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Le double trauma israélo-palestinien

Fragments

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Christian LACHAL

Christian Lachal est Psychiatre, pédopsychiatre et psychanalyste à Clermont-Ferrand, Ex-consultant International pour MSF, Chargé de cours à l'Université de Paris XIII, attaché à l'Hôpital Avicenne, Bobigny, membre du comité de rédaction de la revue L'autre.

Mayssa' EL HUSSEINI

Mayssa’ EL HUSSEINI est psychologue clinicienne, doctorante à l’UTRPP (EA4403), Université Paris 13 Sorbonne Paris cité – Maison des Adolescents, GH Cochin - Broca - Hôtel Dieu, 97 boulevard de Port Royal, 75014 Paris.

Guillaume WAVELET

Guillaume Wavelet est psychologue clinicien, doctorant contractuel à l’université Paris Nanterre et accueillant social bénévole pour Médecins du Monde. Ses travaux de recherche portent sur le vécu des interprètes-médiateurs dans les structures de soin.

Véronique MELOCHE

Véronique Meloche est Professeure agrégée de Philosophie, Formatrice à l’INSPE de Mayotte.

Julie AZOULAY

Julie Azoulay Samuel est psychiatre à Le Perray-En-Yvelines.

Claire MESTRE

Claire Mestre est psychiatre, psychothérapeute, anthropologue, responsable de la consultation transculturelle du CHU de Bordeaux, Présidente d’Ethnotopies, co-rédactrice en chef de la revue L’autre.

Marie Rose MORO

Marie Rose Moro est pédopsychiatre, professeure de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, cheffe de service de la Maison de Solenn – Maison des Adolescents, CESP, Inserm U1178, Université de Paris, APHP, Hôpital Cochin, directrice scientifique de la revue L’autre.

Pour citer cet article :

Repéré à https://revuelautre.com/actualites/le-double-trauma-israelo-palestinien/ - Revue L’autre ISSN 2259-4566

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Le conflit israélo-palestinien touche la revue L’autre de mille et une manières et depuis longtemps. J’ai travaillé1 dans les territoires palestiniens (en Cisjordanie et à Gaza) de 1993 à 2015 avec Médecins Sans Frontières et j’ai réussi à faire en sorte que ces programmes de santé mentale pour les mères et les bébés à Hébron, pour les enfants et les adolescents à Jénine et à Gaza, pour les ex-prisonniers à Hébron… Soient supervisés par une géniale psychologue israélienne Attar Ornan2 pendant près de trente ans. Et à Gaza travaille en ce moment, toujours pour Médecins Sans Frontières, des psychiatres. Autant dire que le massacre de masse du 7 octobre 2023 a été pour moi et pour nous, un séisme qui nous a presque laissés sans voix. Pourtant combien de fois en passant le check-point de Erez, nous avons pensé que la géographie et la réalité étaient telles qu’une catastrophe humaine pouvait arriver à tout moment.

Mais à la revue L’autre, nombre d’entre nous ont une histoire avec ce conflit, histoire différente, relation directe ou indirecte. C’est pourquoi un soir après le 7 octobre 2023, Claire Mestre, envoie un mail à une partie du comité de rédaction, à ceux dont elle savait qu’ils seraient sidérés par la violence de ce qui s’était passé dans cette région connue de nous en disant, la revue L’autre doit réagir, faisons quelque chose et envoyons-le à l’ensemble du comité pour que notre réaction soit plurielle et qu’elle intègre plusieurs sensibilités. Après ce message, une discussion collective a eu lieu lors d’un grand comité de rédaction de la revue du 4 décembre 2023. On le sait, les dates, les lieux et les temporalités sont à préciser car le trauma cisaille et rompt le temps et, les morts terrifient. Si bien que la pensée s’ancre dans le temps et dans notre connaissance de l’espace en jeu au fur et à mesure que la guerre se poursuit.   

C’est ce processus de pensée plurielle que nous débutons dans ce texte à plusieurs mains3 que nous compléterons au fur et à mesure des réactions reçues et de notre capacité à penser ensemble, face à l’effroi.

Le premier message est celui de Christian Lachal – le 03 décembre 2023 à 17h41

Je ne parviens pas à écrire, sur le conflit. Les représentations sursaturent la psyché quant au 7 octobre : où sont les jeunes campés sur le Jourdain, les mères les mains levées devant les chars Merkevas en 2000, Arna Meir dans le vieux Jénine ? Ces actes de cruauté portent atteinte à la résistance des Palestiniens et à leur intelligence noble. Là, on est dans le réel, autrement dit la pulsion destructrice pure. Les jeunes israéliens en fête ou les familles des kibboutz les plus progressistes du pays ! Du côté Gaza, quelque chose que je ne parviens pas du tout à me représenter (en dépit du nombre de fois où j’y suis allé pour Médecins Sans Frontières). Impossible de sortir un scénario, c’est une masse qui écrabouille des masses humaines, des gravats et de petits corps dans la poussière, des prématurés laissés… La logique historique, la notion même de « conflit israélo-palestinien » sont pour l’heure impossible à discerner et à discuter. En tous cas pour ce qui me concerne. C’est une impossibilité liée sans doute à ce double trauma, voilà peut-être un terme pour penser : le « trauma israélo-palestinien ».

Mayssa’ El Husseini – le 03 décembre 2024 à 21h04

J’anime avec Geneviève Welsh un groupe de travail à la Société Psychanalytique de Paris sur l’impact de la réalité externe dans la relation transféro-contre-transférentielle et les aménagements du cadre. Je devais intervenir le 10 novembre. Entre le 7 octobre et le 10 novembre, cette réalité externe avait fortement envahi l’espace thérapeutique et analytique de mon cabinet. Mes patients viennent de différentes appartenances nationales, religieuses et politiques. Pendant ce mois passé, mes patients étaient devenus d’un coup, juifs, catholiques, sunnites, chiites qui s’adressent à une psychanalyste libanaise qu’on suppose musulmane parce qu’arabe. Un mois où j’ai été un réceptacle de toute sorte de projections que je devais assumer, contenir, tenter de transformer malgré ce que je vivais de mon côté. Les mêmes mots revenaient dans toutes les séances : déshumanisation, écrasement, peur, nous et eux.

J’ai la chance de travailler depuis plusieurs années maintenant sur les résidus traumatiques archaïques et les effets traumatiques plus actuels dans des contextes de traumas collectifs. Une chance parce que grâce à ce travail, il m’a été possible, au bout de deux semaines de débordement émotionnel difficilement élaborable, de retrouver refuge dans des tentatives d’intellectualisation qui ont fini par permettre une ébauche d’élaboration. Des négociations internes pénibles, coûteuses, afin de s’extirper douloureusement du torrent des émotions brutes faisant irruption du plus profond des souvenirs de la guerre du Liban où toutes les identités ont été meurtrières tour à tour. Il fallait creuser un espace de pensée pour refouler à nouveau le bruit pétrifiant des bombardements aériens israéliens de 1982, 1996 et 2006.

Aborder l’actualité dans ce groupe de travail a d’abord été angoissant. Les blessures sont vives. J’avais proposé à des collègues – touchés par les événements cruels qui ont éclaté le 7 octobre – de se joindre à ce temps de réflexion en pensant que cet espace nous permettrait d’élaborer au-delà des censures et des peurs. Certains ont refusé parce qu’ils se sentaient encore sidérés.

L’affiliation au groupe, à la communauté, est première. C’est un ancrage profond qui détermine la façon de se penser soi-même et d’appréhender la relation aux autres. Cette appartenance première affecte aussi le positionnement subjectif à l’endroit d’événements collectifs. Elle conditionne notamment l’élaboration des récits, collectifs et individuels, liés aux traumas que les guerres ont infligés à chacun de ces groupes.

Les rencontres entre les traumas individuels et collectifs dans un méta-cadre fragilisé par des lignes de clivages communautaires actuelles, ravivent brutalement les traumas culturels des différentes communautés composant la société française aussi bien que ceux des communautés internationales. Les institutions de soin ainsi que les espaces de nos cabinets semblent prises par cet ébranlement traumatique qui attaque fondamentalement certains aspects de la fonction transformatrice du contre-transfert faisant émerger des tâches aveugles en lien avec l’histoire collective.

La polarisation aiguë des discours collectifs, les passages à l’acte de plus en plus terrifiants au sein de nos sociétés, l’absence d’espaces de pensée complexifiée, les censures imposées directement ou indirectement, dévoilent une dynamique de « traumatisme choisi » qui tisse le lien entre le traumatisme, la mémoire et la sécurité ontologique.

Les sociologues de la théorie sociale sur le trauma culturel disent très justement que ces traumatismes choisis sont conceptualisés comme des récits soulignant que « marcher dans le sang » – ou devenir martyre – est nécessaire sur le chemin de la liberté, de l’indépendance et de la sécurité du groupe. Cette logique se nourrit d’une glorification de la mort des siens et de la déshumanisation de la mort des autres, de manière réciproque. La massivité de la violence et des résurgences traumatiques atrophie nos capacités de rêverie risquant de laisser infiltrer dans nos séances la radioactivité traumatique entraînant le danger de saturer la relation transféro-contre-transférentielle d’éléments bêta dénuant le langage de sa fonction de symbolisation. Cette dynamique mortifère à la relation analytique et thérapeutique impose un temps de réflexion dans un espace bienveillant où – comme W. Bion l’a démontré après son expérience des deux grandes guerres – les impulsions émotionnelles du groupe sont contenues et les présupposés de bases sont malléables autorisant l’émergence d’une pensée complexe et créative.

Ce groupe de travail qui accueille des psychologues et des psychanalystes juifs, chrétiens, musulmans venant de France, du Liban, du Portugal, d’Italie, du Brésil et des États-Unis, a été plus qu’un soulagement. Les collègues, tour à tour, ont exprimé un sentiment d’apaisement et de libération de la fonction d’élaboration et de transformation du contre-transfert. Cela a pu advenir du moment où nous sommes parvenus à nous désaffilier, le temps d’une rencontre, des identités primaires construites – entre autres – de traumas choisis, et de faire communauté humaine d’abord, communauté de « psys » ensuite. Nous ne pouvons guérir de nos traumas tant que nous ne reconnaissons pas le trauma de l’autre et que nous accordons la même ampleur à nos agonies primitives. C’est à cette condition que nous pourrons accompagner nos patients traumatisés.

Guillaume Wavelet, le 05 décembre 2023 à 11h03

Je suis né alors que l’espoir suscité par les accords d’Oslo était déjà en train de s’éteindre. J’ai grandi en me croyant à distance du conflit israélo-palestinien, dont je ne comprenais pas grand-chose, qu’importe le nombre de fois où des enseignants essayaient de m’expliquer de quoi il était question. L’une des premières fois où ce « conflit » abstrait est devenu pour moi une réalité, vécue à travers mes émotions, m’est restée précisément en mémoire. Il s’agit du visionnage, lorsque j’étais à peine adolescent, du film The Bubble d’Eytan Fox, sorti en 2006, qui raconte une histoire d’amour impossible entre un Israélien effectuant son service militaire et un Palestinien. Dans la « bulle » du quartier de Sheikin Street à Tel Aviv, le jeune couple vit une romance à la Roméo et Juliette, sur fond de contre-culture queer et d’un internationalisme émancipé. Mais la bulle finit par éclater lorsque leurs appartenances deviennent des assignations et lorsque la violence explose, au sens le plus littéral, au sein de leur idylle. Je n’avais pas repensé à ce film depuis des années, et j’avais vécu moi-même dans une bulle, plus ou moins confortablement indigné par le sort des Palestiniens en Cisjordanie occupée, par la réforme du système judiciaire voulue par Benyamin Netanyahou, ainsi que par la manière dont mon propre pays, la France, est de plus en plus régulièrement déchirée par des actes islamophobes et antisémites. Depuis le 07 octobre, il semble qu’une bulle ait éclaté. Aujourd’hui psychologue, je travaille avec des populations exilées qui ont quitté des régions en guerre pour survivre. Ce matin, un patient congolais, en attente de l’obtention de son statut de réfugié dans le cadre de sa demande d’asile, m’expliquait qu’il se sentait comme dans une bulle, à l’intérieur de la chambre du CADA où il passe ses journées sans trop savoir quoi faire, les yeux rivés sur les chaînes d’information en continue. Il me racontait qu’il avait fui des persécutions dans son propre pays, et ne s’attendait pas à découvrir, depuis un poste de télévision française, l’étendue de la barbarie à travers le monde. Il se sent enfermé dans cette chambre comme dans une bulle, étouffante et remplie de l’horreur qui se déverse depuis les quatre coins du monde. Pris de vertige et d’écœurement, il éteint la télévision et sort dans la rue. Il s’y sent en danger, n’importe qui pourrait soudainement s’attaquer à lui avec un couteau, et pourtant il s’y sent plus en sécurité que dans sa bulle, il respire et il est rassuré par le fait que lorsqu’il croise quelqu’un dans la rue, la plupart du temps, cette personne le regarde et lui sourit. Depuis le 07 octobre il y a comme une bulle qui aurait éclaté. Je me retrouve à voir en face la barbarie et je sens jusque dans mon ventre les dernières répliques d’un séisme qui secoue le monde depuis bien avant ma naissance. Et pourtant, d’autres bulles se reconstituent presque immédiatement, si petites qu’on y étouffe. Sur les réseaux sociaux, je ne reconnais plus certains de mes proches, engagés pour la cause palestinienne, qui se trouvent incapables de soutenir une marche contre l’antisémitisme et sont prêts aux pires des amalgames. Je ne reconnais plus non plus certaines autres connaissances, qui n’ont que des mots de vengeance à la bouche et ont les yeux si embués d’injustice qu’ils ne voient plus la souffrance des enfants de l’autre camp. Car tout se passe comme s’il n’existait plus que deux camps, circonscrits à l’intérieur de deux bulles minuscules, si instables que le plus petit mouvement de décentrement pourrait les faire éclater. Des « bulles de filtre », fabrication prométhéenne des algorithmes de nos réseaux sociaux, font défiler sur l’écran de mon téléphone portable des prises de parole toujours plus sourdes à la contradiction, toujours plus radicales et aveugles, toujours plus rageusement désespérées. La bulle qui éclate, c’est le motif par excellence du trauma qui crée une brèche effractante dans l’enveloppe psychique, mais c’est aussi celui d’une bouffée d’air enfin possible dans l’étendue vaste du monde. Je me souviens aujourd’hui de cette salle de cinéma, ventre chaud et obscur qui repousse le monde au dehors pour mieux le laisser rentrer depuis l’écran illuminé. Je me souviens y avoir été ému aux larmes, tout jeune adolescent dans la bulle de ma jeunesse, par une histoire d’amour entre un jeune israélien et un jeune palestinien, dans un quartier branché de Tel Aviv. Il est parfois indispensable de se réfugier dans une bulle mémorielle et poétique, pour pouvoir continuer à vouloir faire éclater d’autres bulles, qui enferment les subjectivités dans des idéologies toujours plus manichéennes.

Julie Azoulay Samuel le 6 décembre 2023 à 17h42

Résonnances

Nous sommes exposés à l’actualité, nos enfants et surtout nos adolescents aussi. En consultation, certains d’entre eux, notamment des adolescents vulnérables, en phase de construction de leur identité propre ou sans projet, désocialisés ou déscolarisés, sans étayage de contexte ou de sens, isolés, sont plus facilement pris, aspirés par les images et les commentaires qui circulent sans pause sur nos réseaux dit sociaux. Une partie de ces discours trouvent en eux un réceptacle : des discours simplistes ou « rationalisants », des jugements moraux, des raccourcis idéologiques qui sont happés du fait de leurs contenus émotionnels, d’un sens prêt à porter, qui exposent à des risques d’emprise. Comment continuer de prendre soin au lendemain des attentats et des massacres, alors que je me sens également suspendue à un fil par cette actualité ? Je flotte, j’ai besoin d’ancrage, de force pour me relier, me réaffilier ; j’ai besoin d’un peu de temps, d’un peu de silence mais pas trop, de lien humain, de savoir si ceux que je connais vont bien, d’entendre des mots justes, des mots non partisans. J’essaye de comprendre comment se positionnent certains, proches ou lointains, qui font partie ou non de mon univers habituel, certains médias, certains penseurs, certaines figures médiatiques et politiques qui analysent les faits en enrichissant la compréhension, la mienne et celle des autres. Pour réaliser quoi ? Je ne sais pas, il est peut-être trop tôt pour comprendre. Mais je peux écouter, associer des mots, des souvenirs, des sensations. Je vais filtrer, penser, ne pas sombrer dans le pessimisme, veiller à ne pas réagir à chaud, mue par des émotions brutes et des souvenirs traumatisants. Difficile… Penser à chacun, penser à tous, penser à soi et aux autres, surtout dans ce brouhaha, entendre l’innommable des attentats, des massacres de partisans de la paix, de civils, de femmes, d’enfants, de bébés, des enlèvements, le déclenchement d’une terrible guerre, démêler, dénouer. J’ai besoin d’éléments concrets, posés, justes, sans enjeux politiques, religieux ou partisans. Ne pas cliver, ne pas opposer, arriver à entendre la douleur et le juste de chaque côté. C’est primordial pour ne pas lâcher ces enfants, ces adolescents que nous soignons, pour soutenir leur famille. Pour ne pas oublier le fil clinique, ce qui est douloureux pour eux, pour garder en tête l’humain en devenir derrière la souffrance psychique, il faut continuer. Ne pas se laisser décontenancer par un discours radical, une logique de camp. Garder le cap, c’est écouter sans juger, rester au fil des associations libres et des résonances émotionnelles et traumatiques, ne pas laisser la déliaison se recomposer en une opinion prémâchée et pseudo-consensuelle. Et pour cela, il n’y a pas de programme thérapeutique miracle en pilote automatique. Se remettre au tissage, c’est ne pas les laisser seuls, avec l’anxiété, l’angoisse ou le vide, devant leurs écrans, c’est continuer à les motiver pour qu’ils viennent, qu’ils ne restent pas dans leur lit, dans leur chambre, dans leur coin. Nous les attendons pour qu’ils viennent à la rencontre de nos lieux collectifs et pluridisciplinaires, riches de leur diversité en âge, en sexe, en histoires personnelles et collectives, uniques et singulières. Chacun trouvera sa place, quel qu’il soit et d’où qu’il vienne. L’essentiel, c’est faire société, faire collectif, continuer de se parler, écouter et soigner malgré tout.

Véronique Méloche le 11 décembre 2023 à 10h00

Gaza depuis Mayotte

Depuis le 7 octobre, la sidération nous saisit. Les crimes odieux du Hamas autour de la bande de Gaza, dans des kibboutz traditionnellement de gauche et plutôt favorables aux Palestiniens et à une solution de paix ; puis, sans doute dans l’aveuglement de la douleur, la réponse folle d’Israël, pilonnant la bande de Gaza pour la réduire en cendres, jetant les Gazaouis dans l’angoisse et le désespoir. Dans les deux cas, ce sont les populations civiles qui payent le prix fort de cette double tragédie. Mais dans la bande de Gaza, si étroite, si peuplée, combien faudra-t-il d’enfants et de femmes tués, de familles entières ensevelies sous les décombres, de destructions, pour éliminer tous les membres du Hamas ? À Mayotte, les échos de cette guerre sans merci arrivent étouffés. Trop loin, bien trop loin. L’insularité coupe du monde et isole. Mayotte, cette petite île de l’océan Indien, est trop occupée par ses préoccupations quotidiennes : la crise de l’eau, les violences des jeunes, de plus en plus fréquentes, la peur de prendre la route. Tout cela favorise le repli sur soi. Mais pour ma part cette guerre est assourdissante, je lis tous les articles que je trouve, pour savoir, pour essayer de comprendre. Comment en est-on arrivé là ? Comment en sortir ? Me revient une phrase d’Alain Gresh, lue ou entendue il y a de nombreuses années, qui disait qu’il n’y aurait jamais de solution au conflit israélo-palestinien tant que chacun des camps ne serait pas capable de reconnaître la souffrance de l’autre.

Peut-on conclure ?

Non, bien sûr, il nous faut endurer. Lors du dernier comité de rédaction de notre revue, j’ai vu des regards embués et j’ai entendu des mots se bousculant dans nos bouches pour trouer l’épais brouillard de la confusion. Certains d’entre nous, et non des moins courageux dans leur détermination, ont renoncé, faisant confiance à d’autres pour essayer d’aligner des phrases témoins de notre sidération, de notre obligation à dire, de notre désir de continuer à penser. Oui, nous sommes obligés. Cela commence dans nos consultations, où, pour rester dans une écoute soignante, nous avons besoin de repères grâce à notre éthique surmontant nos contradictions, grâce à la voix d’autres qui nous soutiennent. Obligés, à faire barrage par les mots à la violence qui déchire notre projet de vivre ensemble ici et là-bas.

À Paris le 22 décembre 2023

  1. Marie Rose Moro
  2. On peut retrouver son interview ici : https://revuelautre.com/entretiens/tant-que-nos-voisins-ne-sont-pas-bien-nous-ne-pouvons-etre-bien-oum-djihad/
  3. Ces auteurs sont pédopsychiatres, psychologues, enseignante, anthropologue ou psychanalystes. Ils travaillent comme cliniciens en Ile de France, à Bordeaux ou à Clermont Ferrand. Ils écrivent au nom de la revue L’autre après un processus collectif décrit en introduction de ce texte.