vocation thérapeutique. La possession est une pratique ancestrale, la diffusion des esprits et donc des possédés se retrouve dans un large espace de l’Océan Indien, avec des spécificités locales et donc une diversité des formes rituelles, liée au contexte de reterritorialisation. La colonisation a eu comme effet des déplacements des populations, donc des migrations forcées, avec comme conséquence une perte d’identité ethnique des personnes. La pratique des rituels de possession a permis de soigner, mais aussi de renforcer les liens de filiation. Chez les Tandroy, le possédé est un guérisseur associant aux rituels de possession (par la transe), la divination par les graines et l’utilisation de plantes, et ce en fonction de la catégorie nosographique attribuée à la personne qui consulte. Cette nosographie distingue les « malades », soignés par les herbes, des « possédés ». Ceux-ci sont traités par un rituel rombo ou un rituel sabo. Mais il y deux sortes de possédés qui consultent le guérisseur possédé. En fonction de critères sociaux, d’origine et de genre, certains seront « introduits », initiés pour devenir eux-mêmes guérisseurs possédés, la plupart ne le seront pas. On pourrait rapprocher cette différenciation de celle faite par les psychanalystes entre les psychanalyses didactiques et les psychanalyses à visée de soins. Le « cadre » (ici le rituel de possession, là la pratique des séances) reste le même, jusqu’à un certain point où est assumé, par le guérisseur possédé et le possédé, ou entre le psychanalyste et le psychanalysant, le choix commun d’une filiation « professionnelle » et de la reproduction de la pratique. Chez les Tandroy, le guérisseur possédé est appelé raevola, ce qui signifie père de la parole et de l’argent, le possédé consultant est nommé zanabola, enfant. Le zanabola initié entretient avec le guérisseur une relation de type filial, dont l’aboutissement sera de devenir à son tour guérisseur. Avec ses « nouveaux » enfants, le raevola transmet sa pratique et renforce son lignage. La distinction entre malades « marary » et soignants est donc poreuse, tenant en partie à des facteurs extérieurs, produisant par exemple une communauté d’hommes, guérisseurs possédés et initiés soignant des femmes malades, possédées et non-initiées.

Le complémentarisme du travail thérapeutique, issu des pratiques et des théories transculturelles renvoie d’une certaine façon, au pluralisme thérapeutique. Un exemple remarquable nous est proposé par Grégoire Thibouville, psychologue et analyste de groupe à Nouméa et chercheur enseignant à l’Université Sorbonne Paris Nord (UTRPP 4403). Il rend compte de l’évolution d’un adolescent âgé de 13 ans dans un groupe d’adolescents violents et délinquants en Nouvelle-Calédonie. Thibouville précise que le groupe est composé de six adultes (trois éducateurs, deux psychologues et un sénateur coutumier), et métissé (Kanak, Calédonien européen, métropolitain) et de cinq adolescents Kanak de 13 à 15 ans.

Avec, comme fil rouge, les rencontres frontales entre l’adolescent et le groupe, l’exposition lors de ces séances chargées de violences, du psychologue – chercheur, nous assistons à l’émergence d’un espace de confiance dans le même temps qu’une scène traumatique vient percuter le dispositif et qu’un trauma plus ancien se répète dans le transfert de l’adolescent sur ce psychologue-chercheur, auteur du texte. Le complémentarisme est évident dans l’articulation du cadre mis en place et des interprétations psychodynamiques utilisées et permet au lecteur une approche intelligible du trauma. Le dispositif, choisi par le(s) soignant(s) et imposé en partie par le contexte (culturel, notamment) est l’un des fondements de tout soin psychique qui s’inscrit dans une réalité sociale, symbolisée, événementielle, à la fois aléatoire et contraignante.

Cette inscription n’est pas toujours évidente puisqu’elle nécessite de définir à la fois l’objet du soin et son but. Nicolas Robert, docteur en psychologie, clinicien et attaché temporaire d’enseignement et de de recherche au laboratoire de Psychologie Clinique, Psychopathologie et de Psychanalyse de l’Université Aix-Marseille décrit l’approche de jeunes identifiés comme « errants », au titre de la prévention sociale d’une équipe à Paris. L’approche ne peut se faire qu’« en » rue. Mais comment faire en sorte que ces jeunes ne soient pas assignés à une pathologie (voyage pathologique), à une désignation juridique (délinquance) ou à un comportement erratique ? Le but, pour l’équipe de prévention est-il de soigner, de rechercher une éducation, une orthopédie, ou de permettre à ces jeunes de se détacher des identifications sociales qui leur collent à la peau et ne leur permettent pas de trouver, en eux-mêmes, des modalités identificatoires propres. À l’usage la carte du territoire vécu, inspirée des travaux de Deleuze et Guattari (auxquels on peut associer Fernand Deligny), l’auteur associe un lieu stable, nommé local d’appui par les acteurs « en rue », qui prend place sur ces territoires comme d’autres lieux moins définis : hall, place, etc. Les lieux, les identités, sont ici considérés comme des constructions, créations précaires, permettant les prémisses d’une subjectivité.

Dans ce cas, le dispositif est co-construit par les utilisateurs et le soin se trouve à l’articulation du « cure » et du « care », articulation à questionner dans un présent où les soins sont plus considérés par les techniques qu’ils utilisent, les théories auxquelles ils se réfèrent que par le souci de l’autre.

En témoigne, bien sûr, le texte de Delphine Peiretti-Courtis, professeure agrégée et docteure en Histoire Contemporaine, enseignante à l’Université Aix-Marseille et membre du Laboratoire TELEMMe (Temps, espaces, langages, Europe méridionale, Méditerranée). Elle nous parle d’un médecin instrument de conquêtes « pacifiques », agent de civilisation, le médecin colonial et de l’évolution de la médecine coloniale du milieu du XIXe siècle au milieu du XXe. Cette médecine sert d’abord à soigner les colonisateurs et relève de la médecine militaire. Elle est ensuite le support des théories médicales, mais aussi raciales à travers les descriptions des Africains, objets d’études, enracinant dans le « savoir colonial » des préjugés qui restent tenaces. Ces médecins coloniaux soigneront quand même les colonisé.es, mais ils se présentent avant tout comme les auxiliaires du projet colonial.

Ici, nous ne sommes plus dans le care, plutôt dans le recrutement de main d’œuvre et de soldats. Il est alors important d’avoir en tête les mésusages du soin, qui ont pu prendre dans
l’Histoire des aspects terrifiants.

Et de relire Frantz Fanon !