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Évocations et similitudes en temps de pandémie


Laura FRANCHI

Laura Franchi est ex-détenue politique argentine (1974-1981), exilée en France depuis 1981. Co-fondatrice et Co-présidente de la ACAF (Assemblée de Citoyens Argentins en France).

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Repéré à https://revuelautre.com/actualites/evocations-et-similitudes-en-temps-de-pandemie/ - Revue L’autre ISSN 2259-4566

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Au-delà des distances physique et temporelle, il est impossible, pour ceux d’entre nous qui avons été privés de notre liberté, plongés dans l’incertitude et confrontés à un avenir sans horizon, de ne pas établir des points de comparaison avec l’expérience actuelle que traverse l’humanité entière. Une situation imprévisible, un « après » insaisissable et un ennemi nommé Coronavirus qui parcourt la planète et altère l’ordre établi.

J’ai été expulsée de mon pays, l’Argentine, vers la France en 1981 et j’ai eu la chance – que n’ont pas eue ceux qui ont disparu dans les camps de concentration de la dictature argentine – de pouvoir raconter ce que j’ai vécu. Je parle aussi en leur nom. À l’époque, évoquer de tels souvenirs était un exercice difficile. Comment témoigner devant une société qui vivait dans le bien-être d’un « État-providence » et au pays des droits de l’Homme ? Comment trouver les mots appropriés pour raconter l’enfermement ?

Lorsque je racontais mon histoire, je voyais les visages devenir gris et des notes d’incompréhension envahir les silences. Des silences qui systématiquement précédaient l’inévitable question : comment supporte-t-on l’enfermement ? Comment supporte-t-on le manque de liberté ?

Je pense aujourd’hui, avec l’expérience du confinement, que ma réponse serait plus compréhensible : les êtres humains ont des ressources inimaginables pour faire face à l’imprévisible…

Faisant abstraction du temps et de l’espace, on peut dire que cette perte de liberté est un dénominateur commun. Aujourd’hui, nous devons accepter que d’autres planifient notre vie quotidienne, qu’ils nous avertissent avec autorité que nous serons passibles de sanctions si nous ne suivons pas les consignes de sécurité et que nous devrions être humblement reconnaissants d’être en vie.

Pendant ma détention, j’ai essayé d’imaginer la fascination que procurait le pouvoir de soumettre des êtres intelligents qui n’admettent pas par nature une telle condition. J’avais le sentiment que l’on étudiait notre comportement de groupe comme celui de petits animaux de laboratoire, afin de mieux nous dominer.

Aujourd’hui, dans des circonstances différentes, je ressens les mêmes intentions. Celles de nous inciter tous, tel un troupeau, à produire les mêmes gestes presque sans sourciller et à nous poster sans protester devant le journal télévisé avec la même anxiété : celle qui nous prend lorsque nous envisageons l’avenir.

Face au sentiment de vide causé par l’incertitude et ses déséquilibres émotionnels, la peur apparaît comme un autre dénominateur commun. Ici, il ne s’agit pas – comme au temps de la dictature ou de la guerre – de la peur que des hommes entrent chez vous, détruisent tout, vous fassent disparaître et vous tuent, non !

Nous avons affaire ici à un ennemi invisible, mais comment le définir ? Lorsque nous croisons quelqu’un lors de nos heures de sorties autorisées, nous avons du mal à le regarder dans les yeux car la méfiance grandit et se multiplie comme le virus. Mais quel est cet ennemi ? L’ennemi qui se situe dans le champ de la peur est invisible et dangereux, il nous paralyse et nous rend inopérants pour imaginer une stratégie de défense…

L’impensable a rouvert de vieilles blessures : le confinement nous empêche de dire adieu à nos morts, de vivre ce rituel, de faire le deuil. À l’époque de la dictature, aucun des détenus n’a pu dire au revoir aux siens lorsqu’ils ont quitté ce monde… Et des milliers de familles cherchent encore leurs disparus pour pouvoir les enterrer enfin. La Méditerranée quant à elle est devenue, comme l’a dit le Pape, une « tombe collective ». En Europe, avec les ravages de l’épidémie, beaucoup comprennent aujourd’hui ce que signifie ne pas être présent lors du dernier adieu.

Face à cette tragédie qui envahit le monde entier, je constate un autre dénominateur commun : l’humour comme arme efficace contre l’adversité ! Chaque jour nous nous réveillons avec des centaines de « mêmes » qui captent l’actualité, la traitent avec ironie, nous font rire et deviennent notre meilleure arme de défense contre l’enfermement. En temps d’emprisonnement, le rire nous rendait libres et, comme aujourd’hui – dans un autre temps et un autre espace – il permettait une catharsis curative.

Dans la solitude et les longues semaines d’enfermement, le temps sans temps apparaît et chacun de nous se retrouve face à lui-même : il peut se reconnecter avec son histoire, ses affects, ses défauts. Et nous voyons le film de notre vie se projeter dans notre mémoire. Le loisir créatif et réparateur se manifeste également, nous permettant de découvrir de nouvelles perspectives pour nous réinventer.

Dans ma réponse j’ai évoqué ce dont nous, les humains, étions capables : endurer et nous adapter… Mais nous soumettre – jamais ! Parce que s’il y a quelque chose au-dessus de tout – la prison me l’a appris – c’est la force du collectif.

Aujourd’hui, la grande majorité de la société l’exige : « Prenons soin de nous ! »

On peut lire, dans les millions de messages dans toutes les langues : « Restez chez vous », « En prenant soin de vous, vous prenez soin des tous ». Il en était de même quand j’étais prisonnière, nous prenions soin de nous tous comme de la chose la plus précieuse…

C’est ainsi que les murs de la peur s’effondrent et que la force collective agit avec son arme la plus efficace : par le pouvoir de l’organisation et – comme guide d’apprentissage – celui de la mémoire.

 


 

Ce texte est paru en espagnol sur le site journal digital Nodal à l’ adresse suivante : https://www.nodal.am/2020/05/evocaciones-y-semejanzas-en-tiempo-de-pandemia-por-laura-franchi/