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Rêves traumatiques et cultures : la place des figures culturelles du traumatique

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Dossier : Traumas et cultures

Charles DI

Assia ZERROUK

Julie BAILLY

Julie Bailly est psychiatre exerçant en cabinet libéral à Nantes, ancienne assistante spécialiste de l'Assistance Publique des Hôpitaux de Paris.

Thierry BAUBET

Thierry BAUBET est professeur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’université Paris 13, chercheur à l’INSERM U1178, chef du service de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent, psychiatrie générale et addictologie spécialisée, Hôpital Avicenne, 125 route de Stalingrad, 93009 Bobigny Cedex.

Marie Rose MORO

Marie Rose Moro est pédopsychiatre, professeure de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, cheffe de service de la Maison de Solenn – Maison des Adolescents, CESP, Inserm U1178, Université de Paris, APHP, Hôpital Cochin, directrice scientifique de la revue L’autre.

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Pour citer cet article :

Di C, Khiar Zerrouk A, Bailly J, Baubet T, Moro MR. Rêves traumatiques et cultures : la place des figures culturelles du traumatique. L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2022, volume 23, n°3, pp. 261-272


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Rêves traumatiques et cultures : la place des figures culturelles du traumatique

Cet article cherche à montrer ce que le rêve traumatique doit à la culture. Il s’appuie sur l’analyse psychanalytique et anthropologique de trois rêves traumatiques rapportés par un patient migrant dans une consultation transculturelle. Nous savons que le trauma est influencé par la culture et cherchons à montrer que les rêves traumatiques le sont aussi. C’est ce que nous nommons figures culturelles du rêve traumatique. Ces dernières offrent de nouvelles perspectives à l’interprétation des rêves traumatiques des patients migrants.

Mots clés : anthropologie, culture d’origine, interprétation des rêves, migrant, psychanalyse, transculturel, traumatisme psychique.

Traumatic dreams and culture: the place of cultural figures in trauma

This article seeks to show what traumatic dreams owe to culture. It is based on the psychoanalytical and anthropological analysis of three traumatic dreams reported by a migrant patient in a transcultural consultation. We know that trauma is influenced by culture, and here we seek to demonstrate how traumatic dreams are also influenced by culture. This is what we refer to as the cultural figures of traumatic dreams. They offer new perspectives on the interpretation of migrant patients’ traumatic dreams.

Keywords: anthropology, culture of origin, dream interpretation, migrant, psychic trauma, psychoanalysis, transcultural.

Sueños y culturas traumáticas: el lugar de las figuras culturales del trauma

Este artículo busca mostrar lo que el sueño traumático le debe a la cultura. Se basa en el análisis psicoanalítico y antropológico de tres sueños traumáticos relatados por una paciente migrante en una consulta transcultural. Sabemos que el trauma está influenciado por la cultura y buscamos mostrar que los sueños traumáticos también lo están. Es lo que llamamos figuras culturales del sueño traumático. Estos últimos ofrecen nuevas perspectivas para la interpretación de los sueños traumáticos de pacientes migrantes. 

Palabras claves: antropología, cultura de orígen, interpretación de los sueños, migrante, psicoanálisis, transcultural, trauma psíquico.

Les rêves traumatiques définis dans le DSM-V-TR (APA, 2022) sont des rêves pénibles récurrents dans lesquels le contenu et l’affect du rêve sont liés aux événements traumatiques vécus. Ils font partie des signes cliniques des états de stress post-traumatiques et correspondent à une forme de reviviscence traumatique (Barrois, 1998). La psychanalyse a déterminé la nature et les fonctions du rêve (Freud, 1900, 1920). Leur interprétation, acte important dans la clinique psychanalytique des syndromes traumatiques (Chahraoui, 2014 ; Lebigot, 2021), repose sur des processus psychiques considérés comme universels. Or l’anthropologie nous apprend que la signification des rêves varie d’une culture à une autre. Dès lors surgit cette question qui nous habite face aux patients de culture différente de la nôtre : « Est-il légitime d’interpréter en termes psychanalytiques un rêve codé par une culture qui lui accorde éventuellement un tout autre statut » ? (Perrin, 2004, p. 76). En outre, quelle serait la pertinence d’une interprétation qui n’intègrerait pas les éléments culturels codants du rêve traumatique ?

Cet article cherche à montrer comment le contenu du rêve traumatique est intimement lié à la culture du rêveur (Moro & Sturm, 2012 ; Godard, 2003). Il souligne l’importance en pratique clinique d’être à l’écoute des représentations culturelles qu’expriment ces récits de rêve, par-delà les processus psychodynamiques.

Les rêves traumatiques en psychiatrie et en psychanalyse

Dans la nosographie psychiatrique, les rêves traumatiques font partie des symptômes d’intrusion « associés au(x) événement(s) traumatique(s), commençant après que le(s) événement(s) traumatique(s) se soit produit » (APA, 2013, p. 271). Ce sont des « […] rêves pénibles récurrents dans lesquels le contenu et/ou l’affect du rêve sont liés au(x) événement(s) traumatique(s) » (ibid.).

En psychanalyse, Freud articule le rêve autour de quatre notions : contenu manifeste et contenu latent, travail du rêve et interprétation du rêve. Le travail du rêve transforme les pensées latentes de rêve en contenu de rêve manifeste. Dans cette élaboration sont à l’œuvre quatre processus : la condensation, le déplacement, la figuration et l’élaboration secondaire (1900, pp. 319-559). Le rêve dont on se souvient au réveil est le résultat de la transformation d’un sens profond par le travail du rêve. Ce sens est ce que vise l’interprétation, qui « consiste à conduire du rêve manifeste aux pensées latentes du rêve » (Freud, 1933, p. 27). Ces pensées sont composées de matériaux hétérogènes : des souvenirs infantiles, des restes diurnes, des pensées de la veille, des rejetons de l’inconscient, des éléments de la vie du rêveur et même des données insignifiantes (1933, p. 33 sq.). Pour Freud, le rêve est « un accomplissement de souhait » (1900, pp. 157-168). Mais les rêves traumatiques ne semblent pas directement œuvrer au service de cette tâche.

Le rêve traumatique : une exception à la conception de Freud

Le caractère pénible des rêves traumatiques est peu compatible avec la théorie freudienne du rêve comme accomplissement de souhait. « Si les rêves de la névrose d’accident ramènent si régulièrement les malades à la situation de l’accident, ils ne sont assurément pas là au service de l’accomplissement des désirs » (Freud, 1920, p. 81). Pour Freud, le fait que ces rêves se répètent montre qu’ils sont au service d’une autre tâche préalable, intervenant avant que la domination du principe de plaisir ne puisse commencer.  Ces rêves sont une tentative de maîtrise rétroactive de l’excitation, sous présence d’angoisse. Cette angoisse qui aurait fait défaut au moment du trauma et serait un des facteurs de la névrose traumatique. « Ce serait donc ici le moment de convenir d’une exception à la proposition : le rêve est un accomplissement de désir » (ibid., p. 82).

Pour comprendre ces rêves, Freud introduit la notion de compulsion de répétition. Ces rêves auraient une fonction située « au-delà du principe du plaisir ». Une fois la tendance à l’accomplissement de désir réalisée, Freud admet qu’on peut toujours rencontrer des rêves qui, assurant la liaison psychique de l’impression traumatique, obéissent à la compulsion de répétition, dont la raison prépondérante est « la fixation au traumatisme ». On retrouve un prolongement de ces thèses de Freud chez Ferenczi.

Le rêve traumatique chez Ferenczi     

Selon Ferenczi, Freud retient comme unique fonction du rêve la transformation des matériaux du rêve (comme les restes diurnes déplaisants, qui perturbent le sommeil) en accomplissement de désir. Pour Ferenczi en revanche « le retour des restes diurnes représente par lui-même une des fonctions du rêve » (Ferenczi, 1931, p. 37). Il pense que les restes diurnes et par extension les restes de la vie « sont en fait des symptômes de répétitions des traumatismes » (ibid.). Il conçoit la tendance à la répétition dans les névroses traumatiques comme moyen de « conduire le traumatisme à une résolution si possible définitive, meilleure que cela n’avait été possible au cours de l’événement originaire commotionnant » (id., pp. 37-38).

Ferenczi énonce donc une nouvelle définition complète de la fonction du rêve. Pour lui, au lieu de dire : « Le rêve est un accomplissement de désir » : « tout rêve, même le plus déplaisant, est une tentative d’amener des événements traumatiques à une résolution et à une maîtrise psychique meilleures, au sens, pourrait-on dire de l’esprit d’escalier, ce qui, dans la plupart des rêves, est facilité par la prédominance du principe de plaisir » (id., p. 38).

Le rêve traumatique chez Freud et Ferenczi

Avec Ferenczi sont donc révisés la fonction du rêve d’angoisse, celle du rêve traumatique ainsi que le statut des restes diurnes dans la pensée du rêve.

Freud distinguait le rêve d’angoisse et le rêve traumatique par leurs fonctions et par les mécanismes psychiques en œuvre. Le rêve d’angoisse est un rêve à contenu sexuel dont la libido a été transformée en angoisse. Le rêve traumatique résulte de la fixation au traumatisme et œuvrerait au-delà du principe du plaisir, ce qui en fait une exception à la théorie du rêve comme réalisation de souhait. Ferenczi réunit les deux types de rêves. Pour lui : « Les rêves d’angoisse et les cauchemars sont des accomplissements de désir imparfaitement ou à peine réussis » (1932, p. 38). Dans ce processus, il souligne un travail de déplacement partiellement accompli. 

Chez Freud, les restes diurnes (aux côtés des souvenirs infantiles, des pensées de la veille, des rejetons de l’inconscient, des éléments de la vie du rêveur et même des données insignifiantes) sont soumis au travail d’élaboration du rêve. On remonte à ces restes par l’interprétation.  Chez Ferenczi, « les restes de la journée et de la vie sont des impressions psychiques tendant à la répétition, non résolues et non maîtrisées, inconscientes et n’ayant peut-être jamais été conscientes, qui surgissent dans les conditions du sommeil et du rêve plutôt qu’à l’état de veille, et exploitent à leur fins la capacité d’accomplissement de désir du rêve » (1932, pp. 38-39).

D’après lui, la tendance à la répétition traumatique est plus prononcée dans l’état de sommeil qui est un état d’inconscience. Cet état est favorable à la domination du principe de plaisir qui ouvre la fonction d’accomplissement de souhait du rêve, mais aussi au retour d’impressions sensibles traumatiques, non résolues, qui aspirent à la résolution. C’est la fonction traumatolytique du rêve (Cabré, 2013). Ce n’est donc pas l’œuvre de la pulsion de mort dont doute Ferenczi, qui signe le retour de ces contenus douloureux. Ce retour nécessite une conceptualisation différente du rêve traumatique, guidée par la pulsion de vie (Avello, 2013).

Ces impressions traumatiques ne reviennent pas telles quelles. Elles doivent être falsifiées ou même embellies si nécessaire. « Donc, à la condition d’une falsification optimiste, le traumatisme sera admis à la conscience » (1932, p. 42). Cette élaboration se fait grâce au « clivage narcissique », au sens freudien du terme, où une partie clivée du moi évalue l’étendue du dommage, et les facteurs angoissants endogènes, pour ne laisser accéder à la perception que ce qui est supportable dans la forme et le contenu du rêve. Dans ce même travail de falsification, Ferenczi souligne le mécanisme de projection résultant du clivage narcissique en œuvre dans le déplacement des émotions éprouvées sur d’autres personnes du rêve.

En plus des rêves qui font revivre le traumatisme par des scènes ou des affects afférents, Ferenczi met en perspective des rêves qui répètent les expériences traumatiques de la vie sur un mode émotionnel et sans contenu représentatif et des rêves qui, du fait de la falsification ne s’apparenteront à l’événement traumatique qu’au décours d’une interprétation. Cette position de Ferenczi aide à penser le cauchemar et le rêve traumatique en distinguant la charge émotionnelle et le contenu représentatif. Ce faisant, elle va au-delà de l’idée freudienne de compulsion de répétition.

Ces théories de Freud et Ferenczi, et les développements ultérieurs (Barrois, 1998 ; Crocq, 2006 ; Lebigot, 2021), élucident les aspects des rêves traumatiques congruents à leur théorie et à leur culture occidentale. D’autres cultures nous apportent d’autres théories.

Les rêves et leur structuration culturelle chez Devereux

Devereux montre que le « travail du rêve » est influencé en amont par la culture et par la subjectivité mais aussi en aval par ce qu’on attend du rêve culturellement et subjectivement. Ainsi « une personne qui, plus ou moins consciemment, croit avoir une maladie produira tôt ou tard le type de rêve qui, dans sa culture, est habituellement relié à ce type de maladie. […] Ce sont des rêves auto-diagnostiques et les produits d’une autoscopie en rêve. » (Devereux, 1977, p. 330). Le discours du rêve n’existe pas en dehors d’un cadre de représentations culturelles. La clinique transculturelle le montre. « L’écologie individuelle s’articule à l’écologie collective de la communauté, à ses rites et traditions, à son mode de vie, son système de représentations, de valeurs, et à sa spiritualité. Un événement s’avère alors être traumatique pour un individu en fonction du sens donné à cette expérience de vie, appréciée au travers du prisme de codes culturels qu’il a intégrés et qui font partie de sa vie subjective. » (Houllé et al., 2017, p. 121).

Méthode et matériel

La méthode consiste à faire une analyse de contenu du verbatim des consultations de psychothérapie transculturelle d’un patient, souffrant d’un état de stress post-traumatique caractérisé, relevant d’une prise en charge psychiatrique et psychothérapique transculturelle. Trois rêves ont été retenus en raison de la similitude des affects qu’ils ont provoqués chez le patient et du sens qu’il leur attribuait de lui-même.  Le contenu de ces rêves est analysé par la méthode dite complémentariste au sens de Devereux (1972), c’est-à-dire d’un point de vue psychanalytique et d’un point vue anthropologique. L’analyse psychanalytique met en évidence l’universalité des processus intrapsychiques en jeu alors que l’analyse anthropologique s’intéresse à la spécificité des contenus culturels.

L’histoire clinique du patient

Lari du Congo, Fabrice est un homme âgé d’une trentaine d’années adressé à la consultation transculturelle par son psychiatre. Il est le troisième enfant d’une fratrie de huit, marquée par deux décès. Atteint de paludisme à l’âge de dix-huit ans, il reçoit une injection intramusculaire à la fesse gauche, à la suite de laquelle apparaît une déformation de son pied en varus équin par lésion du nerf sciatique. Cinq ans plus tard, il reçoit un éclat d’obus sur ce même pied, ce qui le conduit à subir une intervention chirurgicale à Brazzaville. Des douleurs s’installent à la suite et la déformation de son pied s’aggrave.

Il arrive en France à vingt-trois ans comme demandeur d’asile. Deux ans plus tard, adressé en consultation d’orthopédie, il est hospitalisé et à nouveau opéré. Il relate avoir vécu ces moments dans la frayeur et la solitude. Un épisode dépressif se développe après cette seconde chirurgie.  La symptomatologie assez franche comporte asthénie, troubles du sommeil, anorexie, amaigrissement, perte de l’élan vital, anhédonie, idéation suicidaire fluctuante. Il présente également des troubles dissociatifs à type de déréalisation, de sentiment d’étrangeté et d’amnésie lacunaire. Auparavant, dans son enfance et adolescence, il était sujet à des crises d’angoisses nocturnes pendant lesquelles il hurlait.

Dans sa quête de soins et de sens, Fabrice a consulté beaucoup de guérisseurs et de voyants qui lui ont dit qu’il était « menacé » et lui ont prédit une dépression à venir. Il a aussi fréquenté beaucoup d’églises dites de réveil. Suite à ses plaintes, son psychiatre l’a mis sous anxiolytique et antidépresseur et l’a orienté vers la consultation transculturelle.

Rêves traumatiques et angoisses de mort

Pendant quelque temps l’angoisse s’est bien améliorée. Mais Fabrice rapporte un épisode violent d’angoisse surgi suite à un rêve où il se trouve avec des amis, il s’éloigne pour uriner, et là il se fait attaquer. Dans les consultations suivantes, il évoque régulièrement des crises d’angoisse nocturnes à la suite de rêves effrayants, dans lesquels il a le sentiment d’une présence à ses côtés, lorsqu’il ressent un battement cardiaque. Fabrice redoute la nuit, par peur de faire ces rêves. Nous avons retenu les trois rêves suivants :

  1. Ma sœur me parle à travers une vitre en me disant qu’elle me met sur une liste et le rêve se coupe.
  2. Mon oncle, le petit frère de ma mère était décédé. Il me tend la main, me dit bonjour, me demande si j’étais à l’hôpital et me dit que je sens bizarre. Ensuite, je me sens faiblir, ma sœur arrive et me dit qu’il faut aller prier. Puis deux autres personnes me disent que je ne dois pas aller chez ma sœur.
  3. Je descends dans un bar en plein air et je rencontre un ami et sa femme. En descendant, je vois des vagues alors je remonte et là il y a plein de chats noirs.

Ces rêves peuvent être interprétés chacun isolément ou être lus comme des éléments constitutifs d’un ensemble à partir d’une approche anthropologique et psychanalytique.

Résultats

L’interprétation psychanalytique et ses limites

D’abord invité à partager ses premières impressions globales du rêve, Fabrice évoque toujours être pris d’une intense angoisse de mort. À chaque fois qu’il fait ce type de rêve, pris de panique, il fait une crise d’angoisse et ne peut plus se rendormir. Lorsqu’on porte attention aux divers éléments du rêve on en décrypte davantage le sens. D’un point de vue psychanalytique, en dehors de l’angoisse, le premier rêve ne laisse rien émerger qui nous permette d’inférer des liens ou du sens, tant du point de vue fantasmatique qu’affectif. Avec le contenu manifeste, nous avons simplement une conversation entre un frère et une sœur. Le souvenir de la tonalité de l’échange n’est pas associé à un affect précis (ni menaçant, ni sécurisant, ni gratifiant) ; le lieu est marqué par une séparation matérielle ; et le thème est l’introduction du frère par la sœur dans une liste. Mais une liste de quoi ?  Le seul affect est l’angoisse. À ce stade l’analyse psychanalytique ne peut élucider le sens latent de l’angoisse associée à ce rêve, mais tout son sens apparaîtra en introduisant les représentations culturelles et en l’articulant avec les deux autres rêves.

L’interprétation culturelle et la symbolique des rêves traumatiques

Dans certaines cultures où la sorcellerie est un paramètre ontologique (Evans-Pritchard, 1935, 1937), d’une part inscrire le nom de quelqu’un dans une liste de nature non explicitée a la valeur symbolique d’une liste des personnes destinées à mourir, d’autre part les morts ne sont pas morts, ils passent désormais dans le monde invisible différent de celui des vivants. Interrogé à faire des associations sur tout ce qui lui arrive, Fabrice répète : « Je suis victime de la sorcellerie de ma famille. Ma sœur veut me tuer ».

On peut alors faire l’hypothèse que la séparation par la vitre, dans le rêve, symbolise la séparation des mondes, celui des vivants qui représente le monde du jour et du naturel et celui des sorciers et des morts qui représente le monde de la nuit et du surnaturel. La liste sur laquelle la sœur veut inscrire Fabrice symbolise une liste de ceux qu’elle destine à la mort. Cette liste se distingue de celle de l’expression « prochain sur la liste », même s’il s’agit de celui qui va mourir. Ici, la mort surviendrait logiquement soit après celle des parents, soit parce qu’on est le plus âgé.  La symbolique culturelle du rêve délivre ainsi tout son sens : Fabrice est envahi par la crainte de mourir par une attaque de sorcellerie de sa sœur. Ce qui était recherché comme latent, implicite sur le plan psychique est ici explicite sur le plan culturel. « Il incombe donc à l’analyste de ne pas négliger la signification culturelle supplémentaire des actes symboliques qui lui sont présentés ». (Devereux, 1977, p. 349).

Le deuxième rêve génère aussi une impression globale d’angoisse et peut être divisé en deux parties. Dans la première partie qui comporte la communication avec l’oncle, on a trois éléments saillants : une rencontre, une communication portant sur un lieu (l’hôpital) et une énigme olfactive. D’un point de vue psychanalytique, que peut signifier chacun de ces éléments ? L’hôpital n’est pas un lieu anodin. C’est là où l’on se soigne, mais c’est également un lieu où l’on meurt. Les deux premiers éléments du rêve, l’oncle décédé et
l’hôpital, entretiennent déjà un rapport explicite avec la mort. Ils comportent aussi un fond d’ambivalence : censés protéger la vie, l’oncle et l’hôpital sont aussi liés à la mort. Il reste l’énigme olfactive. Avec l’angoisse dominante on pourrait inférer un rapprochement à la mort. Une telle analyse psychanalytique est pertinente, mais partielle. On ne sait pas encore qui ici est désigné pour la mort. S’agit-il d’un proche, un frère ou une sœur, ou le patient lui-même ? On ne sait pas non plus par quoi ni comment celle-ci arriverait. Cette piste ouverte par l’analyse psychanalytique va être rigoureusement éclairée par une démarche complémentariste, grâce à la prise en compte des représentations culturelles du patient et de la deuxième partie du rêve.

Contenants processuels et contenus représentatifs culturels

Invité à dire ce à quoi lui fait penser son rêve, Fabrice répond : «  C’est comme si mon oncle qui est déjà au pays des morts voit que les sorciers m’ont déjà tué  ». En effet, dans la deuxième partie du rêve, Fabrice se sent mourir, sa sœur arrive et lui propose une parade, mais des inconnus lui déconseillent de la suivre. Dans la thématique du contenu manifeste, on retrouve la mort, une volonté d’y échapper et un refus de la proposition de la sœur. Dans le rêve, cette opposition est portée par des inconnus. Or dans la vie réelle, il est fortement recommandé de s’éloigner de celui qui est suspecté de vous attaquer en sorcellerie. Cette séquence relève à la fois des processus psychiques (de déplacement à des inconnus) et des contenus culturels (de s’éloigner de la sœur). Ici, comme on peut le voir, l’analyse du rêve s’appuie sur les processus primaires, qui sont universels, les complexifie avec les représentations culturelles du patient, pour donner davantage de sens au rêve.

Ces éléments peuvent être interprétés comme une ambivalence à l’égard de la sœur associée à une angoisse de mort. Culturellement, il devient pertinent de soutenir que « l’odeur bizarre » dont parle l’oncle mort est une odeur de mort portée par Fabrice.  Sur le plan anthropologique, chez les peuples d’Afrique équatoriale, lorsque l’on commence à sentir qu’une personne vivante a une odeur de mort, c’est qu’elle appartient déjà en partie au monde des morts. Il est important de noter ici que le sens de l’élément du rêve qu’est l’ « odeur bizarre » est implicite, latent sur le plan psychodynamique mais explicite sur le plan culturel. La clinique avec les patients de culture étrangère comporte le risque de confondre les deux niveaux.

Dans le troisième rêve, l’impression d’ensemble est aussi une angoisse globale, comme dans tout ce que Fabrice nomme cauchemars. Il commence par faire une rencontre agréable dans un bar et finit coincé entre des vagues et des chats noirs. Que peuvent bien signifier ces vagues et ces chats ? Les vagues peuvent être interprétées comme une source de mort par quelque chose de naturel, alors que les chats noirs peuvent représenter la menace de mort par la sorcellerie. Ce à quoi Fabrice réagit en disant : « Je suis coincé entre la mort et la sorcellerie ». En effet, dans certaines cultures les chats noirs sont associés à la sorcellerie meurtrière (Laburth Tolra, 1985). Ce rêve n’a cependant pas encore livré tout son discours. Il vient dire la congruence entre le fait qu’on peut très bien être attaqué par la sorcellerie, mais la mort adviendra par des choses tout à fait naturelles. Ce rêve est paradigmatique des liens et modalités d’interaction entre le monde visible et le monde invisible.

Ainsi Fabrice risque la mort par un accident ou une maladie ou autre chose de naturel, comme tout le monde. Seulement cette mort est scellée pour lui à partir du monde invisible. Cette dialectique où le monde surnaturel utilise des causes logiques pour produire l’infortune, aiguille le clinicien sur l’attention à porter sur les éléments factuels de la mort à considérer comme données téléguidées à partir du monde invisible. C’est à ce point d’articulation que se retrouvent la technique et l’efficience thérapeutique de la psychothérapie transculturelle. Ici aussi les représentations culturelles viennent compléter et complexifier l’interprétation de ces rêves traumatiques tout en ouvrant des pistes thérapeutiques.

Double lecture obligatoire des rêves en clinique transculturelle

L’approche transculturelle de l’analyse des rêves traumatiques est complexe. L’analyse efficiente des trois rêves a nécessité de tenir systématiquement compte des processus psychiques et des représentations culturelles. C’est la double lecture de base obligatoire et non fusionnante de la psychanalyse et de l’anthropologie (Devereux, 1972, 1977). Cela conforte l’intérêt d’une analyse et d’une interprétation des rêves, notamment des rêves traumatiques, sensibles aux représentations culturelles.

En effet, la récurrence du thème de la mort du point de vue culturel vient tapisser la trame de la vie psychique. Elle peut être interprétée comme l’envahissement de tout l’espace psychique par une forte angoisse de mort. Cette dernière est associée à l’ambivalence (Freud, Abraham, Klein) à l’égard de la sœur. Angoisse de mort et ambivalence toutes deux infiltrées des représentations culturelles. « Ce processus est facilité aussi par le fait que nombre de rêves diagnostiques « classiques » ont effectivement trait aux craintes fondamentales, aux désirs refoulés et aux angoisses. » (Devereux, 1977, p. 330).

Il apparaît alors clairement que chez ces patients, les processus psychiques universels sont à analyser avec les contenus culturels (symboliques, fantasmatiques, imaginaires et réels). Faute de quoi, le discours du rêve traumatique resterait, pour une part non négligeable, inaudible. Et l’interprétation à des fins thérapeutiques se priverait de tout le potentiel thérapeutique des représentations culturelles du patient.

Patent et latent du rêve traumatique et culture

Une autre subtilité à prendre en compte dans l’interprétation des rêves traumatiques des patients de culture non occidentale est la manière dont la culture pourvoit au sens du rêve. Elle vient parfois intervertir les places du patent et du latent. Ainsi, dans le premier rêve, la sœur inscrit le nom de son frère dans une liste. Dans une famille marquée par des décès successifs « sans cause logique », cette séquence du rêve est simple à interpréter sur le plan du matériel culturel, car ce contenu manifeste est explicitement un acte d’attaque létale en sorcellerie. La représentation culturelle vient expliciter le sens du rêve. Ce faisant elle désigne aussi les modalités thérapeutiques à mettre en œuvre.

Dans le second rêve, l’oncle mort tend la main à Fabrice et lui dit qu’il a une odeur de mort. Dans les cultures bantoues il est admis qu’à l’approche de la mort, les membres de la famille déjà morts viennent chercher le mourant. Ici aussi, le sens de cette séquence du rêve est suffisamment manifeste sur le plan culturel pour ne pas aller chercher un sens latent. Dans la seconde partie du rêve, alors qu’il se sent faiblir, sa sœur l’invite à aller prier. Prier est généralement un acte protecteur contre les attaques sorcières. Mais d’autres personnes viennent l’en dissuader. Le tradipraticien efficace en ces circonstances est généralement aussi un étranger.

Quant au troisième rêve, le sens de la séquence manifeste n’est pas non plus à chercher du côté du contenu latent car il est manifeste du point de vue de la culture. Les chats noirs ne sont pas juste évocateurs du malheur, comme dans beaucoup de croyances. Ils sont, avec les chiens, les chèvres et autres animaux domestiques, réputés avoir le don de voir et de participer aux sabbats des sorciers. Ici, ils sont culturellement la métamorphose de la sœur. Point besoin d’une interprétation en-deçà ou au-delà du contenu manifeste.

La double lecture transculturelle et la lecture combinatoire d’ensemble

Au regard de ce qui précède, il apparaît heuristique et cliniquement efficace de décoder les trois rêves à partir des contenants processuels intrapsychiques et des contenus représentatifs culturels. Il a fallu aussi lire ces rêves traumatiques comme une combinatoire, dans une logique d’ensemble, comme se lisent les mythes avec Lévi-Strauss (1958).  En effet, les trois rêves génèrent tous de fortes angoisses de mort par attaque sorcière de la part de la sœur. Dans le premier, la sœur inscrit Fabrice sur une liste des morts, dans le deuxième elle veut le distraire pour aller l’achever sous prétexte qu’elle l’invite à aller se protéger par la prière, et dans le troisième elle apparaît métamorphosée en chat.

Cette double lecture et cette lecture d’ensemble « dé-voile » le travail du rêve, le sens des pensées et des affects du patient. Elle montre aussi ce que le rêve traumatique doit à la culture et révèle par ce fait même un des aspects que la thérapie doit cibler.

Discussion

Si les rêves traumatiques sont un aspect essentiel du trauma (Hartmann, 1998), alors l’étude de leurs composantes culturelles améliore la compréhension de la nature du trauma et la prise en charge.  Ces cauchemars sont un élément clé du réticulum qui unit les événements traumatiques, les conceptions de la personne, les idées sur le surnaturel, les relations sociales, l’expérience personnelle et le corps (Hinton, 2009). Nous pourrons l’appeler réticulum trauma-culture.

Notre travail poursuit ainsi la voie tracée par Freud, pour qui le rêve est la voie royale qui conduit à la connaissance de l’inconscient psychique. Il complexifie cette idée avec l’apport de la phénoménologie de Husserl (1859-1938), pour souligner la composante culturelle du rêve traumatique. En effet, tout comme la conscience est toujours conscience de quelque chose (Husserl, 1929), l’inconscient (contenant) est toujours inconscient de quelque chose (contenu). Les processus de l’inconscient ne sont saisissables qu’à travers les contenus dont une part considérable est culturelle. L’élaboration secondaire qui permet le souvenir du rêve et son récit est en partie modelée par la culture. Selon Pierre (2001), l’élaboration préconsciente s’appuie nécessairement sur la vision du monde que le rêveur a reçu de son groupe culturel. « Le rêve est ainsi au cœur de ce qui se noue entre le sujet et sa culture » (Pierre, 2015, p. 23). Le rêve est aussi la voie royale qui conduit à la reconnaissance des contenus culturels dans l’inconscient. Celui-ci comporterait aussi son fond de refoulés culturels (Di, 2011, 2013).

Il importe de ne pas se méprendre entre ce qui relève des invariants processuels et ce qui relève des particularités culturelles, tout comme entre ce qui est idiosyncrasique et ce qui est culturel. Cela aide à éviter de faire ce que nous appelons une « confusion catégorielle » en prenant pour patent ce qui est latent ou l’inverse. Il importe aussi de ne pas interpréter superficiellement un élément important du rêve en n’explorant pas suffisamment sa signification culturelle. D’un point de vue psychodynamique on se méprendrait sur le plan dynamique, économique et même topique.

Symbolisation culturelle du trauma dans les rêves

La symbolique culturelle que l’on retrouve dans les rêves après leur analyse montre bien qu’ils sont infiltrés et nourris par les représentations culturelles. « Le rêve nous apparaît ainsi comme un lieu privilégié – non pas de « création » du sens, mais bien – d’adhésion au sens (qui est donné par la culture) » (Pierre, 2005, p. 234). Une lecture anthropologique éclairerait alors les interprétations psychanalytiques pour montrer que Fabrice fait des rêves paradigmatiques du trauma. Il est dans un bar avec des amis, il descend et voit des vagues remonter. Lorsqu’il veut remonter, il se trouve face à beaucoup de chats noirs. L’interprétation pertinente de ce rêve qui comporte des angoisses de mort a une dimension culturelle. La pensée du rêve, accessible par la technique psychanalytique, est culturelle. Comme le souligne Pierre, « l’étiologie traditionnelle et le « symbolisme culturel » ne seraient qu’un contenant, tandis que le « contenu » (= les motifs inconscients), propre à l’économie psychique de la rêveuse (et de personne d’autre), ne serait accessible que par la méthode des associations libres. » (Ibid., p. 60-61).

La scène onirique de Fabrice est une situation de mort certaine, d’où l’angoisse de mort massive. C’est effectivement ce qu’on éprouve lorsqu’on est ensorcelé. On accède ainsi aux pensées du rêve, l’angoisse de mort que le travail du rêve déguise en un contenu manifeste. L’élaboration secondaire (processus psychique) déguise l’angoisse de mort (contenus) en images culturelles, qu’il faut apprendre à décrypter. On se trouve alors à l’interface du culturel et du psychique. « En définitive, le concept d’élaboration secondaire permet ni plus ni moins de penser clairement, à partir du rêve, l’articulation psychisme-culture. » (Pierre, 2005, p. 236). Le rêve, pourrait-on dire en paraphrasant Freud (1900), est ici la voie royale qui mène à la connaissance des liens entre la psyché et la culture.

Rêves et logiques culturelles du sens de la maladie

Comme on peut le constater, ce que ces rêves symbolisent n’est rien d’autre qu’un fond d’horreur partagé culturellement, de façon plus ou moins consciente, plus ou moins pensée. Ce fond d’horreur incarné chez Fabrice par la figure de la sorcellerie est ancré en lui depuis le plus jeune âge. En effet, « les enfants sont renseignés de bonne heure sur la sorcellerie, et j’ai compris en parlant à des garçonnets et des fillettes, qui parfois n’avaient pas plus de dix ans, qu’ils redoutent ce qu’en disent les grandes personnes » (Evans-Pritchard, 1937, p. 64).  La représentation culturelle de fond est que le malheur, la maladie, la mort et les souffrances sont l’œuvre de la sorcellerie.  « Tout mal peut être en définitive considéré comme l’émergence ici-bas d’une intention humaine malveillante qui a pris corps dans le monde invisible. La préoccupation pratique quotidienne va donc être de dépister et de repousser ce genre d’attaque, cause de tous les maux. » (Laburthe-Tolra, 1985, p. 59)

On se trouve dans une vision du monde où tout événement ou conjonction d’événements malheureux particuliers sont l’œuvre de la volonté maléfique dont la plus haute, la plus redoutable et la plus courante modalité d’expression est la sorcellerie (Di, 2019). « Pour tout dire, si un échec ou une infortune quelconque s’abat sur n’importe qui, n’importe quand, par rapport à n’importe laquelle des multiples activités de sa vie, ce ne peut être dû qu’à la sorcellerie ». (Evans-Pritchard, 1937, p. 97). C’est alors à partir de la représentation culturelle de la sorcellerie et de son univers qu’on appréhende le trauma que ces rêves symbolisent.  Il en serait tout autant des rêves d’angoisse ou autre.

Neurosciences, rêves et psychanalyse

La compréhension des rêves et des rêves traumatiques ne se réduit pas à leurs déterminants psychiques et culturels. Il existe des déterminants physiologiques et biologiques. La neurobiologie nous renseigne sur ce qui se passe dans le cerveau, quelles zones du cerveau sont actives (Valli, Hoss, & Gongloff, 2019). La neurochimie explore quels neurotransmetteurs et neuromodulateurs sont impliqués dans la création de l’expérience du rêve et comment divers agents chimiques peuvent influer sur le rêve.

Le dialogue enfin possible entre les neurosciences et la psychanalyse (Golse, 2012) est du goût du jour (Joulain, 2013). Les premières études sur le sommeil REM (Aserinsky & Kleitman, 1955 ; Dement et Kleitman, 1957a, 1957b) et sur le sommeil paradoxal (Jouvet, 1961), ont d’abord remis en question les thèses psychanalytiques, notamment sur le lien fondamental du rêve avec les pulsions sources de motivations et sur la fonction des rêves en tant que gardien du sommeil.

Cependant, les données neuroscientifiques actuelles corroborent la thèse freudienne selon laquelle « les rêves sont des phénomènes motivés par nos désirs ». En effet, comme le démontre Solms (2019), le mécanisme (dopaminergique) qui génère l’activité de rêve est le « système de commandement » appétitif (c’est-à-dire libidinal) du cerveau (Panksepp, 1985, 1998). Ainsi, les principales positions de Freud sur les causes et la fonction des rêves s’accordent avec les connaissances neuroscientifiques actuelles. Celles-ci sont également compatibles avec la conception de Freud sur l’endroit et la façon dont le processus du rêve est initié (c’est-à-dire par un stimulus d’éveil qui active les systèmes émotionnels et les motivations) et sur l’endroit et la façon dont il se termine (comme par une pensée abstraite dans les systèmes de mémoire qui est rétroprojetée sous la forme d’images concrètes dans les systèmes perceptifs) (Solms, 2019).

Pour ce qui est des rêves post-traumatiques, ces cauchemars répétitifs qui échouent dans leur fonction de métabolisation et liquidation d’un traumatisme, Palombo (1976) fait l’hypothèse que ce serait en raison d’une trop grande précision du souvenir traumatique lui-même.

Dans « le rêve et le cycle de la mémoire » il a montré comment peuvent se concilier autour du rêve des perspectives cognitives, neurobiologiques et métapsychologiques (Palombo, 1976).

Conclusion

Le rêve traumatique apparaît doublement déterminé par la culture : directement par l’effet de la culture sur le rêve et indirectement à travers le trauma qui lui-même est infiltré de culture (Baubet & Moro, 2000 ; Houllé et al., 2017). C’est ce que nous appelons figures culturelles du rêve traumatique ou figures culturelles du traumatique dans les rêves, auxquelles nous invitons le clinicien à être attentif. Cette attention nécessite une humilité transculturelle qui fait place aux visions du monde différentes de la nôtre. Cette modestie clinique astreint le clinicien à toujours appréhender ses logiques d’interprétation des rêves comme des émanations de son cadre de référence théorique, culturel, social et historique. Ce faisant il admet et se présentifie à lui-même l’existence d’autres cadres de référence à prendre en compte.

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