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ED Distribution Source D.G.

La vérité sort de la bouche des fous

Réflexions à propos du film « Ce qu’il reste de la folie » de Joris Lachaise

Claire MESTREClaire Mestre est psychiatre, psychothérapeute, anthropologue, responsable de la consultation transculturelle du CHU de Bordeaux, Présidente d’Ethnotopies, co-rédactrice en chef de la revue L’autre.

Mestre C. Quête identitaire et consensus thérapeutique, Analyse anthropologique de parcours de soin en milieu urbain (Tamatave, Madagascar). Champ psychosomatique 1997; 11/12: 81-94.

Mestre C. Thérèse, une psychothérapeute intrépide dans la poussière de NDjaména. L’autre, Cliniques, Cultures et Sociétés 2013; 13: 362-365.

Zempleni A. La dimension thérapeutique du culte des rabs. Ndöp, tuuru et samp, rites de possession chez les Lebou et les Wolof. Psychopathologie africaine; 1996; II (3): 295-439.

Mestre C. La vérité sort de la bouche des fous. Réflexions à propos du film « Ce qu’il reste de la folie » de Joris Lachaise. L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2017, volume 18, n°2, pp. 236-239

Notre vie est un fardeau pour l’historien :
« Chaque fois que je les fais disparaître, ils ressurgissent de l’absence… »

Mahmoud Darwich

 

La scène se passe à Ndjaména. Je regarde le film « Ce qu’il reste de la folie » de Joris Lachaise avec une équipe soignante auprès de laquelle je travaille régulièrement1. Elle soigne des personnes alcooliques et toxicomanes dans une capitale où il n’existe pas de service de psychiatrie, pas comme à Thiaroye à Dakar, où se déroule le film, qui a l’ambition de restituer de qui reste de l’expérience de Henri Collomb2. Cette expérience innovante de la psychiatrie coloniale ne leur est pas connue, sauf pour l’un d’entre eux, qui a fait ces études d’infirmier psychiatrique à l’université de Fann à Dakar.

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Pour ma part, je vois le film pour la seconde fois. Il m’avait été donné de le commenter pour un festival en Gironde. J’avais été très gênée par certains enchaînements mais aussi par la réaction du public qui affichait une espèce de fascination mêlé de dégoût, mais comment pouvait-il en être autrement ? Je trouvais le point de vue anthropologique faible avec cependant une esthétique remarquable. J’avais connu et enquêté sur un service de psychiatrie à Madagascar, et je connaissais ce contexte de « pluralisme thérapeutique » (Mestre 1997) bien nécessaire par ailleurs, face à une psychiatrie très pauvre.

Mon œil s’exerça différemment lors de cette deuxième diffusion, et je fus attentive à la réaction de mes collègues. Dans « Ce qu’il reste de la folie » l’ombre de l’occident est bien présente, en arrière-plan, dans les mots des malades et des médecins. Le film, qui se déroule en grande partie dans le service de Thiaroye, actuel service de psychiatrie publique, fait se succéder des scènes assez disparates. Certaines se déroulent à l’intérieur de l’institution avec ses longs couloirs vides, des corps errants et rampants, des mots rompus, d’autres à l’extérieur avec des pratiques alternatives à la contention de la cellule et de la chimie : dans une cour où git une tête de mouton offert au coutelas, dans une ronde de femmes dansant ou en transe, sous les mains fermes des exorcistes ; il alterne des paroles de malades et de médecins, des paroles de soignants. La caméra cadre les visages sur des fonds surexposés et donc très lumineux, rendant les mimiques et les traits humains dans une proximité touchante. Il s’agit bien de la caméra héritée de Jean Rouch, proche de l’autre, dont l’auteur se réclame. Cet enchaînement donne l’impression d’un kaléidoscope qui reflète sans doute la prolifération des propositions de soins et de saluts, mais qui paraît bien éloigné des quêtes et des histoires longuement douloureuses des personnes souffrantes. La caméra s’attarde sur les supplications des personnes derrière les barreaux, sur le visage déformé par la douleur des personnes en prise avec un exorciste, sur le visage concentré du médecin, et sur ce personnage énigmatique que nous avons nommé « le vieux sage », avec sa pipe, ses gestes lents un peu absurdes et parfois réconfortants dans un décor artistique et extravagant : il évolue dans une cour abritant un arbre grandiose d’où pendent des objets hétéroclites et des rebus. Cela évoque pour un collègue tchadien les installations que font les fous dans les branches des arbres sous lesquelles ils s’abritent, les arbres revêtant une symbolique ambiguë. Certaines paroles de jeunes patients sont des morceaux philosophiques à eux seuls, c’est l’une des grandes réussites du film.

Mes amis tchadiens ont bien aimé le film, certaines scènes les ont fait rire et d’autres les ont horrifiés. Ce qui était pour eux d’abord frappant, c’était l’absence d’évocation de prise en charge au long cours par l’accompagnement et la psychothérapie comme cette équipe tentait de les mettre en place à Ndjaména. La pratique de l’exorcisme musulman ou chrétien, le sacrifice animal, la fréquentation ainsi des lieux « traditionnels » ne les ont pas étonnés, elles font partie de l’offre de soins d’une bonne partie de l’Afrique. Ils ne furent pas étonnés non plus par le maniement de la potion « Haldol, Largactil, Nozinan » : elle fait aussi partie du paysage psychiatrique africain.

Où sont les grands malades agités à NDjaména et qui n’ont pas la « chance » d’aller dans un service de psychiatrie ? Ils sont enchaînés chez eux, à l’abri des regards, cette contention violente est connue mais cachée. La veille nous avions eu une consultation avec un homme musulman dépendant du Tramadol3 dont le père, omnipotent et autoritaire, avait menacé son fils « fou », qui avait des « crises », « tombait », et s’était marginalisé, de l’enchaîner s’il continuait comme cela. Un autre homme habitué du centre, Adjar, sevré d’alcool et se définissant comme « alcoolique abstinent » m’avait longuement raconté ses années de souffrance, de délire, de visions des esprits : il avait été maintenu chez lui par des chaînes pendant une dizaine d’années, où seules les prières de son grand-père pouvaient éloigner ses visions, sa « maman » pour sa part avait dépensé des fortunes auprès des marabouts. La seule façon, pour elle, de le secourir efficacement fut de lui porter à manger, il n’acceptait que cette nourriture. Aujourd’hui, Adjar va bien, grâce au centre, aux médicaments des soignants et grâce aussi à leurs activités artistiques dont les ateliers de danse et d’écriture.

Ainsi donc, les fous disparaissent de la ville africaine, enchaînés ou envoyés en brousse, cachés aux yeux de la société. L’hôpital psychiatrique de Thiaroye les enchaîne aussi à sa façon : cellule et neuroleptiques servent de contention. Son efficacité immédiate, calmer, ne semble pas remis en question, mais son incapacité à donner du sens et à ré-affilier est unanimement critiquée, dans le film et parmi mes collègues tchadiens.

Mes amis tchadiens ne connaissent pas les Rab4, mais ils ont aussi d’autres esprits, des lieux et du fleuve5. Les musulmans ont leurs djinns. Surtout, m’affirment-ils, il y a de la sorcellerie ici au Tchad, et elle cause beaucoup de troubles psychiques, plus que les ancêtres. Et la sorcellerie, on n’y croit pas bien sûr, jusqu’au jour où ça vous tombe dessus… Les patients en parlent, par allusion, puisque, comme dans les grandes villes africaines, elle s’infiltre dans les relations familiales et de voisinage, et arme les conflits.

Dans le film de Joris, on suit Khady Sylla, artiste sénégalaise, que l’auteur présente comme son alter égo dans une interview : elle a connu l’enfermement de l’hôpital et interroge devant la caméra son médecin psychiatre. Que lui est-il arrivé, comment expliquer sa maladie ? Elle raconte aussi, non sans humour, un séjour où elle s’était fait passer pour l’accompagnatrice de sa mère. Khady a des paroles fragiles et douces, qui pourraient faire oublier leur profondeur quand elle parle d’elle-même et de la maladie, tantôt ironique, tantôt grave : le spectateur comprend que, si elle est restée 18 ans avec le même médecin, ce n’est certes pas seulement pour sa potion, mais parce qu’elle lui a fait confiance. Ne s’intéressait-il pas à ces productions artistiques la première fois qu’elle l’a rencontré en proie au désordre ? Oui, bien sûr, semble-elle répondre au spectateur : pourquoi pas des pratiques « traditionnelles », mais le monde de la ville ne nécessite-t-il pas autre chose ? La caméra n’est pas à la hauteur de cette femme, dont on suppose la déception quand elle demande son diagnostic au médecin, qui, entre deux appels téléphoniques répond : « cyclothymie », et qui n’entend pas la réponse plaintive de Khady !

La médecine avec ses camisoles est décevante et pourtant triomphante, il lui manque pourtant cette « touche de marabout » ou d’autre chose de l’invisible. Nous retiendrons surtout de ce film les jeunes patients qui invectivent et s’adressent à la caméra : leurs paroles sont fortes et révélatrices de la fragilité humaine qui concentre l’histoire des relations avec les Blancs, la violence des relations familiales où l’autre rend fou, le désir de liberté et de savoir, la présence des religions et l’ambiguïté de leurs frontières, dans des discours où ne se dessine nul hiérarchie.

Ce qu’il reste de la folie, c’est l’absence dans les villes, ici, à Ndjaména, à Dakar ou ailleurs, des fous, qui, du fond de leur prison délirent la réalité de cette Afrique. Comment les soigner ? Avec ce que Collomb a mis à l’honneur, les rab ? Ou bien avec les spécialistes du mal, mais aussi les molécules chimiques du médecin ? Il n’y a pas de réponse simple, et comme le dit si bien Khady, tout cela, « c’est la faute à l’histoire ».

  1. Voir mon mon article sur cette action qui a commencé en 2013 (Mestre 2013).
  2. Henri Collomb, psychiatre français présent à l’hôpital de Fann dans les années 60, et qui a attiré l’attention du cinéaste, au moment dit-il où le Sénégal prépare son indépendance et où se déroule en Europe des expériences psychiatriques institutionnelles telle que celle de Laborde.
  3. Molécule très peu chère normalement prescrite pour son effet antalgique et qui est utilisé comme drogue pour son effet anesthésiant. Son commerce et sa consommation par les jeunes semblent à NDjaména grandissants avec ses corolaires de dépendance, de déchéance et de délinquance.
  4. Noms donnés aux esprits des ancêtres dont la présence exige des pratiques rituelles collectives. Voir Zempleni (1966).
  5. Esprits, dont la terrible Mamiwata du fleuve, chassés par les exorcistes chrétiens ou musulmans.

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