Winckler G. Retour de mission. Un regard sur une famille afghane. L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2013, volume 14, n°3, pp. 373-377
Kaboul, 1800 mètres d’altitude, maisons grises construites le long d’une large vallée ; autour, des hautes montagnes qui font envoler notre imagination vers les anciens voyageurs qui à cheval, à pieds, à dos de chameau ont traversé l’Afghanistan, la mémoire colorée de rencontres et de paysages divers, d’animaux chargés de richesses venant de l’orient lointain.
Les montagnes sont austères, enneigées. Il n’y a pas d’arbres. Rien n’arrête la poussière chaude de l’été. Ici il y a les couleurs du ciel changeant et de la terre grise et brune. C’est une terre aride, pauvre, dure, inaccessible et secrète.
Son peuple lui ressemble. Pauvre, dur, fier, secret, à découvrir avec patience, pas à pas. Contrairement à leur terre c’est un peuple généreux, habitué à voir passer des voyageurs, à les accueillir. Leur histoire est complexe et douloureuse, leurs origines variées, fruit des multiples invasions. Un peuple en majorité nomade.
C’est d’eux que nous allons parler car derrière ces apparences, derrière l’image que nous en avons depuis notre monde, il y a des personnes, des individus, à découvrir avec leurs cultures, traditions, croyances, espoirs et souffrances, victimes d’être les habitants de cette terre stratégique convoitée par les grandes puissances.
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Les Afghans, je les ai rencontrés là, dans les terrains vagues autour de Kaboul, sur ces espaces destinés dans un futur proche à la construction d’immeubles pour la nouvelle classe émergente, aisée. Les camps, appelés KIS (Kabul Informal Settlements) sont un regroupement illégal, sur un terrain qui n’appartient pas à ceux qui y habitent, des populations déplacées par la guerre ou les désastres naturels depuis des régions dont seul le nom est un voyage : Badakhstan, Kandahar, Maidan Wardak…, ainsi que ceux qui sont retournés dans leur pays, chassés d’Iran ou du Pakistan. Toute la richesse ethnique de ce pays est là : les Pachtous, les Cujis, les Jogis, les Tadjiks. Les langues sont multiples le Dari, le Pachtou et une infinité de dialectes, car les habitants des camps viennent de partout, fuyant la pauvreté, la guerre, les Talibans, la sécheresse, une alluvion qui a détruit leur maison. Ils sont venus à pied ou entassés dans un bus, quelques affaires attrapées au vol malgré la fuite. Les enfants, nombreux, interloqués, regardant en arrière, leur village, leur maison, la peur, l’incertitude. Dormant souvent au bord de la route, ils sont arrivés.
C’est là qu’ACF a ouvert en août 2011 cinq centres de nutrition destinés aux femmes et aux enfants malnutris. Là j’ai pu rencontrer les habitants des KIS. Une recherche à faire dans le domaine des pratiques de soin et de la Santé Mentale m’a permis de rentrer sous leurs tentes, de parler aux hommes, aux femmes, de m’assoir avec eux, boire du thé, d’être admise dans l’intimité du monde des femmes.
Des Afghans, travaillant pour ACF dans les camps, m’ont accompagnée, aidée à passer de mon monde, de mes connaissances et repères aux leurs, à franchir le pas pour comprendre, sortir des stéréotypes, des premières impressions qui, dans ce pays, sont si fortes au point de nous aveugler. Je savais aussi que je devais me préparer à voir la misère extrême de près, à cause du froid intense, d’un cadre de vie où l’homme peut perdre son humanité, les enfants malnutris, le regard perdu des hommes, des personnes âgées, des enfants qui ont grandi trop vite, la fatigue qui marque les visages des femmes, leurs mains qui connaissent le travail depuis l’enfance…
Les camps abritent différentes communautés, séparés les unes des autres. Elles se protègent. Un monde clos. Pour y rentrer il faut y être introduit et suivre un protocole. Je devais me présenter aux chefs des camps, le Malek, dont certains semblaient sortir d’un conte des Mille et une Nuits : un gros turban blanc, une longue barbe, un grand châle aux couleurs de la terre, un « patou », autour des épaules. Une impression de dignité et de respect en émane. Leurs yeux sont perçants. Ils m’écoutent, reconnaissent les personnes qui m’accompagnent. Bienveillants, ils m’assurent de leur protection et de leur soutien. Au cours de mes déambulations dans les camps, je verrai souvent, au coin d’une ruelle, au loin, leur silhouette discrète m’accompagner, me suivre du regard, d’une tente à l’autre. J’allais rencontrer les femmes de leur communauté et leur parler, tous celles que les hommes Afghans protègent le plus du regard d’autrui. Ce n’était qu’un signe pour moi, de la complexité du fonctionnement de la société afghane, des lois qui la régissent, des règles qui établissent un rôle très précis à chaque individu selon son sexe d’appartenance. J’allais découvrir tout cela en questionnant, en observant, en interprétant des silences ou des sourires qui, avec délicatesse, indiquaient parfois ma maladresse.
Ce sont d’abord les femmes et les enfants que j’ai rencontrés. Les hommes sortaient de leur tente pour que leurs femmes puissent répondre à des questions, qui parlent du monde des femmes, sans honte.
Rassemblées près les unes des autres pour nous réchauffer, je regardais les femmes assises ou accroupies sur les tapis ou les nattes. Femmes de tout âge, les vêtements colorés, leurs bijoux caractérisaient les femmes nomades, allaitant ou serrant de petits enfants autour d’elles, souvent sagement assis, trop calmes, les yeux dans le vide, la fatigue, la faim. Les plus grands se tenaient en retrait et écoutaient sans faire de bruit, sans bouger, sans jouer. J’avais toujours du mal à identifier la femme que je devais interviewer. Une parmi ces femmes, le visage vieilli avant le temps, les yeux sombres, intenses, parfois rieurs et curieux, accroupie, en attente.
En essayant d’établir mes règles je me bute aux leurs. La confidentialité. J’en parle, je ne peux que parler à la femme concernée. Les questions sont personnelles.
C’est la règle pour cette recherche, les femmes se lèvent, sortent de la tente, les enfants restent, sont curieux, veulent savoir ce qui se passe, les étrangers sont rares chez eux. Une femme reste accroupie, en silence, plus âgée, je la regarde. Elle me dit : « elle est jeune ne saura pas répondre aux questions » un silence, un sourire, la jeune femme regarde dans le vide, ne dit rien. Je comprends que je ne dois pas insister.
C’est ainsi que j’apprends à connaître le rôle des belles-mères, figures principales de la famille Afghane, gardiennes du foyer, de l’intégrité morale de la famille, de son honneur. Sans sa présence la jeune femme ne peut pas nous parler, rester seule avec nous, habitants d’un ailleurs, d’elles inconnus.
La belle-mère est, dans la famille Afghane, dans une position de pouvoir, d’autorité sur sa belle-fille. Ce rôle est socialement accepté et intégré dans la structure familiale. La famille du mari devient la famille de la jeune mariée. La dynamique qui se joue est complexe et très dépendante de la personnalité de la belle-mère. Pour cette femme qui, à son tour, a vécu dans l’obéissance à ses parents et, une fois mariée, a été – elle aussi – selon la tradition, soumise à l’autorité de sa belle-mère et de son mari. Cette fois c’est elle qui est du bon côté, qui peut commander, seule occasion de sa vie où elle peut exercer son autorité sur quelqu’un avec pleins pouvoirs dans la maison. C’est elle qui décide les tâches quotidiennes que la jeune mariée doit accomplir, qui l’assiste pendant l’accouchement quand il a lieu, comme la plupart du temps, à la maison, qui a le droit de la punir, avec violence et parfois en la battant, pour un comportement qu’elle considère inapproprié, pas assez travailleur, trop indépendant. Elle a son mot à dire à son fils pour qu’il la punisse si elle n’accomplit pas son devoir comme il lui est demandé ou – si elle n’a pas d’enfants, de garçons – pour l’encourager à chercher une autre épouse. Toutefois quand les revendications surgissant de son histoire ou de sa personnalité, ne sont pas trop violentes, elle peut traiter sa belle-fille comme une fille, l’accompagner dans la découverte de sa nouvelle vie, lui apprendre les tâches domestiques qui vont rythmer son quotidien, l’aider lorsque les enfants deviennent nombreux et le quotidien trop lourd. « J’ai dû tout lui apprendre, elle était si jeune, ne savait rien faire, elle est devenue comme une fille… » Une belle-mère peut soutenir sa belle-fille ou la protéger quand son fils est difficile, violent et essayer de la défendre sans avoir toutefois autorité sur lui car c’est lui qui a le pouvoir de décision sur sa femme et ses enfants.
C’est le père qui, dès que ses enfants commencent à sortir seuls de la tente, du territoire de leur mère, les accompagne dans cette découverte que leur mère, souvent, ne connaît qu’à travers les yeux et les récits des hommes de la famille. Il amène ses enfants en dehors du camp, à la mosquée, voir la famille, leur apprend le respect des vieux, les prépare à leur vie d’adulte. L’homme connaît ce monde. Il y a accès, tous les matins, accroupi avec d’autres hommes au bord de la route, en attendant un emploi comme travailleur journalier. C’est son devoir en tant qu’homme de la famille de subvenir à ses besoins, d’acheter la nourriture, les chaussures si précieuses. Lorsque le travail manque, souvent pendant les mois d’hiver, il se sent coupable, humilié et a l’impression de perdre son rôle de chef de famille, le respect de sa femme et de ses enfants. Moment fragile dans une vie déjà précaire où la violence peut surgir, seul moyen qui lui reste pour garder le respect des siens, sa dignité.
Ce père est capable de tendresse, quand il rentre à la maison du travail. Il a du temps pour ses enfants, « ils l’attendent » me diront les femmes car le père joue avec eux, prend ses enfants sur ses genoux, les grands s’assoient à côté de lui, il peut être tendre, affectueux, leur parle, ils se racontent des blagues, rient ensemble.
« Lui sait jouer avec les enfants, je suis ignorante, je n’ai rien appris et je n’ai pas le temps… », me diront souvent des femmes.
La femme, dans le milieu rural et parmi les communautés nomades, a peu ou n’a pas accès à l’éducation primaire, se marie jeune entre 13 et 17 ans parfois plus tôt, rarement plus tard. Elle quitte sa famille d’origine pour entrer dans celle de son mari ayant comme rôle principal de le servir, s’occuper de la maison, et d’assurer une descendance à sa belle-famille. C’est depuis son plus jeune âge que sa famille d’origine la prépare à ce rôle.
J’ai souvent observé des filles de 6, 7 ou 8 ans et leur ai parlé. Elles s’occupaient avec beaucoup d’attention, de tendresse et de savoir-faire de leurs cadets. Leurs gestes étaient déjà marqués par l’habitude, l’expérience. Elles me racontaient les tâches domestiques qui rythmaient leur journée où l’école n’a pas ou peu de place et où le jeu est rare. Les tâches ménagères n’ont aucune surprise pour elles : nettoyer, aller chercher l’eau, cuire le pain, préparer le thé ou avoir la responsabilité d’un cadet. Mais elles sont prêtes à faire d’une responsabilité un jeu, le regard parfois rieur, parfois dur et triste, déjà adulte. Elles accomplissent leur devoir comme une évidence. Apprendre les tâches ménagères les aidera, elles sauront y faire face le jour où elles iront vivre chez leur mari et dans la famille tout le monde travaille. Comment savoir qu’il y a une vie différente quand on n’a pas accès à l’éducation, quand tous les enfants autour d’elles, garçons et filles ont le même destin, quand la télévision, les jouets n’existent pas ? Quand on est né dans le camp, en sortir est un luxe.
Au moment du mariage, la séparation d’avec leur famille est difficile, douloureuse, un saut vers l’inconnu. Étonnamment j’ai découvert, au cours de ma recherche, que cette séparation est la plus grande source de tristesse parmi les femmes qui vivent dans les camps. Plus que la pauvreté, la migration, la violence… Leur mère connaissait cette tristesse, savait dès la naissance de leur fille qu’elle en souffrirait à son tour. C’est pour cela qu’elles aiment les allaiter plus longtemps que les garçons, « pour les garder plus près de nous car un jour elles devront quitter la maison… », me diront-elles. C’est pour cela aussi que des mères peuvent les traiter avec dureté car elles se préparent déjà à la séparation, elles ne doivent pas trop s’attacher à leur fille, l’aimer. Des femmes de tout âge nous ont dit avoir passé des mois à pleurer, dans la maison de leur mari, l’absence de leur mère, père, frères et sœurs, perdues et seules dans cette maison étrangère avec des inconnus auxquels elles devaient se soumettre, prendre la charge de toutes les tâches domestiques, travailler sans repos, sans un mot doux qui aide les souvenirs à ne pas faire surface, malgré les journées chargées. « Nous étions traitées comme des esclaves ! » s’exclament-elles, femmes de tous âges, parlant toutes à la fois, un cri, dans l’intimité de la tente.
Le couple : des inconnus l’un pour l’autre, souvent des cousins choisis par la famille, les parents ou un oncle paternel, à peine aperçus avant d’être mariés. L’homme et la femme ne se connaissent pas, ne se choisissent pas. Le début de la vie d’une femme avec son mari est chargé de peur, elle ne connaît rien, n’a reçu aucune explication, « tu dois lui obéir et être patiente » lui dira-t-on. Quand je leur demande : « …et l’amour ? » elles rient, se regardent. « Petit à petit nous apprenons à nous connaître, parfois nous pouvons nous aimer… c’est ainsi notre tradition ! » me diront-elles. On ne se marie pas par amour mais pour serrer le lien entre deux familles, par échange, un garçon d’un côté une fille de l’autre, par intérêt économique ou à cause de la pauvreté où une jeune fille, parfois encore un enfant peut être vendue à sa belle-famille. Le lien du mariage est fort, c’est une règle sociale, une tradition solide, une étape obligatoire pour l’homme et pour la femme. À ce rôle, ils sont préparés dès leur enfance.
Son lieu de vie est pour une femme, dès son mariage la maison de son mari et un espace autour au contour clairement délimité et là, souvent, la solitude. Beaucoup de femmes me diront pleurer seules sans demander de l’aide, sans chercher du réconfort, sans en recevoir. Parler, communiquer semble parfois difficile, l’intimité et la timidité se confondent, la solidarité dans les camps n’est pas la règle. Pourtant l’isolement les fait souffrir.
Pour rendre visite à leur famille, à leur mère ou sortir du camp, les jeunes femmes doivent demander l’autorisation à leur mari, être accompagnées par un homme de la famille. Leur vie est normalement confinée à quelques pas de la tente, surveillée par la belle-mère, protectrice de l’honneur de la famille. Une femme qui se promène sans être accompagnée par un homme, vue trop souvent seule loin de sa tente est considérée comme libre, trop libre, c’est une « femme légère ». Femme protégée du regard des autres hommes, c’est sur elle que l’honneur de la famille repose.
C’est par la voix des femmes que je découvre la violence, parfois palpable, visible, qui laisse des traces et qui forme les gestes. Violence omniprésente dans la famille afghane, j’en ai été le témoin embarrassé, surpris. Comportement socialement accepté, là où les paroles ne sont pas prioritaires, la fatigue, la dépression, enlèvent leur espace aux mots, c’est le geste qui devient communication. La femme, victime potentielle de la violence de ses parents, puis de sa belle-mère et de son mari. « C’est normal que mon mari me batte car je n’ai pas bien fait ce qu’il m’avait demandé… », dit une femme dans un groupe de discussion. Les femmes entre elles rient en me parlant de leur mari qui les bat.
Le regard devient triste, voilé par la honte, les mots sont plus difficiles à trouver quand la violence est gratuite et quand elle laisse des traces, dépasse les limites, leurs limites, quand il n’y a pas de raison d’être punie. Confrontée depuis toujours à ce comportement la femme en parle sans gêne, l’utilise aussi, devant moi, pour se faire obéir de ses enfants, les punir, pour faire taire un bébé qui pleure trop. Les mots sont oubliés, le geste prend la relève, les enfants ne pleurent pas, paraissent indifférents.
Je les verrai faire de même avec les plus jeunes, quand c’est trop je leur dis d’arrêter, ils me regardent étonnés, ne comprenant pas mon malaise.
Lors de mon travail, je ne pouvais être accompagnée que par d’autres femmes sous la tente, noyau du monde féminin qui deviendra pour moi un lieu, au parfum du thé à la cardamome, intime, de parole car les femmes sont contentes de parler, de raconter leurs souvenirs, leur vie de jeune mariée, de me parler de leur mari, de leur attachement progressif, de rire et de pleurer face à leur destin. Le voile glisse sur les épaules, les cheveux foncés sont beaux et luisants, les yeux intenses me fixent, leur monde me semble se rapprocher. Vie déjà tracée, rassurante et souffrante à la fois, chacun y joue un rôle précis, hommes, femmes et enfants. Les femmes suivent le chemin de leur mère, de leur grand-mère et plus loin encore, sans espace pour un choix, sans connaître d’autres traditions, mais en laissant percevoir leurs questions. Elles racontent mais ne me questionnent pas. Curieuses de me regarder mais pas de connaître mon destin. Je viens du dehors, du monde qui appartient aux hommes, de l’inconnu.
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