Document
La proëlla à Ouessant, dessin de Jean Chièze,1950 Source D.G.
De la proëlla d’Ouessant aux naufrages de migrants
Corinne FORTIER
Corinne Fortier, anthropologue, psychologue et réalisatrice, CNRS-LAS, Paris.
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Pahun J. Où sont nos navires ? (documentaire, France, 2012, Sundeck Films).
Touré M. La pirogue (fiction, France-Sénégal, 2011, 1h 10).
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Lien vers cet article : https://revuelautre.com/documents/de-la-proella-douessant-aux-naufrages-de-migrants/
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Le corps se perd dans l’eau, le nom dans la mémoire.
Le temps, qui sur toute ombre en verse une plus noire,
Sur le sombre océan jette le sombre oubli.
Victor Hugo, extrait d’Oceano Vox
Le fait de traverser la Méditerranée au péril de sa vie est considéré par de nombreux Occidentaux comme une entreprise insensée. En effet, beaucoup ne comprennent pas que des migrants s’acharnent à retourner en mer une seconde fois, sinon une troisième, une quatrième, ou une cinquième fois (Canut 2017). Ce désir de repartir coûte que coûte apparaît à nombre d’Occidentaux comme une obstination déraisonnable, proche de la folie, alors même que les migrants connaissent a posteriori les périls encourus, et surtout les risques de mort, ayant bien souvent été témoins de la noyade de leurs compagnons, parfois même des membres de leur famille, quand ils n’ont pas eux-mêmes failli mourir.
La plateforme européenne UNITED for Intercultural Action a dressé une liste en 2021 de plus de quarante-quatre-mille-cinq-cents migrants morts en tentant de rejoindre l’Europe depuis 1993, dont plus de vingt-mille depuis 2014[1]. Selon le CICR, seulement 15 % des corps de migrants morts en mer sont repêchés, ce qui veut dire que la mer représente le plus grand cimetière de migrants.
La Méditerranée, berceau de notre civilisation comme le disait l’historien Bernard Braudel (1999), est devenue le symbole de notre barbarie. Ainsi que le déclare Éric Fottorino (2022 : 64 ) : « La Méditerranée est devenue le plus grand mouroir du monde à ciel ouvert. Elle est aussi notre miroir, dans lequel nous pouvons nous regarder, si nous avons le cran ».
L’Europe ne veut de ces migrants, ni vivants ni morts. Leurs dépouilles mêmes se révèlent encombrantes. Aussi, quand les Européens laissent cyniquement la mer faire son travail de dévoreuse d’hommes, le « problème des migrants » devient « soluble » dans l’eau. Disparus en mer, les migrants ne laissent pas de traces et n’encombrent pas les consciences européennes.
Le rôle des survivants dans l’identification des corps
L’identification des personnes migrantes péries en mer dont les corps ont été retrouvés constitue un enjeu essentiel, notamment pour les familles. C’est pour cette raison que La Croix Rouge Internationale ou CICR[2] a créé en 2013 le site Trace the Face. Migrants en Europe. Rétablissement des liens familiaux, rassemblant des avis de recherche où les familles peuvent publier des photos de celui ou celle qui a migré de son pays et dont elles n’ont plus de nouvelles. C’est ce que montre le film Numéro 387 (2019) de Madeleine Leroyer, où un migrant érythréen de Palerme travaillant pour la Croix Rouge poste un message vocal sur Facebook afin que ses compatriotes érythréens ayant survécu au naufrage du 18 avril 2015[3], estimés au nombre de quatre, y répondent : « Les survivants je vous invite à nous contacter par Messenger. Il ne faut pas rester indifférent, il faut garder la mémoire par les livres, par les films. Il faut raconter ce qui s’est passé, oublier est un crime » (Leroyer 2019).
Un des jeunes Erythréens habitant aujourd’hui à Francfort, marié et père d’un enfant, accepte de parler du naufrage devant la caméra, bien que cela soit pour lui extrêmement douloureux : « Je n’ai pas du tout envie de me souvenir de tout ça. Là je vous parle parce qu’ils sont morts et que j’ai envie d’expliquer. Mais je n’ai pas du tout envie de me rappeler de ce moment. Tu comprends, ça m’angoisse, ça me fait du mal, ça m’empêche de dormir. J’ai peur de revivre ce moment ». Il insiste sur le fait qu’il n’a pu aider ses compagnons qui lui demandaient de l’aide, malgré leurs implorations répétées : « Aide-moi ! Aide-moi ! », allant même jusqu’à les repousser pour ne pas couler avec eux.
Éprouvant un sentiment de culpabilité[4], ces implorations auxquelles il n’a pas répondu le hantent et reviennent dans son récit comme un leitmotiv :
Quand le bateau coulait, j’étais accroché. C’était un moment difficile, c’est difficile d’en parler […]. Ils criaient “Aide-moi ! aide-moi !”, mais j’étais obligé de les repousser. Ils tiraient sur mes vêtements et j’étais obligé de les repousser sinon je coulais avec eux. “Aide-moi ! Aide-moi !”…
Après ces cris, il décrit un silence de mort : « Il y avait du bruit mais comme il faisait noir je ne voyais rien. Après trente minutes environ, c’est devenu de plus en plus calme. Il y avait un groupe qui criait “Dieu est grand !”[5] et au bout de quarante minutes tout est devenu silencieux (il pleure) ».
À la question de savoir s’il se souvient du nom des passagers, il déclare :
Devant moi Wadrachi ! Derrière moi je ne me rappelle pas… Ah si, Abel ! Et il y avait quelqu’un d’autre avec Abel, c’était son cousin. Berekat avait un portable sur lui. Si je ne me trompe pas, il avait aussi 50 euros ou 50 dollars. Il m’avait dit qu’en arrivant en Italie, il m’achèterait un burger !
On mesure à travers ce récit l’espoir englouti de toute une jeunesse qui rêve d’atteindre un continent représenté comme un eldorado, alors même que l’Europe se montre plus qu’inhospitalière à son égard.
L’identification corporelle
L’identification des corps naufragés est extrêmement complexe, comme le montre le témoignage de Mustafa Dawa du cimetière grec de Mytilène, qui a reçu en 2015 la visite d’une femme syrienne venue d’Allemagne à la recherche de sa sœur disparue[6] : « Elle cherchait sa sœur et ses enfants. Elle avait une photo de celle-ci, mais c’était très difficile de l’identifier… elle était reconnaissable seulement grâce à une cicatrice qu’elle portait sur le corps »[7].
De même, dans le film Numéro 389, un jeune sénégalais témoin de l’embarquement a fourni des renseignements précieux sur l’identité des passagers et notamment sur l’un d’entre eux : « Il a une dent décolorée, une dent d’en haut qui dépasse, elle diffère des autres… ». Ce type de caractéristique physique est importante puisque l’odontologie, qui repose sur l’examen des dents, est une des techniques d’identification utilisées pour réaliser le « profil biologique » des migrants décédés (Cattaneo 2019 : 41).
La technique la plus connue est bien sûr l’examen génétique ; pour faciliter ce travail complexe d’identification et redonner une identité aux migrants décédés, des prélèvements ADN sont effectués sur leurs corps. C’est du moins le cas en Sicile après le « naufrage du 18 avril 2015 » où, suite à ce drame, le Bureau des personnes disparues de Rome a mis au point une banque de données pour restituer à ces individus, après autopsie, leurs noms, leurs dates de naissance, et retrouver leurs familles. Si les renseignements (cicatrices, tatouages, dentition, photos…) fournis par un parent à la recherche d’un proche recoupent ceux de la banque de données, des analyses ADN à partir d’un échantillon de salive, de cheveux ou de sang de ce parent sont réalisées et comparées à celle du mort afin d’établir son identité.
Comme l’explique la légiste italienne Cristina Cattaneo[8], qui est à l’initiative de cette procédure :
Les victimes d’un même naufrage peuvent échouer sur le territoire de plusieurs pays. Sans un fichier central européen, le travail devient très compliqué. Et les proches devraient pouvoir donner les informations et les échantillons ADN dans le pays où ils se trouvent. L’Union européenne aurait un rôle à jouer […]. L’Europe est sourde à tout ça[9].
Cependant, prélever sur place l’ADN des proches[10], afin de l’envoyer en Europe pour le comparer à celui des migrants décédés, peut se révéler problématique, pouvant renforcer auprès de ces familles le sentiment d’injustice éprouvé à l’égard de ceux qui voyagent librement depuis l’Europe pour venir pratiquer ce type de test, alors même que leur fils a perdu la vie en Méditerranée faute de disposer de cette même liberté de circulation.
Le sentiment d’injustice des familles peut par ailleurs être renforcé par le fait que même si leur proche était identifié grâce à ces prélèvements, son corps et ses effets personnels ne leur seraient pas rendus, aucun financement n’ayant été prévu à cet effet par les pays européens. Alors même que l’Europe parle aujourd’hui de « restitution » de restes humains, ou d’objets exposés dans des musées, aux nations dont ils proviennent, la « restitution » à leur famille des restes des dépouilles des migrants ou des objets leur ayant appartenu n’est en revanche jamais évoquée.
Pourtant, le 10 décembre 2018, date qui correspond symboliquement à l’anniversaire de la déclaration des droits de l’homme, un « pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières »[11] a été ratifié, dans lequel les pays signataires se sont engagés à :
recueillir et centraliser des données relatives aux cadavres et à en systématiser la collecte et assurer la traçabilité après l’enterrement, conformément aux normes médico-légales internationales ; à reconnaître et à établir des voies de coordination transnationales pour faciliter l’identification des corps et fournir des informations aux familles ; faire tous les efforts, y compris dans le cadre de la coopération internationale pour retrouver, identifier et rapatrier dans leur pays d’origine les corps migrants décédés, en respectant les souhaits des familles endeuillées, faciliter l’identification et le rapatriement des restes non identifiés et veiller à ce que les corps des migrants décédés soient traités d’une manière digne, respectueuse et appropriée.
Mais ce pacte mondial, basé sur un cadre de coopération juridiquement non contraignant, n’a dans les faits aucun effet pratique.
Un autre naufrage de migrants est survenu dans le Canal de Sicile en 2015. Cette tragédie, qui n’a fait aucun survivant, est devenue tellement banale qu’elle est classée dans les « faits divers », rapportée froidement dans les médias par un chiffre et une date : « Les 49 cadavres du 15 août »[12]. Le journal italien La Repubblica publie à cette occasion les photographies des objets ayant été récupérés dans la cale du bateau, donnant ainsi à ces migrants une histoire, et même une subjectivité, au lieu de les percevoir comme une masse informe, morne, et silencieuse (Fortier 2019b).
Or, parmi ces objets, figure une feuille de papier sur laquelle ont été griffonnées les paroles d’une chanson dédiée à une « gazelle ». Il s’agit d’une chanson d’amour, la gazelle présentifiant l’aimée dans la poésie arabo-musulmane (Fortier 2004b, 2018) : « C’est l’histoire tragique d’une jeune fille qui s’appelle Gazelle », d’une « beauté sublime », elle « aime la vie malgré l’enfer où elle est tombée ». L’histoire anonyme de ce jeune homme vient alors à s’individualiser et à prendre vie puisqu’on suppose que, peu avant le naufrage, celui-ci écrivait un rap en hommage à une femme qu’il aimait et qui, comme lui, a connu un destin tragique.
De manière analogue, dans le documentaire intitulé Numéro 387[13], un migrant érythréen installé en Italie déchiffre les mots d’amour en amharique d’une lettre adressée à une femme au nom évocateur, Oluiti[14], lettre que portait sur lui un jeune Ethiopien[15] ayant péri le 18 avril 2015 dans la cale du bateau naufragé : « Mon amour, j’espère te retrouver, je t’attends avec espoir, I love you ». Le nom de ce jeune homme, dont le cadavre est connu sous le numéro 387, qui donnera le titre au film, est jusqu’alors ignoré, mais la découverte de cette lettre fera revivre son histoire.
Similairement à Madeleine Leroyer, la journaliste Taina Tervonen (2019), après avoir réalisé plusieurs reportages sur l’identification des naufragés du 18 avril 2015, se basera sur les effets personnels (un téléphone jaune et un bout de plastique destiné à le protéger de l’eau) de l’un d’entre eux — connu sous le numéro PM390047 — pour retracer sa vie dans un roman intitulé Au pays des disparus (2019).
De même, une des photos du photographe italien Max Hirzel dans sa série Migrant Bodies (2015)[16], prise dans le laboratoire médico-légal (forensic) de Milan, lors de l’identification des corps des naufragés du 18 avril 2015, montre les gants d’un supporter de l’équipe de football du Real Madrid, renvoyant ainsi le spectateur à l’histoire de ce jeune homme dont on peut supposer qu’il rêvait d’assister au match de son équipe favorite après avoir rejoint l’Europe.
L’auteur Éric Fottorino dans La pêche du jour (2022 : 56) décrit les tenues sportives que portaient de jeunes migrants décédés en mer tenues qui trahissent leur rêve de jouer dans une prestigieuse équipe de football européenne : « Des gosses endimanchés avec aux pieds de fausses Nike flambant neuves. Ou des crampons neufs pour ceux qui espéraient jouer au Manchester United. Des rêveurs ».
Cet auteur (2022 : 43-44) parle également des objets personnels retrouvés dont la charge évocatoire est très forte, surtout lorsqu’ils ont appartenu à un enfant :
Une parka qui flottait, ondoyante, une danse de raie, les manches étirées comme un fantôme sans personne dedans. Et à quelques mètres, un petit sac à dos avec un pompon rouge accroché à la sangle. C’est à ça que je l’ai repéré. Un sac d’enfant. Sans l’enfant. Je l’ai remonté. À l’intérieur les affaires étaient bien rangées par compartiment. Des tee-shirts, des petites culottes et une brosse à cheveux. Ils appartenaient à une fillette. Dans une poche intérieure à fermeture Éclair, j’ai trouvé une image pieuse toute mouillée et un petit crucifix.
Objets personnels retrouvés
À Lampedusa, un musée crée à l’initiative, non pas de l’État italien, mais d’une association nommée Askavusa — expression qui signifie « pieds nus » en sicilien — recueille depuis 2014 les objets retrouvés sur les bateaux échoués ayant transporté des migrants. Comme le rapporte Éric Fottorino (2022 : 43) : « On tombe sur toutes sortes d’objets, des chaînes, des colliers, des gris-gris en cuir, des pierres lisses et ouvragées, des lettres manuscrites dans des langues indéchiffrables, un peu d’argent, des photos à moitié rongées par le sel et l’eau ».
Il existe peu d’articles de presse rendant compte de l’existence du musée de Lampedusa, exposant des objets recueillis sur des bateaux où des migrants ont péri. Celui-ci est modestement bâti à partir de planches de bateaux échoués, bateaux qui portent généralement des noms arabes et qui sont le plus souvent de couleur bleue.
Le musée de Lampedusa a été baptisé Porto M : M comme Migration (Migrazione), Méditerranée (Mediterraneo), Mémoire (Memoria), Mer (Mare) en italien… et funestement Mort (Morte). Ces objets font trace et permettent de ne pas oublier. On y trouve également des cassettes avec des inscriptions en arabe, typiques des vieux postes de radio existant encore dans les pays subsahariens où la poésie, la chanson, et la musique sont au cœur de la culture, et dont l’écoute renvoie nostalgiquement l’exilé à sa terre natale et aux doux souvenirs qui lui sont associés (Fortier 2021c).
Ce musée expose des objets ayant été abandonnés par des migrants suite à leur décès, comme des livres religieux tels la Bible, le Coran, des fascicules de théologie en arabe, ou encore des chapelets chrétiens ou musulmans – un ensemble d’objets formant un autel religieux œcuménique.
Ont aussi été retrouvées des gourdes, objets typiques des populations saharo-sahéliennes que les individus emportent avec eux lorsqu’ils voyagent sur de longue distance pour ne pas mourir de soif, et qui sont souvent confectionnées de façon rudimentaire, par exemple en Mauritanie (Fortier 2014) avec un jerrican d’essence ou une bouteille en plastique recouverte de toile de jute.
Ont également été recueillies des théières sahariennes qui permettent de préparer le thé (Fortier 2019c), breuvage associé à la pratique culturelle de l’hospitalité, qui est si importante dans ces sociétés et qui devient de plus en plus rare en Occident, comme le rappelle le philosophe Jacques Derrida dans son ouvrage intitulé De l’hospitalité (1998).
Une des fondatrices du musée de Lampedusa, Annalisa d’Ancona, témoigne de la diversité des types d’objets retrouvés, comme
des papiers griffonnés au fond des poches des migrants, des écrits en tigrigna, la langue de l’Érythrée et d’une partie de l’Éthiopie, en arabe, en bengali, en anglais aussi. La plupart du temps, ce sont des numéros de téléphone ou des adresses[17]. Mais on a parfois trouvé des recettes de cuisine italienne ou carrément des conseils sur le comportement à adopter une fois arrivé en Italie, à qui s’adresser, comment fonctionne le pays[18].
Dans le cas du naufrage du 18 avril 2015, un adolescent avait cousu dans ses vêtements un bulletin scolaire censé l’aider à trouver du travail (Cattaneo 2019 : 149), et certains migrants transportaient avec eux de petits sachets en plastique contenant leur terre d’origine (ibid. : 124), pratique représentée au musée de Lampedusa. Ces sachets ont été photographiés par Max Hirzel au laboratoire médico-légal de Milan dans sa série photographique Migrant Bodies (2017).
Les objets retrouvés sur le corps des migrants permettent de leur redonner une identité et de reconstituer leur histoire, comme le souligne la légiste Cristina Cattaneo (2019 : 189) à propos d’un naufragé du 18 avril 2015 :
Je pense à un jeune garçon originaire de Gambie, le PM345. Dans son portefeuille, il y avait un passeport, une carte de bibliothèque, une carte d’étudiant et un certificat de donneur de sang. Dans les poches de sa veste marron, on avait retrouvé des noyaux de dattes, des dattes qu’il avait sûrement emportées avec lui pour pouvoir résister à la faim durant le voyage.
Les effets personnels des migrants, leurs vêtements, leurs bijoux, la carte SIM de leur téléphone portable, les documents qu’ils portaient sur eux[19], représentent des éléments importants pour identifier les corps (ibid. : 62), parfois même davantage que les photos des cadavres, comme le signale la légiste Christina Cattaneo en charge avec son équipe de l’identification des naufragés du 18 avril 2015 ; c’est ce que montre (ibid. : 84-85) le cas d’une femme érythréenne de Stockholm à la recherche de son frère qui avait embarqué sur le bateau naufragé :
Elle voulut regarder toutes les images que nous avions en notre possession : d’abord les visages, qu’elle ne réussit pas à reconnaître avec certitude, puis les effets personnels. J’ai été frappée quand elle s’est arrêtée sur une page qui ne montrait que des fragments de papiers recouverts de numéros de téléphone : “C’est l’écriture de mon frère”. Quand elle aperçut de cette même écriture son numéro de tél en Suède, elle éclata en sanglots.
De même, Marie-Ange Colsa, fondatrice en Espagne en 2019 du Centre international pour l’identification des migrants disparus (Centro internacional para la identificacion de migrantes desaparecidos ou CIPIMD)[20], témoigne de l’importance des effets personnels dans le processus d’identification, rapportant le cas d’une femme ayant péri avec son fils au large d’Almeria en Espagne en septembre 2021 : « On a réussi à les identifier grâce aux bijoux de la mère et aux habits de l’enfant, en lien avec la grand-mère qui vit près d’Oran »[21]. À cet égard, lorsqu’il y a concordance entre le corps retrouvé et la description des familles, pour s’assurer qu’il s’agit bien de leur proche, ce n’est pas une image du défunt — par ailleurs difficilement regardable — qui leur est envoyée, mais bien une photographie de ses effets personnels[22].
Des habits habités
Lorsque des naufragés sont repêchés, leurs vêtements et leurs chaussures sont généralement intacts. Ceux-ci jouent un rôle protecteur à l’égard de la peau du défunt, l’empêchant d’être dévorée par la faune marine (crabes, poissons[23]…), comme le montre la description clinique, par la légiste Cristina Cattaneo (2019 : 122), d’un naufragé du 18 avril 2015 :
il n’était pas encore complètement décongelé et cela exigeait de la force. Quand nous avons réussi à détendre ce cadavre recroquevillé, je me suis rendu compte que si le corps présentait encore la peau, le gras et les muscles de son enveloppe externe, le visage, les mains et une de ses jambes étaient réduits à l’état de squelette. Ne sortaient en effet des manches de son blouson que des métacarpes et des phalanges très blanches lavées par l’eau salée. On devinait le visage, mais la faune marine, même à ces profondeurs avait attaqué les parties que ne recouvraient pas les vêtements […]. Il portait un blouson noir, un pull-over noir sur le devant duquel était écrit ITAOIL, et un tee-shirt noir également, un jean, un caleçon bleu ciel, des chaussettes blanches et une paire de tennis blanches.
Recueillir des renseignements dans les villages dont sont issus les migrants, sur leur identité et la manière dont ils étaient vêtus lors de leur départ, peut faciliter l’identification des corps. C’est ce qu’a entrepris le CICR en Mauritanie dans la municipalité de Baydjam au Guidimaka, où vingt-sept personnes auraient disparu le 18 avril 2015. Un père a perdu dans ce naufrage quatre de ses fils[24], dans lesquels il fondait tout son espoir[25]. Ces jeunes qui « tentent l’aventure » ont en effet le plus souvent été « élus » par leur famille, qui s’est cotisée[26] et fréquemment endettée pour financer leur traversée, afin qu’arrivés en Europe, ils leur renvoient une partie du fruit de leur travail (Fortier 2019b).
Les réseaux sociaux permettent parfois d’identifier ces jeunes, comme le montre la photo de trois amis sénégalais âgés de dix-huit à vingt ans qui, après avoir annoncé leur départ sur Facebook[27], ont péri dans le naufrage du 18 avril 2015. Les amis de ces jeunes peuvent par ailleurs fournir des informations utiles pour l’identification de leurs camarades, comme en témoigne le film Numéro 389, où un jeune Sénégalais, présent lors de l’embarquement, a pu nommer ceux qui sont partis et décrire leurs caractéristiques vestimentaires lors de leur départ : « Mamaseydou avait un blouson noir et aussi un bonnet… Un foulard et des gants noirs… Un foulard noir avec des pois jaunes… ».
Une des toiles de l’artiste sénégalais Yancouba Badji (né en 1979), originaire de la Casamance, dépeint le bateau pneumatique sur lequel les migrants africains embarquent pour se rendre depuis la Libye en Italie et sur lequel il est lui-même monté à quatre reprises. Le titre du tableau, Lapa, lapa tient au nom donné par les Nigérians à ce type de zodiac ; Yancouba Badji m’expliquera[28] que tous les migrants qui passent par la Libye connaissent ce nom, car les Nigérians y font référence dans leur prière : « Jesus save me from the lapa lapa ».
Dans cette peinture, le bateau est rempli de migrants aux vêtements colorés, dont les yeux ressemblent, au sens strict et au sens de Didi Huberman (2009), à des lucioles, en tant qu’ils émettent une lueur qui quoique minuscule et fugitive est paradigmatique de leur existence. Yancouba Badji interprétera[29] la lueur de leurs regards par le fait que seuls leurs yeux sont visibles dans l’obscurité de la nuit. Dans le documentaire consacré au peintre, Tilo Koto (2019) de Sophie Bachelier et de Valérie Malek, un de ses compagnons d’exil voit dans l’éclat des yeux de ces visages, non le signe de l’effroi mais le reflet de leur espoir. D’un point vue occidental, on a surtout l’impression que les passagers regardent fixement le spectateur, comme si celui-ci ne pouvait échapper à leurs regards.
De même, dans une autre de ses toiles au titre suggestif, Corps flottants sur fond marine[30], le spectateur est placé de manière frontale face à des formes de corps qui se détachent sur un fond marin telles des apparitions (2017).
La peinture fait office de thérapie pour Yancouba Badji (2021 : 79) : « La peinture était pour moi une manière de faire comprendre ce que je n’avais plus la force de dire avec des mots. J’avais pour obsession de laisser des traces de ce que mes camarades et moi avions vécu de terrible durant ce parcours. À ce moment-là, seule la peinture le pouvait… ». On remarquera que Yancouba Badji (ibid. : 80) n’emploie pas le terme de « migrant » mais préfère parler de « camarade » :
On nous désigne comme des « migrants », je n’aime pas ce mot. Nous sommes avant tout des êtres humains. Entre nous, nous nous nommons « voyageurs »[31] ou « camarades », jamais migrants. Il existe une grande solidarité entre ceux qui ont fait la traversée. On peut dire que c’est devenu la famille, quelle que soit notre nationalité, quel que soit le pays où l’on a atterri.
Il déclare[32] que ses compagnons d’infortune sont comme « sa famille » et qu’il ne peut les oublier compte tenu de ce vécu de souffrance partagé[33]. Aujourd’hui installé à Paris, Yancouba Badji rend hommage à travers la peinture à ses camarades qu’il représente sous l’eau de façon tendre et poétique. Dans le tableau intitulé 23 mai 2017, 4e tentative de traversée de la Méditerranée, il fait référence à la date d’une de ses plus périlleuses traversées, où faute d’essence, le zodiac s’est mis à dériver au gré des courants. Il raconte[34] que restés trois jours et demi en mer sans aucune ration d’eau, certains passagers pris de désespoir souhaitaient se jeter à l’eau pour boire l’eau de la mer[35]. Comme le constate Carola Rackete (2020 : 31-32), capitaine d’un bateau de sauvetage ayant secouru de nombreux migrants : « Comment se sent-on dans ce genre d’embarcation sans équipage, sans gilets de sauvetage, sans eau, et lorsqu’on n’a même pas assez de carburant pour le lendemain ? ».
Le titre du film consacré à Yancouba Badji, et qu’il a lui-même choisi[36], Tilo Koto, signifie en mandingue « sous le soleil » ; il renvoie à la déshydratation pendant la traversée, mais aussi à l’aveuglement provoqué par l’intensité des reflets du soleil sur la mer qui peut aller jusqu’à brûler les yeux, c’est du moins ce qui est arrivé au protagoniste lors de sa quatrième traversée, demeuré aveugle pendant deux semaines avant de pouvoir être soigné[37].
Des chaussures esseulées
Dans le musée de Lampedusa, des chaussures de migrants de différentes tailles sont suspendues au plafond, image qui en rappelle une autre, celle du tas de chaussures du musée du mémorial de la Shoah à Auschwitz-Birkenau, images qui évoquent dans les deux cas le caractère massif de ces tragédies.
La fondatrice du musée de Lampedusa explique à propos des chaussures exposées :
On les a ramassées après le naufrage du 3 octobre 2013[38], l’un des premiers, dont les médias ont tant parlé […]. Le bateau a coulé à environ 800 mètres de la côte. Dans les heures et les jours qui ont suivi, on a retrouvé un peu partout des chaussures d’hommes, de femmes, d’enfants. Des sandales, des baskets, certaines plus grandes ou plus petites […]. On les a accrochées au plafond pour évoquer l’idée de ces défunts suspendus entre ciel et terre.
Le caractère suspendu des chaussures évoque donc le caractère liminaire des défunts morts accidentellement, dont les âmes sont censées, notamment en Italie du sud, comme on l’a déjà vu, avoir rejoint cet entre-deux que constituent les limbes, lieu situé entre ciel et terre.
De même, un citoyen tunisien, Mohsen Lihidheb, a créé à Zarzis un musée commémoratif pour les migrants (harraga) décédés en mer, où les chaussures retrouvées sur le littoral du sud-est tunisien sont suspendues à un fil qu’il fait bouger, afin de « faire revivre leur propriétaire »[39].
Une simple chaussure abandonnée peut recouvrir une histoire migratoire poignante, comme le montre une séquence du film Welcome (2009) de Philippe Lioret qui, au premier abord, paraît anodine, mais se révèle, après analyse, porteuse d’un sens profond. Sur une plage de Calais, un homme se promène avec un chien jouant avec une chaussure abandonnée, chaussure dont Simon, joué par Vincent Lindon, arrivé sur cette même plage pour dissuader un jeune migrant de se rendre à la nage en Angleterre, comprend qu’elle appartient à celui qu’il est venu chercher. Il ne la lancera par conséquent pas au chien, comme l’homme l’y invite, aucunement inquiété quant à lui par la provenance de cette chaussure, comme s’il demeurait insensible au drame des migrants qui se déroule pourtant sous ses yeux. Alors même que cette chaussure est sans doute la seule trace objective que quelqu’un est en train de risquer sa vie pour traverser la Manche, le fait qu’elle soit dévorée par son chien ne pose aucun problème au promeneur.
Il est par ailleurs probable que le réalisateur ait souhaité que le spectateur fasse un lien entre cette chaussure, en tant que vestige du jeune migrant qui va mourir en mer, et celles des reliques muséographiques des morts d’Auschwitz, dans la mesure où dans les deux cas, un processus semblable d’indifférence collective est à l’œuvre. C’est sans doute pour cette raison que Philippe Lioret a choisi d’interpréter lui-même le rôle de celui qui ne veut pas « voir/savoir » que cette chaussure est celle d’un migrant en danger de mort, rôle similaire à ceux qui, pendant la guerre, ne voulaient rien savoir/voir de l’extermination des Juifs. Ce caméo est évidemment utilisé à contre-emploi, puisqu’en tant que réalisateur, il recherche au contraire, au moyen de ce film, à sensibiliser ses contemporains sur le sujet, au sens réflexif et affectif du verbe, ainsi qu’à les responsabiliser, au sens éthique et politique (Fortier 2019d).
Le motif des chaussures représentant un migrant disparu est récurrent. Les vêtements et les chaussures permettent de recomposer la silhouette du défunt et peuvent même, en l’absence de corps, représenter un substitut à sa forme corporelle (Fortier 2022b), comme le montrent certains rituels funéraires[40]. C’est le cas[41] en Albanie (Pistrick 2015 : 191), où les proches du défunt reconstituent son corps à partir de ses vêtements et de ses chaussures, ainsi que son visage à partir d’une photo prise dans sa jeunesse ; ce dont témoigne cette photographie de l’artiste gallois installé à Bologne, Rhodri Jones (né en 1963)[42].
Tombes de migrants inconnus
Que faire de ces corps dont personne ne veut, ni vivants, ni morts ? En Tunisie, Chamssedine Marzouki[43], un pêcheur tunisien de Zarzis — dont les deux fils, puis l’épouse accompagnée de ses petits-enfants, ont eux-mêmes risqué leur vie en traversant la Méditerranée pour rejoindre la France — a entrepris, depuis 2010, de les inhumer sur une ancienne décharge. En 2021, plus de mille migrants ont été enterrés dans ce cimetière, si bien que, faute de place, les tombes sont empilées les unes sur les autres tous les cinq ans[44]. Ce cimetière est appelé le « cimetière des inconnus », car il comprend à une exception près des corps non identifiés. Sur chaque tombe figure un numéro correspondant à celui qui est attribué au cadavre par les médecins légistes[45].
Une seule tombe porte une date de décès avec un prénom et un pays d’origine : « 27-5-2017, Rose-Marie, Kenya ». Tilo Koto, le documentaire de Sophie Bachelier et de Valérie Malek montre le protagoniste du film, Yancouba Badji, en train de se recueillir sur la tombe de Rose-Marie avec le beau-frère de cette dernière (le frère de son mari). Comme me le confirmera une des réalisatrices[46], cette jeune institutrice nigériane est morte sur l’embarcation qui la conduisait en Italie, après avoir été violée et torturée en Libye[47], ayant été transportée jusqu’au zodiac sur le dos son beau-frère qui l’accompagnait. Et comme me l’expliquera Yancouba Badji[48], embarqué sur le même bateau que Rose-Marie, alors que certains passagers souhaitaient jeter son corps sans vie par-dessus bord, celui-ci insista pour le garder ; interceptés par la marine tunisienne, ils furent conduits à Zarzis où Chamssedine Marzouki enterra Rose-Marie.
En 2018, l’artiste algérien Rachid Koraïchi (né en 1947), installé à Paris, acheta un terrain à Zarzis pour y bâtir un cimetière pour « les damnés de la mer »[49]. Ce cimetière œcuménique nommé Jardin d’Afrique en référence au paradis musulman a été inauguré le 9 juin 2021. Chaque tombe porte la mention du type de vêtement que revêtait le naufragé, ainsi que le lieu où il a été retrouvé, le plus souvent sur une plage de Djerba face à des hôtels de luxe, comme le montrent les inscriptions funéraires : « Femme, robe noire, plage Hachani », ou encore « Homme, tricot noir, plage Hôtel des 4 Saisons »[50].
À Lesbos, c’est aussi grâce à l’initiative individuelle de Mustafa Dawa, un étudiant égyptien installé en Grèce, que les corps refoulés sur la plage ont trouvé une terre d’accueil, celle-là même qui ne les a pas accueillis de leur vivant. Le jeune homme, depuis 2015, les enterre selon le culte musulman[51] sur un terrain alloué par la mairie de Mytilène, alors qu’auparavant « les corps étaient entreposés dans un conteneur à côté de la morgue dans des positions déstructurées, nus… Personne n’en parlait, ni les politiques ni les associations »[52].
En ce qui concerne l’Italie, les migrants décédés sont éparpillés dans les cimetières municipaux du Sud, sans qu’on sache toujours précisément quel naufrage a causé leur perte, ce qui ne facilite pas leur identification (Mirto 2019). À Catane par exemple[53], les migrants sont enterrés dans un carré à l’écart, les tombes étant identifiées par des numéros attribués aux cadavres par les médecins légistes : « C’est ici que repose PM390047, dans la tombe numéro 27, avec PM390022 et PM390024 ». Jusqu’à récemment, une seule pancarte comportait un prénom, un nom, une date de naissance et de mort, ainsi qu’une provenance géographique, en l’occurrence la Syrie : « Muyasar Bashtawi. Syria 3.9.1954. Dead 30.6.2015 ».
Le premier « cimetière international des migrants » décédés en mer, tant dans les eaux européennes qu’internationales (Brightman et Grotti 2019 : 246), devrait voir le jour à Tarsia en Calabre[54], sur un lieu emblématique puisqu’il jouxte le plus grand camp de concentration italien, celui de Ferramonti di Tarsia, créé par Mussolini pendant la Seconde Guerre mondiale, camp dans lequel de nombreux Juifs avaient été faits prisonniers. Ce cimetière devrait comprendre un espace chrétien et un espace réservé aux « autres religions » sans que la religion musulmane ne soit nommée.
Péris en mer et âmes errantes
Migrants et marins partagent un même destin de mer. La situation des migrants « disparus » en Méditerranée n’est pas sans rappeler celle des marins « disparus en mer ». De même que divers membres d’une même famille, ayant entrepris de traverser ensemble la Méditerranée en quête d’une vie meilleure, peuvent y laisser leur vie, il arrive que plusieurs membres d’une même famille, travaillant en tant que pêcheurs sur le même bateau, disparaissent du jour au lendemain suite à une infortune de mer.
Les marins morts en mer étant privés de sépulture, leur âme, selon des croyances bretonnes, continue à errer — Victor Hugo parle de « cadavres errants » (Bertrand 2006 : 374) — et à planer sur la mer, sur terre et dans le ciel à la manière d’un goéland (Sébillot 1997). Croyance dont témoigne la chanson intitulée Les goélands, écrite et composé par Lucien Boyer en 1905 et interprétée par Damia :
Les marins qui meurent en mer
Et que l’on jette au gouffre amer
Comme une pierre,
Avec les chrétiens refroidis
Ne s’en vont pas au paradis
Trouver Saint Pierre !
Ils roulent d’écueil en écueil
Dans l’épouvantable cercueil
Du sac de toile.
Mais fidèle, après le trépas,
Leur âme ne s’envole pas
Dans une étoile.
Désormais vouée aux sanglots
Par ce nouveau crime des flots
Qui tant la navre,
Entre la foudre et l’océan
Elle appelle dans le néant
Le cher cadavre.
Et nul n’a pitié de son sort
Que la mouette au large essor
Qui, d’un coup d’aile,
Contre son cœur tout frémissant,
Attire et recueille en passant
L’âme fidèle.
L’âme et l’oiseau ne font plus qu’un.
Ils cherchent le corps du défunt
Loin du rivage,
Et c’est pourquoi, sous le ciel noir,
L’oiseau jette avec désespoir
Son cri sauvage.
Ne tuez pas le goéland
Qui plane sur le flot hurlant
Ou qui l’effleure,
Car c’est l’âme d’un matelot
Qui plane au-dessus d’un tombeau
Et pleure… pleure !
Comme le remarque Régis Bertrand (2006 : 377) :
Le sort de ces morts qui ne reposent pas en terre a autrefois inquiété les populations. La mer est une forme particulière de cimetière. Un récit fantastique recueilli aussi bien dans le Ponant qu’en Méditerranée met en scène un pêcheur de tel ou tel port qui par amour du lucre jette ses filets un jour de la Toussaint (ou un 2 novembre) et « n’y trouv(e) que des ossements humains » parmi lesquels, selon certaines versions, « une tête de mort dont les orbites jettent des flammes ». Le refus de respecter un interdit religieux — on ne travaille pas un jour chômé — provoque ainsi une manifestation surnaturelle qui punit son auteur. Une variante assure que le pêcheur devient fou. Le thème des morts en mer qui « reviennent » ou se manifestent était naguère particulièrement développé en Bretagne […]. Ces morts cherchent en général à obtenir le repos dans l’au-delà, qui ne leur est pas accordé […] Certains appellent tant qu’ils n’ont pas obtenu satisfaction ; les noyés dont le corps n’a pas été retrouvé errent éternellement et pleurent, surtout la nuit de la Toussaint : ils demandent l’impossible repos en terre bénite.
En Bretagne, les marins naufragés dont les âmes continuent à planer entre ciel et terre jouent un rôle d’intercession auprès des vivants, de même que les âmes des défunts décédés de « male mort », soit de mort accidentelle, à Naples (Niola 2003) ou au Mexique (Di Rosa 2003). La « male mort » ou « mauvaise mort » est liée plus généralement à toute mort accidentelle dont les Chrétiens demandaient à être épargnés dans leur prière, celle de la Litanie des saints : « D’une mort subite et imprévue, délivrez-nous, Seigneur ! » (A subitanea et improvisa morte, libera nos, Domine) (Lucas 2010 : 4). Ces morts sont condamnées à errer au purgatoire sans trouver le repos, lieu liminaire entre ciel et terre propice à l’intercession. Les âmes des naufragés pouvaient ainsi être invoquées à Naples contre les risques de naufrage (Vovelle 1996 : 254-256). Il en est de même des migrants morts en mer, tout au moins en Sicile, comme le montre le nom donné au bateau ayant fait naufrage au large des côtes siciliennes le 18 avril 2015 : « Barcone[55] degli innocenti » soit « le gros bateau des innocents », les migrants décédés en mer étant assimilés à des âmes innocentes qui, au purgatoire, jouent un rôle d’intercession auprès des vivants.
Male mort et male deuil
L’anthropologue Louis-Vincent Thomas (1995 : 143) rappelle que la pire des mauvaises morts est la mort au loin, affirmant que le corps du disparu, non identifiable introduit un non-lieu insupportable pour sa famille, aussi en contrepoint du concept de « male mort », je propose celui de « male deuil ». Disposer d’une « tombe à soi », une fois mort, est aussi essentiel que de disposer d’une « chambre à soi », de son vivant, pour reprendre l’expression de Virginia Woolf (2001, or. 1929). Cela est fondamental pour l’individu lui-même, mais aussi pour son entourage, car comment les familles privées du corps de leur proche, décédé durant son aventure migratoire, peuvent-elles organiser ses funérailles et honorer sa mémoire ? Et comment être sûr que celui-ci est bien mort ?
Dans le film de Sophie Bachelier Mbëkk mi, le souffle de l’océan (2013), le témoignage d’une femme sénégalaise issue d’un village de pêcheurs atteste de la difficulté pour certains parents d’admettre la mort de leur enfant et de procéder à ses funérailles :
On trouve plus rien dans la mer, une caisse de poissons ou deux, parfois 1,50 euros par personne. La mer ne rapporte plus rien. Les jeunes sont partis par fierté pour vivre à la sueur de leur front et pour aider leurs parents. Ton fils te demande ta bénédiction en tant que parent, en te disant avant de partir :
« Je pars pour toi, pour t’honorer et t’aider ! ». Il disparaît ! C’est terrible ! Même si nous avons la foi, c’est pénible ! Son père n’a jamais admis sa mort. Il refuse de faire des funérailles et il croit que son fils reviendra. Il ne reviendra pas ! Il est mort car ses camarades sont morts ! Résignons-nous, nous avons foi en Dieu ! Il pense qu’il est en prison ou quelque chose de ce genre. Mais moi j’ai été à Nouadhibou[56] chercher mon autre fils qui n’a pas pu partir, et là-bas on m’a montré les gris-gris et celui qui leur a fourni la pirogue. Il m’a dit que mon enfant était mort. Ses propres enfants faisaient partie des victimes. Leurs corps ont refait surface. La pirogue s’est fendue, et ils sont tous morts. Qu’est-ce que tu peux à cela ? Tu ne peux rien ! Rien ! C’est l’océan ! La volonté divine ! Beaucoup de vieux disent que leur enfant est emprisonné mais refusent de s’avouer qu’il est mort […]. Trois ans bientôt ! Comment veux-tu qu’il soit vivant ? Il y a pourtant des téléphones dans cette ville ! Si jamais il peut pas téléphoner, il peut toujours demander un téléphone à un copain, mais là rien ! La dernière fois qu’on les a vus c’était à leur départ […]. Cet enfant, je le vois encore en songe !
Dans un contexte culturel radicalement diffèrent, le poème Oceano Nox (1840) de Victor Hugo (1802-1885) rend également compte de la croyance selon laquelle les disparus en mer continuent à hanter les vivants :
Nul ne saura leur fin dans l’abîme plongée.
Chaque vague en passant d’un butin s’est chargée ;
L’une a saisi l’esquif, l’autre les matelots !
Nul ne sait votre sort, pauvres têtes perdues !
Vous roulez à travers les sombres étendues,
Heurtant de vos fronts morts des écueils inconnus.
Oh ! que de vieux parents, qui n’avaient plus qu’un rêve,
Sont morts en attendant tous les jours sur la grève
Ceux qui ne sont pas revenus !
Où sont-ils, les marins sombrés dans les nuits noires ?
O flots, que vous savez de lugubres histoires !
Flots profonds redoutés des mères à genoux !
Vous vous les racontez en montant les marées,
Et c’est ce qui vous fait ces voix désespérées
Que vous avez le soir quand vous venez vers nous !
Dans le cas du naufrage du Katër i Radës, bateau de pêche transportant des migrants d’Albanie, qui, le 28 mars 1997, a coulé suite à une collision avec un bateau militaire italien qui l’empêchait d’approcher des côtes italiennes d’Otrante. Sur les cent-vingt-et-une personnes embarquées, trente-quatre survécurent, tandis que quatre-vingt-et-une moururent, dont cinquante-sept ne furent pas retrouvées. Les corps des naufragés furent transférés en Albanie, mais même après avoir rejoint leur terre natale, ces péris en mer demeurent à jamais « tourmentés par la mer » (Brigthman, Grotti 2019 : 240), comme l’indiquent les inscriptions des pierres tombales du cimetière de Vlora recueillies par Vanessa Grotti :
Vous qui passez ici, vous voyez la tombe de notre père
Mais dans la mer il est resté et le sol ne l’altérera jamais
Dans notre cœur tu resteras pour toujours vivant et souriant
Non, nous ne t’oublierons pas, avec douleur et nostalgie nous nous souviendrons de toi
Ton épouse et tes enfants.
Face à ces disparitions tragiques, les objets du disparu ont valeur de relique. C’est ce que rappelle le protagoniste de mon film, Les marins sont de grands secrets. André, fils de pêcheur de Douarnenez (2018), dont le père, patron pêcheur, avait retrouvé sur le pont la ceinture d’un matelot tombé à l’eau sans qu’il s’en aperçoive. De même dans mon film Pierrot Guéguen, capitaine aventurier. De la rivière d’Étel à la mer de Java (2023), Pierre Guéguen, patron d’un chalutier, raconte avoir pêché dans son chalut des bouts de corps d’un marin perdu en mer identifié par sa ceinture. Il décida de tout remettre à l’eau sans rien garder, ce qui lui fut reproché par la famille du défunt, notamment par son frère et sa mère, ceux-ci ayant souhaité recueillir les restes de leur proche pour les aider à élaborer leur deuil et lui donner une sépulture.
En outre, plusieurs chansons de marins font état d’effets personnels (vêtements, objets) repêchés suite à des infortunes de mer, tandis que leur propriétaire avait disparu, par exemple dans la chanson Les marins de Groix[57] : On a retrouvé que son chapeau, / son garde pipe et son couteau./ Il vente / c’est le bruit de la mer qui nous tourmente.
Rituel de proëlla à Ouessant
Dans la religion catholique comme musulmane, on ne peut procéder à un enterrement si on ne dispose pas du corps, mais on peut toutefois organiser des funérailles en célébrant une messe dans le cas des catholiques, ou en lisant une prière spécifique dite « prière de l’absent » (ṣalât al-ghayb) pour les musulmans (Fortier 2006). Rappelons que l’inhumation des corps est absolument essentielle dans le christianisme comme en islam non seulement en tant que rituel funéraire mais aussi compte tenu de la croyance en la résurrection des corps commune à ces deux religions. Sur l’île d’Ouessant en Bretagne, suite aux nombreux naufrages liés aux forts courants (Le Fromveur…), un rite funéraire d’inhumation a été créé autour d’une petite croix de cire, nommée en breton proëlla.
Comme le relate le folkloriste Paul Sébillot (1975 : 65-66) :
Lorsqu’un marin d’Ouessant mourait en mer, on portait dans sa maison une croix à laquelle on rendait tous les honneurs funèbres que l’on eût rendus au défunt, s’il eut été là. Le lendemain, le prêtre vient comme pour chercher le corps, la croix portée en avant du cortège qui se dirige vers l’église. Un catafalque y est dressé, on jette dessus le drap qui, à la maison, était supposé recouvrir un corps, et les prières des morts sont dites comme pour un enterrement véritable.
Il existe plusieurs étymologies possibles du terme proëlla, il dériverait du terme breton bro ela (ou elez) qui signifierait « retour au pays », soit un rapatriement substitutif à travers la croix du corps de la personne. De façon moins probable, certains auteurs ont fait dériver ce terme du latin pro illa, « à la place de cette chose-là », en l’occurrence de la dépouille, ou encore du latin procella, « tempête », dans la mesure où le rituel concerne majoritairement des marins naufragés (Lucas 2010 : 2), ou enfin d’une pièce liturgique latine commençant par « Pro illa anima » (Le Braz 1982 : 279).
Dans la mesure où dans la religion catholique, un mort dont on n’a pas retrouvé le corps ne peut disposer d’une tombe, la proëlla était veillée à la place du corps du défunt et portée en procession à l’église où elle était conservée dans une urne en bois. Plus tard, le jour de la Toussaint, jour des morts dans le catholicisme, l’ensemble des petits croix étaient sorties de l’urne et portées en procession pour être déposées dans un oratoire. Ainsi, dans le cimetière de Lampaul figure un oratoire contenant les croix de cire où il est inscrit : « ICI nous déposons les croix de PROELLA en souvenir des marins morts loin du pays, dans les guerres, les maladies et les naufrages ».
Un ouessantin explique l’étymologie et la réalité de ce rituel au graveur et écrivain Jean Chièze[58] qui séjourna des années 50 à 70 sur l’île d’Ouessant (2014, or. 1964 : 142-144) :
Mon ami […] avait créé un modeste musée à Ouessant […]. Je le retrouvais à Ouessant, riche de souvenirs et de fiévreuses harmonies colorées. Je l’interrogeai sur un monument funéraire qui m’intriguait depuis longtemps. « Ici nous déposons la croix de Proella… ». À ma question, il s’indigna : « Non, ce n’est pas “Proella” qu’il faut écrire mais “Broella” et il me donna toutes les précisions sur cette cérémonie strictement ouessantine ».
« BRO, vous le savez, veut dire pays. ELLA, c’est rapatriement. C’est la cérémonie funéraire d’un marin dont le corps ne reviendra jamais sur la terre de l’île. Dès que ce décès et cette disparation ont été annoncés officiellement à la famille, l’un des parents s’en va quérir à l’église une petite croix de quelques centimètres confectionnée en matière de cierge et du diamètre d’un rat de cave, la “croix de Broella”. Jadis c’était un parent qui sculptait dans le bois une petite croix, surmontant un cœur. Autour de la croix, la veillée funèbre commence. Sur la longue table du “bout” un drap est étendu ; au centre on dépose la coiffe de la mère ou de la veuve du marin perdu ; sur la coiffe, la petite croix. Toute la nuit, parents et amis se succèdent pour égrener les chapelets. Au bout de la table, la coquille Saint-Jacques, le buis et l’eau bénite, que chaque voisin vient donner sur l’émouvant symbole. C’est seulement le lendemain que la Messe des morts sera dite à l’église devant la petite croix. Puis on la déposera dans l’urne près de l’autel de Saint Joseph. À la prochaine mission, toutes ces petites croix de l’urne rejoindront au cimetière, et un petit monument de granit, celles, nombreuses, qui y sont déjà. Sur ce caveau est gravée l’inscription suivante : “Ici nous déposons les croix de Proella (il eût failli graver Broella) en mémoire de nos marins qui meurent loin de leur pays dans les guerres, les maladies et les naufrages”. À Molène[59], il n’y a pas de croix de cire et pas de monument au cimetière ».
On remarque l’importance du dépôt de la croix de proëlla censée représentée le corps du défunt sur la coiffe de son épouse ou de sa mère, pratique qui rappelle le lien corporel étroit entre l’époux et son épouse, ainsi qu’entre le fils et sa mère, comme si celle-ci les protégeait jusque dans la mort. De plus, la croix est recouverte d’un drap blanc comme on recouvre habituellement le corps d’un linceul.
Jean Chièze (s.d. : 14) décrit ainsi le rituel de proëlla :
Lorsqu’une famille d’Ouessant reçoit l’avis officiel d’une disparition de l’un des siens marin pêcheur ou « au commerce », elle se rend à l’église où on lui remet une petit croix de cire qui recevra les honneurs funéraires au lieu et place du défunt. À la veillée funèbre la croix de broella est placée sur un carré de lingerie (ou coiffes de sa femme ou de sa mère) le tout sur la table longue ou « Bout » recouverte d’un drap blanc. Cierges allumés, petit bénitier (souvent coquille saint jacques) la veillée funèbre s’accomplit. Voisins, parents, amis viennent ainsi accomplir le devoir de la religion et du souvenir. Le lendemain, à l’église, sera portée la petite croix par le clergé qui vient faire ainsi la « levée du corps ».
On remarque qu’on parle de « levée du corps » lorsqu’il s’agit de transporter la petite croix de proëlla du domicile du défunt à l’église comme s’il s’agissait du corps du défunt même. De plus, lors de la veillée funéraire, qui durait a minima trois jours, une photographie du défunt joliment encadrée était ajoutée au-dessus de la croix comme si la photo représentait le visage du défunt et la croix le prolongement de son corps. Ceci apparaît dans le témoignage filmique du père André Mocaër daté de 1948 :
Une nouvelle description par Jean Chièze du rituel de proëlla (s.d : 44) est particulièrement intéressante anthropologiquement :
Lorsque le corps d’un Ouessantin n’a pas été retrouvé ou, pour une raison majeure, n’aurait pas été rapatrié, il est procédé à la veillée mortuaire et à l’enterrement, tout comme si la pauvre dépouille se trouvait dans la chaumière. Le corps ici est remplacé par une minuscule croix de cire déposée sur une coiffe ouessantine (kouricher), laquelle coiffe est posée en forme de croix. Une bougie allumée de chaque côté de cet émouvant dispositif, le tout reposant sur la nappe blanche de la table. Enfin, au pied de la table, une soucoupe contenant l’eau bénite et le rameau pour asperger au fur et à mesure du défilé des amis. Les parents et amis vont désormais se réunir autour de la table pour la veillée funèbre au cours de laquelle seront récitées, presque sans interruption prières et litanies. Le lendemain, le clergé vient procéder à la levée symbolique du corps que représente la croix de cire. Celle-ci est placée sur un coussin que porte solennellement le parrain, ou à défaut, un ami du disparu. Ce dernier suit immédiatement le prêtre, la cérémonie à l’église étant en tous points, conforme à celle de l’enterrement.
Dans cette description du rituel, le rôle du parrain apparaît essentiel lors de l’enterrement. Nos recherches ethnographiques à Ouessant en 2023 nous ont apprises que la figure du parrain y occupe une place très importante, sans doute en raison des nombreux naufrages qui pouvaient laisser les enfants de l’île orphelins de père, la plupart des hommes à Ouessant s’étant engagés jusque dans les années 70 dans la marine marchande (Pahun 2012) et, dans une moindre mesure, dans la marine nationale.
Ce rituel de deuil vise d’une certaine manière à « réincarner » le défunt et à réactualiser les liens qui le lient à sa mère, à son parrain, et à l’île toute entière considérée chez les Ouessantins comme une entité organique à part entière. Ainsi que l’explique Arnaud Montoux (2022 : 16) :
[…] il ne s’agit sans doute pas d’avoir dans cette croix un simple support matériel permettant la polarisation des gestes et des intentions du deuil, mais de faire revenir le défunt, d’une manière ou d’une autre, à la terre qui l’a vu naître, aux bras qui l’ont tenu sur les fonts baptismaux et à la protection du saint tutélaire de l’île.
Joseph Cuillandre (1924 : 310) qui a longuement séjourné à Ouessant, rappelle que, sans ce rituel, l’âme du marin péri en mer errerait sans repos : « Par la vertu du rite de l’enterrement fictif, le corps perdu est retrouvé ; il revient mystérieusement recevoir la sépulture dans la terre qui l’a vu naître, et l’âme qui errait en peine, entre enfin dans son éternel repos » (ibid.).
Ainsi que le remarque avec pertinence Arnaud Montoux (2022 : 15) à propos de Joseph Cuillandre :
Ayant fréquenté la population ouessantine, il nous aide à comprendre que la force des liens unissant naturellement les hommes à leur terre est ici exacerbée à l’extrême : ces liens entrecroisent inextricablement la solidarité vitale faisant une seule chair des natifs de l’île, la force unissant ce corps social aux contours géographiques du rocher battu par les flots, les forces de mort qui le menacent et l’Espérance qui le maintien dans l’existence.
Les Ouessantins appellent à cet égard leur île « leur caillou » ou « leur rocher » comme s’il s’agissait d’une terre protectrice face aux dangers des courants qui l’entourent, considérant qu’ils forment un peuple à part entière loin du « continent » et de la « France ».
Une croix corporelle
Un fossoyeur d’Ouessant, interrogé sur le rituel de proëlla par Francois-Marie Luzel (1874 : 781), rapporte qu’en 1874 la croix était déposée dans un cercueil comme s’il s’agissait du corps du défunt lui-même :
Autrefois, et il n’y a pas encore bien longtemps de cela, quand on avait connaissance de la mort d’un Ouessantin hors de l’île, on faisait une petite croix d’osier et on la portait dans la maison du défunt. Ses parents étaient ainsi avertis de sa mort. Les voisins passaient toute la nuit en prières dans la maison, et le lendemain le clergé venait prendre la croix, avec les cérémonies funèbres accoutumées, et l’on en faisait l’inhumation, après l’avoir déposé dans un cercueil, comme si c’eût été le corps du défunt lui-même. Aujourd’hui, on ne porte plus les croix dans les maisons des parents, on les dépose sur un autel de l’église réservé à cette destination, devant la statue de saint Pol, et quand il y en a un certain nombre, on les réunit dans ce monument [celui du cimetière] et tous les habitants de l’île assistent à la cérémonie.
Comme le montre ce témoignage, la croix de proëlla a tout d’abord été confectionnée par les Ouessantins en osier et non en bois, comme certains auteurs le mentionnent. En l’occurrence, on ne trouve pas de bois à Ouessant compte tenu de l’absence d’arbre, mais il existe des oseraies dans les zones humides de l’île. L’osier, qui était principalement utilisé pour fabriquer des paniers ou des casiers de pêche, servait également à confectionner des croix de proëlla.
Il semble que le rite de la croix de proëlla créé à l’origine par les habitants d’Ouessant ait été récupéré par l’Église qui a dès lors remplacé l’osier par la cire. Ainsi que l’explique Jean Chièze (s.d. : 15) :
Les croix de broella primitives (taillées en bois par les parents du défunt) étaient enterrées directement dans le cimetière, sous le petit tertre à la place auquel s’élève actuellement le monument de granit. Le bois fut remplacé par de la cire vierge. Les croix sont confectionnées par le sacristain (qui la portera à la maison du défunt disparu en disant « broella a lo hizio » (il y a broella aujourd’hui).
Rappelons que la cire est utilisée dans le christianisme pour fabriquer des bougies censées représenter le défunt pour lequel on prie, cette matière étant implicitement considérée comme un substitut de la chair de la personne. La proximité de la cire avec la chair se retrouve dans un de ses usages médicaux : la cire permettait de mouler des fragments du corps afin de représenter les maladies de peau, moulages observables au musée des « cires pathologiques » de l’hôpital Saint Louis à Paris.
Le romancier André Savignon qui fréquenta Ouessant au début du siècle décrit dans les Filles de la pluie (1912) le rituel de proëlla en spécifiant qu’à cette époque la croix était déposée dans un coffre aux pieds de la statue de saint Joseph à l’église de Lampaul, avant que toutes les croix soient vidées dans une fosse à l’occasion d’une procession collective :
Ce sont, expliqua Barba, de petites croix de cire, larges comme la main, et qui symbolisent les restes mortels de ceux que la mer a pris, sans vouloir rendre leurs cadavres. Quand arrive la nouvelle de la mort d’un Ouessantin, une proella est censée revenir au pays, en place de l’absent. Elle est reçue dans la maison du défunt et couchée sur une table. Autour d’elle, parents et amis passent la nuit en prières. Le lendemain, s’accomplit un simulacre de funérailles. On célèbre à l’église l’office des morts. Mais, au lieu d’aller ensuite au cimetière, on dépose la proella aux pieds de la statue de saint Joseph, voisine de l’autel des défunts, dans un coffre spécial qui est toujours trop vite empli. Lors de certaines fêtes de l’église, à l’occasion d’un jubilé ou d’une mission, a lieu une procession à laquelle assistent tous les habitants, et l’on vide le coffre aux proellas dans une fosse que couronne un petit édifice, haut d’un mètre cinquante, le seul du cimetière, et qui porte cette inscription : Hélas. Le lendemain le prêtre vient donc au domicile du défunt pour accomplir la « levée du corps » en l’occurrence de la croix, comme si la croix représentant le corps du défunt tout entier.
En, 1924, Joseph Cuillandre (1924 : 309) témoigne qu’une cérémonie inhumant plusieurs croix, en l’occurrence 113, eut lieu en 1923, soit quinze ans après le premier décès :
Désormais, c’est à l’occasion d’une mission que le transfert des croix de cire se fait de l’église à l’édicule du cimetière. Or du 6 au 25 novembre 1923 une mission s’est donnée à Ouessant. Quinze années s’étaient écoulées depuis la précédente mission, et dans le reliquaire de l’église on compta 113 croix de cire : 113 disparitions en mer, 113 broellas célébrées en 15 ans.
Un article de presse d’Ouest France de 1964 dans la rubrique « Régionales », intitulé « M. Guégen, curé-doyen de l’île a présidé l’émouvante cérémonie décennale des proellas »[60] rapporte que le rituel de proëlla était réalisé 3, 6 ou 9 jours après l’annonce du naufrage, délai visant à s’assurer que le corps du naufragé ne soit pas ramené à terre par les courants marins, car dans ce cas la pratique de la proëlla devenait caduque :
Quand un Ouessantin a péri en mer, la famille, dès qu’elle en est avertie, se doit de procéder à la cérémonie du proella. Si le naufrage a eu lieu auprès de l’île, il convient d’attendre 3, 6 ou 9 jours pour s’assurer que le flot ne ramènera pas le cadavre au rivage. Au bout de ce temps, soit que le courant ne « porte » pas ou que la tempête ait bouleversé les fonds. Il est rare que la mer rende sa proie. Alors les membres de la famille du défunt, son parrain s’il est présent se rend à l’église paroissiale. Là, on lui remet une petite croix de cire blanche — signe du chrétien, symbole du défunt — durant laquelle vont se dérouler les rites de la cérémonie. À la maison du disparu, sur un table recouverte d’un linge blanc, la petite croix repose sur une coiffe repliée. Quoi de plus touchant : cette coiffe de mère ou d’épouse va servir de linceul à ce fils, à cet époux, dont le corps roule en mer, balloté par les flots. Deux cierges allumés encadrent la croix. Devant elle, une assiette avec un rameau de buis qui trempe dans l’eau bénite. Le soir venu, la veillée funèbre commence. Autour de la table se tient la famille du défunt. Les femmes ont revêtu l’ample mante de deuil dont le capuchon leur recouvre presque entièrement le visage. Des amis, des voisins sont venus, et aussi des « sœurs ». Non pas des religieuses, mais 3 ou 4 pieuses personnes de l’île que la coutume appelle ainsi à Ouessant, et qui vont prier auprès des morts, suivant un rite traditionnel. La « Sœur » commence la veillée par une lecture en breton. En breton aussi elle récitera le chapelet pour l’âme du défunt d’abord, pour tous les défunts de la famille ensuite, car pendant toute la nuit se succèdent lectures et chapelets auxquels répondent tous les assistants. Entre les prières, de longs moments de silence, un sanglot qui secoue soudain une forme noire, privée de la consolation déchirante de contempler un cher visage immobile. Son cœur s’étreint d’angoisse en regardant la petite croix de cire, éclairée par la lumière jaune des cierges et l’éclat aigu des phares, qui, à intervalles réguliers, perce les volets. Des assistants se lèvent, aspergent la croix d’eau bénite et sortent silencieusement, aussitôt remplacés par d’autres arrivants, car toutes les familles de l’île viendront prendre part au « proella » : hommage au disparu, témoignage de sympathie à ceux qui le pleurent, fidèle esprit de foi qui sait que la prière est la meilleure forme du regret, enfin cette pensée qui fait naître au cœur des îliens la dure et fréquente leçon de la mer : lui aujourd’hui, toi peut-être demain. Le lendemain, précédé de la croix, le clergé viendra comme pour la levée du corps. Le parrain porte respectueusement la petite croix de cire reposant toujours sur la coiffe qui lui sert de linceul. Derrière lui, les parents, les amis. Le funèbre cortège se rend lentement à l’église. On glisse la petite croix sur le catafalque et le service d’enterrement est célébré. À la fin de l’office, le prêtre va déposer la croix de cire dans un coffret de bois situé sur l’autel des trépassés dans le transept. La cérémonie est achevée. Tous les dix ans, les croix contenues dans le coffret sont, à l’occasion d’une mission comme celle qui vient de se dérouler à Ouessant, solennellement portées dans le reliquaire de granit construit au début de 1808 au milieu du cimetière.
C’est précisément parce que la mer avait ramené sur le rivage un corps donc la famille avait fait proëlla, que l’Église décida de mettre fin à ce rituel. En effet, celui-ci aurait subsisté jusque dans les années soixante (Cabantous 1990 : 332-333) en l’occurrence jusqu’en 1962 (Lucas 2010 : 15), après qu’un abbé, et non plus un marin, mourut noyé alors qu’il tentait de sauver un enfant (Perron 1997 : 22) :
En 1958 l’abbé Michel Stephan originaire de l’île mourut noyé à Penmarch dans le Finistère sud en tentant de sauver un enfant. À Ouessant « on fit proella pour lui », et une petite croix de cire fut déposée à l’église, en attendant d’être transférée dans le mausolée du cimetière. Mais trois semaines plus tard, le « vrai corps », rejeté par la mer fut retrouvé sur le rivage. Son rapatriement dans l’île sema la confusion et le doute dans l’esprit de la population. Le recteur d’alors, imprégné des idées de modernisation de l’Église, trouva dans cet événement un argument supplémentaire pour supprimer le vieux rite.
Remarquons que quoique le rituel funéraire de proëlla commémore nommément les individus décédés, l’urne à proëlla ne comporte aucune inscription retraçant l’identité des personnes inhumées[61].
L’innommable : des morts sans noms
Les migrants sont le plus souvent enterrés dans des tombes anonymes. N’est-ce pas le summum de l’indifférence de mourir sans que son identité ne soit reconnue ? Question que les migrants se posent quand il s’agit de savoir s’ils doivent ne plus avoir sur eux leur papier d’identité, pour s’inventer une histoire correspondant aux critères du « bon réfugié », qui leur permettra de demander l’asile au cas où la traversée réussirait. Comme le montre l’anthropologue et psychologue Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky (2018 : 60, 96-100), les migrants sont bien souvent contraints d’opérer un « travestissement » de leur identité, associé à un processus de perte[62], pour entrer dans l’habit du « bon réfugié ».
C’est le choix d’un des protagonistes du film du réalisateur sénégalais Moussa Touré, intitulé La Pirogue (2011), qui met en scène une trentaine de migrants à bord d’une pirogue sénégalaise baptisée Goor Fitt, « Qui n’a peur de rien » en wolof. Entassés à bord, les migrants restent attachés à leurs rêves : devenir footballeur, musicien, gagner de l’argent ou se faire poser une prothèse de jambe. La caméra, placée au plus près des personnages, parvient à faire sentir l’angoisse qui monte à l’arrivée d’un orage, ou le désespoir qui surgit quand le moteur de la pirogue finit par rendre l’âme. Sur le bateau, un des protagonistes décide de brûler sa carte d’identité, tandis qu’un autre fait le choix de la garder précieusement au cas où s’il mourrait, sa famille puisse rapatrier son corps et organiser ses funérailles (Aggoun 2006 ; Lestage 2012, 2019).
Parmi les migrants, beaucoup proviennent de pays musulmans ou chrétiens. Or, en islam comme dans le christianisme, la vie après la mort d’un individu, en l’occurrence son entrée au paradis, en enfer, ou au purgatoire, dépend étroitement de la manière dont il a mené sa vie terrestre (Fortier 2005). Par conséquent, dans le cas des péris en mer, le processus d’identification des corps (Tapella, Mirto et Last 2016)[63] constitue un enjeu fondamental, non seulement pour la famille (Kobelinsky 2017), mais aussi pour l’individu lui-même. Les migrants dont les corps ne sont pas identifiés sont morts deux fois, puisque c’est non seulement leur vie ici-bas qui leur est confisquée, mais celle dans l’au-delà, vie qui est tout aussi importante que la première pour de nombreux migrants, qu’ils soient musulmans ou chrétiens.
Nombreuses sont les stèles sur les côtes bretonnes rendant hommage aux marins péris en mer, sur lesquelles figurent le plus souvent leurs noms, leurs dates de naissance et de mort, ainsi que, parfois, le nom du bateau. C’est le cas « du mur des disparus » du cimetière de Ploubazlanec des Côtes-d’Armor qui, bien que réaménagé aujourd’hui, provient originellement de la dévotion populaire des familles de péris en mer qui y apposaient des panneaux de bois appelés « Mémoires », parce qu’ils commençaient tous par la formule « à la mémoire de ».
De même, un peu plus loin, à Pors-Even, dans la chapelle de Perros-Hamon surnommée la « chapelle des naufragés » par Pierre Loti dans Pêcheurs d’Islande (1973, or. 1893), on peut lire le nom du naufragé ainsi que celui de son bateau, comme s’ils étaient indissociables : « En mémoire de GAOS, JEAN-LOUIS, / âge de 24 ans, matelot à bord de la Marguerite, / disparu en Islande, le 3 août 1877, / Qu’il repose en paix ! ».
On compte à ce jour très peu de stèles dédiées aux migrants, comparées au nombre de stèles dédiées aux marins péris en mer. En outre, à la différence des stèles dédiées aux marins, celles des migrants ne portent pas de noms. Il existe d’une part celle de Lampedusa conçue en 2008 par l’artiste italien Mimmo Paladino (né en 1948), significativement intitulée Porte de Lampedusa. Porte d’Europe (Porta di Lampedusa. Porta d’Europa), qui forme une arche donnant sur l’Afrique, rappelant que la mer Méditerranée constitue une frontière naturelle entre le continent africain et européen. De loin, cette sculpture monumentale peut jouer le rôle d’amer ou de repère pour les migrants qui se dirigent en bateau vers l’Europe. De près, cette sculpture est constituée de différents objets en céramique : tasses, chapeaux et chaussures de couleur sable, rappelant des objets échoués sur une plage ayant appartenu à des migrants (Horsti 2016a et 2016b). Dans cette œuvre, les migrants sont encore une fois représentés par leurs effets personnels.
D’autre part, la deuxième stèle dédiée aux migrants est celle de Catane, érigée à la suite du « naufrage du 18 avril 2015 », étrangement intitulée L’espérance des Naufragés, représentant un homme marchant sur la mer, personnage qui rappelle la figure du Christ.
Comme le constate amèrement la capitaine Carola Rackete (2020 : 32) :
Combien de naufrages n’y-a-t-il eu en Méditerranée centrale au large de la Libye au cours des dernières années ? Personne ne le sait. Les chiffres que nous avons ne comptabilisent généralement que le nombre de corps repêchés en mer ou rejetés sur le rivage en Libye ou en Tunisie. Le chiffre noir, le chiffre de ceux qui sombrent à jamais, que l’on ne retrouve ni flottants à la dérive ni échoués sur une côte, celui-là est plusieurs fois supérieur.
Restituer leurs noms aux migrants constitue un défi fondamental. C’est l’enjeu du film de Dagmawi Yimer, lui-même migrant[64]. Son film est intitulé Asmat–Names in Memory of all the Victims of the Sea (2014) ou « Les noms en hommage à toutes les victimes de la mer ». Comme l’indique le titre, bien que ce film soit un hommage à tous les migrants péris en mer, le réalisateur s’est là encore inspiré d’un naufrage particulier, celui du 3 octobre 2013, dans lequel de nombreux Éthiopiens et Érythréens ont trouvé la mort. Ce film redonne à ces migrants disparus en mer une corporalité par leur profération incantatoire et par le surgissement visuel de leurs prénoms en écriture amharique. Plus généralement, tout film peut avoir un caractère résurrectionnel et thanatographique (Fortier 2019d), le terme même de « film » ou de « pellicule » renvoyant lui-même à la notion de peau.
Des objets corporels transitionnels
Un film telle une photo ou une peinture — pensons aux magnifiques portraits de Fayoum des momies égyptiennes de l’époque romaine — ou encore la croix en cire de la proëlla d’Ouessant participent de ce que j’appelle des « objets corporels » en tant qu’ils viennent représenter au sens visuel mais aussi physique le corps de la personne, de même que tout vêtement, chaussure, ceinture, ou bijou ayant appartenu au défunt et ayant été en contact avec son corps peut constituer un substitut à sa forme corporelle, ou même son nom lorsque proféré, écrit, gravé ou tatoué, il vient « r-appeler » la personne à l’existence.
Les objets corporels en tant qu’ils se substituent au corps de la personne peuvent agir comme des objets transitionnels au sens de Winnicott (2006) dans la mesure où ils peuvent aider à élaborer le deuil de ceux qui « sans corps » de leur proche se retrouvent d’une certaine manière « sans mort ». Disposer d’une « tombe à soi » est essentiel à la fois pour ses proches et pour le défunt lui-même afin d’assurer sa survie après sa mort, « sur-vie » pensée dans de nombreuses religions, dont l’islam et le catholicisme, comme éminemment corporelle (Fortier 2005, 2006).
[1] Et en cette fin d’année 2021 on compte plus de mille personnes, cf. « Migrants-une année 2021 meurtrière. 1200 personnes disparues en Méditerranée », France 24, https://www.youtube.com/watch?v=7Flzp9Y59ow.
[2] https://familylinks.icrc.org/europe/fr/Pages/Home.aspx.
[3] Leurs noms sont connus car ils ont été publiés par le procureur de Catane, bien que ces informations ne soient pas toujours exactes compte tenu des falsifications possibles par les personnes migrantes afin d’avoir une chance d’obtenir le statut de refugié comme le montre le film.
[4] Au sujet du sentiment de culpabilité des survivants en contexte migratoire, voir notamment Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky (2018 : 75-77).
[5] Les migrants à bord, pour beaucoup musulmans, ont, avant de mourir, invoqué Dieu en disant « Allah akbar ! ».
[6] Au sujet du travail d’identifications des corps en Grèce, voir la vidéo du CICR, Migrants décédés : donner un nom aux corps retrouvés, 25 mai 2016, https://www.icrc.org/fr/document/migrants-decedes-donner-nom-corps-retrouves.
[7] « Au nom de tous les morts », Amnesty International, 11 juin 2018, https://www.amnesty.fr/refugies-et-migrants/actualites/au-nom-de-tous-les-morts.
[8] Professeure à l’université de Milan et directrice du laboratoire médico-légal LABANOF.
[9] « La légiste et les corps sans nom », par Taina Tervonen, Les Jours, 14 janvier 2018, https://lesjours.fr/obsessions/migrants/ep2-disparus/.
[10] C’est ce que fait José Pablo Baraybar, en charge des morts en Méditerranée pour le CICR au Guidimaka, comme le montre le film Numéro 389.
[11] Il est également nommé « pacte de Marrakech » dans la mesure où il a été signé dans cette ville.
[12] « Gazelle », le poignant texte de rap retrouvé parmi les corps de migrants, Le Monde, 28 août 2015, https://www.lemonde.fr/europe/article/2015/08/28/gazelle-le-poignant-texte-de-rap-retrouve-parmi-les-corps-de-migrants_4739379_3214.html.
[13] Voir également le très bon dossier documentaire réalisé par Arte à partir d’extraits du film : « Numéro 387 : Disparu en Méditerranée », Infos clés, ARTE, 12 octobre 2020, https://www.youtube.com/watch?v=c9Qy5dIZJuI.
[14] On ne sait pas si celle-ci aura finalement eu connaissance de cette lettre d’amour. On pense également au film de fiction Welcome de Philippe Lioret (2009), qui traite de l’histoire d’un jeune migrant kurde d’Iraq arrivé à Calais, Bilâl (interprété par Firat Ayverdi), qui se noie en tentant de rejoindre l’Angleterre, où habite Mina dont il est amoureux. Celle-ci sera avertie de sa mort et de sa tentative ratée de la rejoindre grâce à Simon (interprété par Vincent Lindon), maître-nageur et ami de Bilâl. Rappelons qu’à l’instar de la Méditerranée, la Manche est devenue meurtrière, surtout depuis 2021 où le nombre de naufrages a triplé.
[15] Une campagne de mobilisation intitulée Un nom pour chacun/Numbers into Names a accompagné la sortie du film afin de pouvoir retrouver l’identité des naufragés, cf. « Numéro 387 – un film, une campagne pour redonner un nom aux disparus de la Méditerranée », par Lucile Marbeau, CICR, 10 mars 2020, https://blogs.icrc.org/hdtse/2020/03/10/le-film-387-redonner-un-nom-aux-disparus-de-la-mediterranee/.
[16] L’ensemble de ces photos sont visibles dans son livre (Hirzel 2021) ainsi que sur son site https://maxhirzel.photoshelter.com/index/G00004NTbJ8ILraE.
[17] Il s’agit de contacts dans le pays où ils souhaitent se rendre, le plus souvent d’un parent ou d’une connaissance qui y est déjà installé et qui pourra les aider une fois arrivés.
[18] Cécile Debarge, « Se souvenir des naufragés de Lampedusa ». Divergence, 2016, pp. 38-41, https://www.google.com/search?q=c%C3%A9cile+debarge+naufrag%C3%A9s&client=Zrefox-b-d&ei=ARtDXaCBPI34U_z1kNgN&start=10&sa=N&ved=0ahUKEwjgheyWk-LjAhUN_BQKHfw6BNsQ8tMDCJEB&biw=724&bih=433.
[19] Les documents d’identité et les noms peuvent être falsifiés pour correspondre à la nationalité du « bon réfugié », dont la demande d’asile a plus de chance d’être acceptée par les pays europé
[20] Le site de l’ONG est https://cipimigrantesdesaparecidos.org/france/.
[21] L’identification est par la suite confirmée par un profil biométrique ou par un examen ADN, cf. « “On a dérivé huit jours en mer” : dans le sud de l’Espagne, ces Algériens qui risquent leur vie pour l’Europe » par Nejma Brahim, Mediapart, 19 janvier 2022, https://www.mediapart.fr/journal/international/190122/derive-huit-jours-en-mer-dans-le-sud-de-l-espagne-ces-algeriens-qui-risquent-leur-vie-pour-l-europe.
[22] ibid.
[23] L’œuvre de l’artiste algérien Zineddine Bessaï (né en 1985) intitulée H-Out : le guide de la migration (2010), où le « H » est l’initiale du terme arabe harraga désignant les jeunes Maghrébins qui « brûlent » les frontières de l’Europe dont ils sont exclus : H-Out. Ce titre fait par ailleurs référence phonétiquement au « poisson » (hût prononcé « hout » en arabe) dévorant ceux qui périssent en mer, ainsi que l’indique une des expressions de cette jeunesse, selon laquelle : « Il vaut mieux être mangé par un poisson que par un vers » (yakûlni al-hût wa ma yakûlnich ad-dûd) (Salzbrunn, Souiah et Mastrangelo 2015 : 45, Salzbrunn, Mastrangelo et Souiah 2018 : 203). Cette œuvre acquise par le Musée public national d’art moderne et contemporain d’Alger a été présentée à la Maison des Métallos à Paris en février 2012 et au MUCEM à Marseille en juin 2013.
[24] Dans le documentaire Mbëkk mi, le souffle de l’océan (2013) de Sophie Bachelier, une femme sénégalaise témoigne que dans son village trois frères ont péri sur la même pirogue.
[25] « Les fils disparus du Guidimaka », CICR, 22 août 2018, https://www.icrc.org/fr/document/les-fils-disparus-du-guidimakha-mauritanie.
[26] Dans le documentaire Mbëkk mi, le souffle de l’océan, des femmes affirment avoir vendu ce qu’elles avaient de plus précieux, leurs bijoux, pour financer le départ de leur fils.
[27] Sur ce même réseau social, certains jeunes postent des vidéos de leur traversée (Salzbrunn, Mastrangelo et Souiah 2018 : 200). Cela est vrai lorsque ces jeunes partent de Tunisie ou encore de Mauritanie, mais non de Libye où en général les migrants n’ont plus de téléphone portable, celui-ci leur ayant été racketté.
[28] Entretien avec Yancouba Badji le 29 janvier 2022 à Paris.
[29] ibid.
[30] Yancouba Badji a exposé à la galerie Talmart à Paris du 23 décembre 2021 au 30 janvier 2022.
[31] Ou des « aventuriers » selon le terme utilisé en Afrique de l’ouest (Fortier 2019b).
[32] Voir aussi sa déclaration dans « Yancouba Badji : “Si j’avais su ce qu’il se passait en Libye, jamais je n’aurais quitté mon pays” », TV5 Monde, 5 novembre 2019, https://www.youtube.com/watch?v=FMRZTNh10NM.
[33] Marie-Caroline Saglio-Yatzimirksky (2018 : 72) parle à cet égard « d’amitié d’exil ».
[34] Entretien avec Yancouba Badji le 29 janvier 2022 à Paris.
[35] Certains ont effectivement bu de l’eau de mer, or celle-ci au lieu d’hydrater accroît la déshydratation.
[36] Entretien avec Sophie Bachelier le 8 janvier 2022 à Paris.
[37] Entretien avec Yancouba Badji le 29 janvier 2022 à Paris.
[38] Une femme et ses trois enfants de 4, 6 et 7 ans y ont notamment péri.
[39] Garbage artist de Zarzis, Mohsen Lihidheb, vidéo My Tunisie, https://www.youtube.com/watch?v=rttsYj_aj7E.
[40] Il s’agit ici d’un rituel de lamentation funéraire où les hommes montrent leur douleur en se frappant la poitrine et les femmes en pleurant.
[41] Ou encore en Guinée qui connaît le rituel de la « valise du mort » où une valise comprenant les effets du défunt et notamment ses vêtements est transmise à ses proches afin qu’il ait une « bonne mort » (Saraiva et Mapril 2012 : 60).
[42] Je remercie Eckehardt Pistrick qui a publié cette photo dans son livre (2015) de m’avoir mis en contact avec son auteur.
[43] « Vidéo : le combat d’un homme en Tunisie pour enterrer dignement les migrant morts en mer », https://www.infomigrants.net/fr/post/13071/video-le-combat-d-un-homme-en-tunisie-pour-enterrer-dignement-les-migrants-morts-en-mer.
[44] « Tunisie : Jardin d’Afrique, un cimetière-jardin pour les migrants, “damnés de la mer” », Franceinfo : Afrique, 9 juin 2021, https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/societe-africaine/tunisie-jardin-d-afrique-un-cimetiere-jardin-pour-les-migrants-damnes-de-la-mer_4656895.html.
[45] De même, dans le cimetière pour migrants de Tajoura en Libye, les tombes ne portent pas de noms mais des numéros, « Inhumation de 46 migrants morts dans un naufrage au large de Khoms », AFP, 28 juillet 2019, Libye, http://www.lefigaro.fr/flash-actu/libye-inhumation-de-46-migrants-morts-dans-un-naufrage-au-large-de-khoms-20190728.
[46] Entretien réalisé avec Sophie Bachelier le 6 janvier 2022 à Paris.
[47] Au sujet des violences subies par les femmes migrantes traversant la Méditerranée, voir notamment Camille Schmoll (2020).
[48] Entretien réalisé avec Yancouba Badji le 7 janvier 2022 à Paris.
[49] « “Tous les rêves finissent ici” : en Tunisie, un jardin-cimetière pour les migrants morts en mer », par Laetitia Fernandez, Le Monde, 14 juin 2021, https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/06/14/tous-les-reves-finissent-ici-en-tunisie-un-jardin-cimetiere-pour-les-migrants-morts-en-mer_6084012_3212.html.
[50] ibid.
[51] « Meet Moustafa Dawa, the gravedigger of Lesbos », 19 octobre 2018, https://www.facebook.com/ThisIsZinc/videos/549788418555162/.
[52] « Au nom de tous les morts », par Élisa Perrigueur, Amnesty International, 11 juin 2018, https://www.amnesty.fr/refugies-et-migrants/actualites/au-nom-de-tous-les-morts.
[53] Pour une étude comparée de plusieurs cimetières en Italie et notamment en Sicile, voir Giorgia Mirto (2019 : 71-74).
[54] « En Italie, un cimetière sera réservé aux migrants », Lysanera, http://www.lysanera.com/blog/en-italie-un-cimetiere-sera-etre-reserve-aux-migrants.html.
[55] Le suffixe « -one » en italien indique l’idée d’augmentation ou d’accroissement.
[56] Ville mauritanienne à partir de laquelle de nombreux migrants africains traversent l’Océan atlantique pour rejoindre les Canaries espagnoles, à ce sujet voir Armelle Choplin et Jérôme Lombard (2007).
[57] Elle est anonyme comme la plupart des chansons de marin.
[58] Je remercie Christian Challe d’Ouessant d’avoir attiré mon attention sur cet auteur.
[59] Molène est l’île la plus proche de Ouessant et sa rivale.
[60] Je remercie Paul Boloré d’Ouessant d’avoir mis à ma disposition cet article de presse.
[61] Seuls figurent les noms des bateaux et le nombre de marins sauvés ainsi que la date du sauvetage sur les murs de la station de sauvetage de la Société Nationale de Sauvetage en Mer.
[62] Voir aussi à ce sujet Élise Pestre (2015).
[63] Voir aussi « Missing Migrants : The Management of Dead Bodies in Sicily », project Mediterranean Missing. Understanding the Needs of families and the Obligations of States, Italy Summary Report, September 2016, www.mediterraneanmissing.eu.
[64] Dagmawi Yimer a découvert le cinéma en Italie ; il est le protagoniste du documentaire qu’il a réalisé avec Andrea Segre, Come un uomo sulla terra (Comme un homme sur la terre) (2008, 1h 08), où il raconte son parcours migratoire de l’Éthiopie jusqu’à Lampedusa, avant de devenir réalisateur de ses propres films.