© Franco Folini Sidewalk Stencil : Palestine, Valencia Street, San Francisco, CA, 12 aout 2006. Source (CC BY-SA 2.0)
GANAS E, CHAIB J, KERLOC’H M. Inventer un cadre thérapeutique pour une possible rencontre des palestiniens sortants de prison. L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2015, volume 16, n°3, pp. 361-365
La présente réflexion est née de notre pratique clinique au sein de l’équipe pluridisciplinaire du programme de santé mentale – Médecins Sans Frontières – de la région de Naplouse, au nord de la Cisjordanie en Palestine. Naplouse est à soixante kilomètres au nord de Jérusalem. Avec son histoire plurimillénaire, elle est nommée « la petite Damas » et est connue par la résistance de ses habitants et l’état de siège qu’elle a vécu au cours de la seconde Intifada. Nous intervenons en zones urbaines et rurales sur un territoire qui comprend environ 450000 habitants palestiniens. La culture communautaire est prédominante et le contexte socio-politique massivement déterminé par l’occupation et la colonisation israélienne ainsi que par les conflits entre factions politiques palestiniennes. La situation est caractérisée par une violence chronique, des poussées sporadiques d’intense violence, et une impossibilité à se projeter dans le futur, pour l’individu et pour le groupe.
Dans notre programme, nous accueillons une population qui a vécu un évènement ou une série d’évènements potentiellement traumatiques et qui y a répondu par une souffrance psychique qui bénéficierait d’un accompagnement clinique. Notre porte d’entrée est la clinique du trauma. Les prises en charge proposées peuvent durer de quelques semaines à quelques mois. Dans ce cadre, nous proposons à une personne ou à un groupe familial de témoigner, de « déplier » son expérience subjective, en rapport à l’évènement et à l’altérité, de cette rencontre traumatique déterminée de manière circulaire, interdépendante du contexte. La reconnaissance de la subjectivité et de la souffrance de l’individu ou du groupe permet de travailler sur la dimension narcissique et sur la restauration de la dignité. La dimension éthique de notre travail est à l’œuvre dans la rencontre du sujet, de l’humain, au-delà de l’évènement. Si la personne/groupe le permet, nous travaillons sur un second niveau qui concerne les processus de passivation afin d’atteindre une position de possible changement pour le sujet.
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Dans cette note de terrain, nous nous centrerons sur la question de la rencontre et de l’accès aux soins psychiques pour les sortants de prison. En Palestine, leur nombre est en effet important. Depuis 1967, 40 %1 de la population masculine palestinienne, à partir de l’âge de 12 ans, a déjà expérimenté l’incarcération politique dans les geôles israéliennes. Les femmes quand elles sont moins représentées. Ainsi, “l’enfermement est (…) pour Israël le dispositif majeur de connaissance et de contrôle de la population palestinienne2”. Le rapport à l’arrestation est complexe à envisager de par ses différentes natures. Au hasard des opérations de recherches ou à la suite d’une action politique, l’incarcération sera synonyme d’injustice, de par le caractère aléatoire de celle-ci, et/ou par la démesure de la réponse carcérale et des punitions collectives infligées aux familles. Nous faisons le choix de nous focaliser sur l’expérience subjective de l’incarcération pour l’ancien prisonnier et les membres de sa famille plutôt que sur la dimension politique de l’acte. La société traite le versant collectif et la fonction alors attribuée aux sortants de prison, mais pour ce qui est du versant individuel, du vécu intime et des traces laissées dans son être, les ressources manquent.
Plusieurs hypothèses ont été pensées par l’équipe pour comprendre pourquoi ces patients sont si peu représentés dans notre file active (environ 6 % en 2013, 3,5 % en 2012). Il était admis que d’autres acteurs locaux rencontraient les sortants de prison. Mais, de toute évidence, ils n’en ont pas les moyens, ni humains ni financiers.
La question de la stigmatisation est aussi apparue comme un frein majeur à l’accès à nos services : en effet, avoir recours à une aide psychologique est une démarche qui vient percuter l’image du héros et le rôle social qui est proposé aux anciens détenus des prisons israéliennes. De fait, cette figure héroïque permet, a l’échelle sociale, de contenir l’expérience de la prison et soutient narcissiquement la personne. Cette fonction collective limite l’expression du vécu et de la souffrance intérieure. De plus, ces hommes et ces femmes qui semblent se réinscrire rapidement dans une vie active, pratique, vitale seraient difficilement disponibles pour des consultations à nos heures de travail (cette dernière hypothèse permettait d’ouvrir une piste interrogeant notre capacité interne d’accueil). Nous avons alors entamé une réflexion en équipe à partir de cette certitude qu’un espace de parole et d’élaboration personnelle pouvait être bénéfique à certains et qu’il nous fallait créer un dispositif spécifique pour les rencontrer. En effet, notre cadre habituel d’accueil ne tenait pas compte de ces obstacles identifiés. Un peu comme si nous fonctionnions à l’image du contexte politique, empreint de violence chronique qui pousse à un certain immobilisme en soutenant les processus de passivation dans la société civile : il nous fallait donc commencer par réinterroger notre programme et nos pratiques.
La consultation unique dédiée aux sortants de prison a été pensée comme la possibilité d’un échange sur les enjeux psychiques liés à cette expérience et au retour à la vie familiale et sociale. La consultation unique permet de créer un espace/temps de rencontre dans un cadre confidentiel et professionnel. Elle est également l’expérience d’une écoute, quelques fois la première, sans engagement ni attentes. Elle est une invitation à nommer les difficultés, quand elles sont présentes, et à souligner les ressources internes de la personne et les solutions possibles. Le cadre de cette consultation unique permet un soutien ayant une fonction thérapeutique. Nous proposons en effet un entretien pouvant durer jusqu’à une heure et demi, rythmé en trois temps et bordé par un cadre défini. L’explication du cadre et le propos de la séance sont tout d’abord exprimés afin de laisser le cœur de la séance au déroulé du récit individuel. Celui-ci est plutôt focalisé sur le retour à la vie extérieure et les possibilités ou non de renouer avec elle, ainsi que les différentes temporalités dans lesquelles le sujet peut évoluer. Ce cadre nous permet d’éclairer la problématique du sujet sans pour autant l’approfondir. Nous devons être vigilant sur notre capacité de contenance afin de clôturer l’entretien sans débordements ni fragilisation du sujet.
La consultation unique est un cadre où l’équilibre entre l’écoute du patient, le respect de ses défenses et l’abord du soin de la dimension psychique est recherché. De plus, l’enjeu de la consultation unique est de proposer la création d’un objet interne accessible. Accessible afin que la personne puisse faire appel à ce moment partagé, au-delà de la consultation unique, lors duquel ses fragilités ont pu être envisagées comme des conséquences “adaptées” à cette expérience, ses réactions émotionnelles ont pu être pensées en lien avec son vécu. Ce cadre comporte des enjeux importants de dé-stigmatisation du soin psychique ainsi que de prévention des troubles psychiques et de la répétition de la violence.
Amener les sortants de prison vers un suivi individuel à l’issue de la consultation unique n’est pas ce que nous recherchons. Pour autant, il nous semble important d’entendre l’émergence d’une demande de soins psychologiques si elle était exprimée, d’être attentifs aux envies qui peuvent apparaitre après cette rencontre avec un psychologue dans laquelle une expression singulière et subjective a eu toute sa place. Nous nous devons également de renvoyer la pertinence d’un suivi ou d’autres modalités de soutien qui seraient à envisager avec la personne si celle-ci nous montre des signes de souffrance sévères lors de la consultation unique.
Nous illustrons pour finir notre propos par la présentation d’une séance de consultation unique menée par l’une d’entre nous.
Ahmad a été libéré de prison peu de temps avant la mise en place de la Consultation Unique destinée aux ex prisonniers. Celle-ci lui a été présentée et proposée par l’une de nos assistantes sociales au cours du suivi de sa famille. Ahmad lui répondra qu’il accepte, « si c’est une seule fois, je veux bien essayer » dit-il. Lorsque nous poussons la porte de la salle de consultation, l’homme à cette première phrase : « J’ai l’impression d’entrer dans une salle d’interrogatoire ». Le décor est planté, le cadre va devoir être manié de façon particulière. C’est en tant qu’ex prisonnier qu’il est présent à cette consultation, avec tout ce que cela implique d’un vécu aux contraintes spécifiques.
J’introduis la séance en nous présentant, mon interprète et moi, je présente le cadre de la consultation unique. Il ne sait pas par où débuter son récit. « Par où commencer ? » Je lui demande si dans la présentation que je viens de faire de la Consultation Unique il y a des éléments qu’il retrouve dans son histoire. Il acquiesce et commence à parler, parler, parler, ne laissant que peu de place au vide. Il parle de sa vie actuelle, depuis sa sortie de prison, de la nervosité qui l’anime, du fait qu’il se sente « sous pression » chez lui, qu’il s’emporte rapidement à l’endroit de sa femme et de ses enfants, que les uniques moyens qu’il trouve pour s’apaiser sont de quitter son domicile ou de s’absorber dans les programmes télévisés. Il nomme aussi la culpabilité qu’il ressent suite à ces moments où il est débordé par ses pulsions agressives. Je lui demande alors si ce vécu émotionnel est récent ou s’il l’a déjà expérimenté par le passé. Il s’engage alors dans le témoignage intime des 8 mois qu’il a passé en prison israélienne. Ahmad décrit une réalité extérieure dangereuse dans laquelle il a du faire preuve d’hypervigilance afin de réduire les risques de sa mise en péril psychique : en effet, dans son récit, les objets malveillants viennent de toutes parts le mettre “sous pression”, notamment les codétenus, potentiels espions, et son avocat en qui il ne peut pas avoir confiance, comme si tout ce sur quoi il pouvait trouvait appui menaçait de s’effondrer. Je l’accompagne à souligner sa position d’acteur au cœur de cette réalité, à souligner les positionnements défensifs qu’il a pu adopter pour survivre à cet environnement atypique et lutter contre l’effondrement. La troisième partie de la séance nous reconduit dans une temporalité présente, auprès de la vie retrouvée par Ahmad à sa sortie de prison.
Si jusque-là je n’étais que peu intervenue dans son récit, si ce n’est pour rechercher ou souligner les ressources qui l’ont accompagné durant son incarcération, ce moment de clôture m’amène à faire des ponts entre les défenses mises en place pour survivre à un environnement malveillant et les réactions qui continuent à l’animer dans son environnement familial. Ce moment permet aussi de renommer ses ressources d’hier et d’aujourd’hui. Face à la souffrance profonde, dépeinte pendant cette consultation, je propose à Ahmad un suivi psychologique classique qu’il accepte. A ce jour, Ahmad est investi dans son suivi, il vient à un rythme régulier à ses séances et pourra dire après plusieurs séances qu’il avait jusqu’alors « la sensation d’étouffer ».
Les sortants de prison sont à présent plus nombreux au sein de nos activités, une augmentation modeste mais réelle. Trois mois après la mise en place du cadre de la consultation unique, nous constatons que ce nouveau dispositif permet un réel accès aux soins psychiques, à ceux qui quittent la parenthèse pénitencière, pour re-trouver une vie sociale. Mais nous avons aussi constaté que le caractère unique du dispositif, s’il permet de les rencontrer en est en même temps la limite principale. En effet, certains de ceux que nous avons reçus dans ce cadre présentaient une telle souffrance psychique qu’un suivi classique semblait s’imposer, mais ils l’ont refusé. Nous pensons qu’il faut aussi explorer les différentes formes de soutien que la société palestinienne peut leur offrir, afin de ne pas considérer ce soin psychique comme la seule alternative à leur disposition. La dimension culturelle avec laquelle nous travaillons au sein de ces consultations doit aussi s’étendre aux différentes formes d’accompagnement qui existent ici. Nous n’en sommes qu’aux balbutiements du maniement de ce cadre spécifique. L’aspect créatif et coopératif de ce travail d’équipe a été particulièrement stimulant. Nous continuons donc à le penser et le faire évoluer au fil de nos constats et réflexions. De même, ce n’est qu’avec un nombre suffisant de consultations que nous pourrons analyser les problématiques communes et les différents besoins de ces personnes.
Les mois à venir nous apporterons le recul nécessaire à une analyse qualitative et quantitative du dispositif et des objectifs présentés.
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