0,00  0

Panier

Votre panier est vide.

Se connecter

Document

La possibilité de traduire en plus d’une langue

Rebeca NARANJO DI MATTIARebeca NARANJO DI MATTIA est doctorante en Études Psychanalytiques à l’Université Paul Valéry Montpellier 3, CRISES E.A. 4424. Psychologue Clinicienne à l’Unité mobile intersectorielle de psychiatrie pour population en situation de précarité (UMIPPP) CHU de Montpellier

Larousse. (n.d.). Langue maternelle [Définition]. Dictionnaire de français Larousse. https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/maternel/49847/locution?q=langue+maternelle#181472

Lacan, J. (1999). Écrits I (Le stade du miroir comme formateur de la fonction de Je, 1949). Points/Seuil.

Piccoli, V., & Traverso, V. (2020). Quels mots pour dire les mots de l’autre ? Les désignations d’émotions et leur traduction dans les interactions en santé mentale. Rhizome, 75–76(1), 77-85. https://doi.org/10.3917/rhiz.075.0077

Wolfson, L. (1970). Le schizo et les langues (Coll. « Connaissance de l’inconscient »). Gallimard.

La question des langues maternelles et/ou étrangères touche différentes sphères de la vie quotidienne, intime, mais aussi sociale et politique. La langue permet une certaine identification, elle fait lien social et, de ce fait, elle inclut la parole. C’est-à-dire qu’entrent ici en jeu le positionnement de chacun et l’adresse à un autre au sein d’un contexte qui nourrit et qui est nourri en retour de cette parole. Nous nous proposons d’aborder la thématique de la traduction dès lors qu’un sujet se met à parler. Ensuite, nous porterons la réflexion sur ce qu’implique le recours à une langue étrangère pour se débrouiller dans un pays étranger. Nous illustrerons cette question en nous référant partiellement à un cas clinique.

La clinique nous oriente sur le fonctionnement langagier du sujet, sur le poids de certains mots, de certains signifiants, sur son rapport au monde, c’est-à-dire sur l’organisation de son symptôme. L’effet du signifiant passe moins par le sens que par le son. Cependant, cet effet, différent pour chacun, n’est pas sans lien avec un sens historique et social. Par exemple, quand nous employons le terme « migration », il ne résonne pas de la même façon pour un sujet provenant d’un pays avec un passé colonial que pour un autre provenant d’une puissance économique. Il ne résonne pas de la même façon pour une personne noire, métisse ou blanche, ou encore pour une femme ou un homme, etc. Ce terme n’a évidemment pas la même sonorité en français (migration), en anglais (migration) ou en espagnol (migración), et ainsi de suite avec tant de langues que je ne saurais prononcer. C’est en cela que la clinique occupe une place centrale, car à l’intérieur même de ces catégories, chaque sujet est encore pris dans ses propres chaînes signifiantes. L’utilisation d’une langue étrangère confronte le sujet au choix. Elle implique une histoire qui peut être assimilée au traumatisme, mais aussi à la libération et, dans de nombreux cas, à ces deux derniers en même temps. Dans ce contexte, la question se pose de savoir ce qui résulte de ce choix lorsque la sélection de signifiants est soumise à un interprète ou à un traducteur.

Le fait de parler met chacun en rapport avec l’étranger qui habite en soi. C’est-à-dire qu’il s’agit d’une sorte de traduction que nous faisons lorsque nous essayons de donner forme à la pensée et aux ressentis corporels et de les mettre en mots. En effet, les mots ne seront jamais suffisants, et ce qui dérange, ce qui cause la souffrance, occupe d’autant plus cette place d’étranger en soi. Ainsi, parler implique une adresse à autrui. L’acte suppose un autre extérieur qui va écouter ces mots et qui, du fait du manque du langage, sera toujours manquant aux yeux de celui qui parle, quant à ce qu’il peut entendre. Le manque dans l’Autre, le manque dans le semblable. En conséquence, adresse et supposition d’un autre se trouvent au centre de la traduction.

Au stade de la totale dépendance du bébé à un Autre chargé des soins et de la satisfaction de besoins, la parole n’y est pas encore. Dans le texte sur le stade du miroir, Lacan (1999) fait référence à la place et à la fonction de cet Autre dans le processus d’identification, entendu comme « la transformation produite chez les sujets, quand il assume une image ». À ce stade, les mots et leur traduction viennent de cet Autre qui donne une certaine sonorité aux ressentis du bébé en leur accordant aussi la possible identification à une image. Outre la parole, le regard prend alors toute son importance.

Ces premiers pas dans la rencontre avec la traduction nous confrontent ainsi au fait de la langue maternelle et, de ce fait, au sujet qui nous convoque aujourd’hui.

Étymologiquement, le terme « maternel » vient du latin maternus, de mater, qui implique donc la mère ou un rapport à la mère. Cependant, avec la définition de la langue maternelle que nous donne le dictionnaire (première langue apprise par un sujet parlant – dit alors locuteur natif – au contact de l’environnement familial immédiat), nous pouvons noter que c’est une langue qui nous vient d’un autre, une langue que nous apprenons. Et aussi, que l’environnement joue un rôle important.

Avec ce préambule, la question se complexifie à l’infini quand nous tenons compte des environnements précaires, des maternités compliquées (comme s’il existait des maternités simples), des situations de mobilité humaine à l’intérieur et à l’extérieur des pays, des politiques violentes, des traversées et des événements sidérants : en fin de compte, quand un événement traumatique est au rendez-vous de la naissance d’un sujet. Lors des interventions en contexte de crise, nous savons l’importance de favoriser la parole, d’aider le sujet à se rebrancher sur ce lien et à refaire ce rapport avec un autre extérieur. Comme pour lui rappeler l’importance de traduire le traumatisme pour qu’il ne soit pas pur réel, à savoir pour rendre possible une symbolisation et une imaginarisation décollées du corps dans l’après-coup.

Or, quand celui qui offre une écoute, un temps ou un espace pour le surgissement de cette parole, ne parle pas la même langue, l’effet prend plus de temps. C’est un temps d’entre-deux qui se prolonge et qui reste suspendu le temps qu’une nouvelle sonorité vienne faire sens ou se rattacher à une certaine image.

Les parcours de certains patients incluent la traversée de plusieurs pays, chacun avec une langue différente de la leur. Cela peut nous guider dans la réflexion concernant les patients mutiques, qui ne font référence qu’aux maux du corps, y compris quand un service de traduction leur est proposé. Beaucoup de questions demeurent : dans quelle langue, avec quels mots « dire les mots de l’autre » (Piccoli & Traverso, 2020), de l’étranger, du parcours du traumatisme qui se prolonge parfois trop longtemps ? Comment offrir un service de traduction ou d’interprétation pour mettre en mots le ravage que fait le seul fait de naître au langage dans de telles conditions ? La langue du pays d’accueil peut-elle justement procurer le son d’un possible répit ? La langue étrangère peut-elle être un remède ?

L’ouvrage de Louis Wolfson, Le schizo et les langues, expose ce travail de traduction phonétique, en plusieurs langues, des mots de sa mère – des mots qui lui sont insupportables.

Dans ce contexte, l’éloignement de la langue maternelle peut permettre de prendre distance avec certains signifiants qui insistent et se trouvent au cœur des symptômes. L’expression de la souffrance, rythmée par certains signifiants, peut trouver d’autres possibilités. Il s’agit là d’un travail de création à partir de l’effort qu’implique le fait de se servir d’autres mots pour exprimer ce que l’on ressent. Cela amène aussi une autre sonorité au discours quotidien. Nous entendons ici « discours » à la lumière des apports lacaniens, c’est-à-dire en tant que place occupée par un sujet.

En France, les possibilités pour une personne étrangère d’être reconnue administrativement, d’avoir un statut, sont très variées. Il existe aussi la possibilité de ne pas être reconnu, d’être rejeté ou de ne pas être accueilli. Outre le statut administratif, la personne doit se charger de sa vie personnelle et de sa vie sociale ou communautaire. Toutes ces dimensions devraient être prises en compte quand nous nous interrogeons sur la langue maternelle d’une personne qui arrive dans un pays qui, le plus souvent, a été investi et idéalisé comme le pays où une vie meilleure est possible, comme le pays des droits humains. Depuis quelle place peut donc parler un sujet qui se trouve dans un pays où l’on ne comprend pas sa langue ?

J’en viens à la clinique et je reproduis le discours de Mme F., Congolaise de naissance, qui se trouve en France et qui commence à comprendre le français deux ans après son arrivée. De ce fait, ces entretiens se font en présence d’une amie qui s’occupe et se soucie plus ou moins d’elle, qui l’accompagne et qui lui sert de traductrice. Après un certain temps de prise en charge, avec des entretiens très silencieux, elle ne vient plus accompagnée et commence à s’exprimer en français. La place de son amie et la traduction qu’elle a pu apporter mériteraient une réflexion plus approfondie, que nous ne ferons pas aujourd’hui.

Au départ de la prise en charge, cette personne ne parlait presque pas et répétait ses maux de tête et ses difficultés à dormir. Elle se disait toujours fatiguée, et cela se traduisait bien dans son corps. Sa parole, presque sans regard, s’adressait à son amie qui traduisait. Quant à moi, lorsque je reprenais ses mots, dits par son amie, je m’adressais à Mme F., qui, seulement là, me regardait et hochait la tête. Je tâchais de lui renvoyer ainsi une autre sonorité à l’expression de ses maux dans le corps. Ce fonctionnement se reproduisait à chaque rencontre jusqu’au jour où Mme F. a demandé à son amie de rester dans la salle d’attente. Le rythme changea alors. Elle s’exprima en français et, peu à peu, ses mots ne se référaient plus uniquement aux maux corporels ; son image, sa façon de se présenter en entretien et bien d’autres paramètres se modifièrent également, comme en témoignent ces quelques phrases :

« J’ai compris que le papier a une valeur différente de ce que j’ai appris au Congo. Les assistants sociaux pensaient “t’as des problèmes dans la tête” parce que je jetais tous les papiers. L’avocat disait “Ici c’est la France, pas le Congo”, et maintenant j’ai compris ça, peu à peu. »

« Pas la langue, je ne pouvais pas écouter. Là, j’ai la langue, je peux comprendre. »

Ceci est intéressant en ce que cela n’incombe pas au service de traduction. C’est-à-dire que cette dame a eu accès à un service d’interprétariat, qu’elle s’est présentée à son entretien de demande d’asile, qu’elle a été rejetée. Même si nous pourrions questionner les conditions ou la prétendue qualité de la traduction, il nous semble que cela passe moins par-là que par le fait que la traduction ne passe plus par un autre extérieur à elle, mais bien par elle-même. Le son des mots passe par son propre vécu, par son expérience à elle, et le sens est désormais différent. Nous entendons « sens » comme ce qui fait communauté.

« Là, je comprends le français, je comprends ce que les traducteurs disent et je peux dire si je ne suis pas d’accord. »

Tout cela a pris un certain temps et, certes, cela ne nous dit rien quant à ce qui va se passer avec cette dame administrativement parlant. Mais cette illustration nous éclaire quant à la différence entre le temps administratif et le temps psychique ; il s’agit là aussi de deux langues différentes.

Pour conclure, nous pouvons revenir sur cette relation d’étrangeté que nous pouvons tous avoir avec la langue maternelle, qui serait tant remède que poison, à la façon du pharmakon. De ce fait, la traduction apparaît comme la possibilité de créer du nouveau à partir du rythme des nouveaux sons. C’est-à-dire la possibilité de manier le sens au travers du son, au travers de la sonorité du signifiant dans une autre langue.

Autres Documents

© 2025 Editions La pensée sauvage - Tous droits réservés - ISSN 2259-4566 • Conception Label Indigo

CONNEXION