Actualité

© Yalda Yasmin Bahar / Canada in Afghanistan. Boys play as the sun sets behind TV Hill in Kabul. Source (CC BY-SA 2.0)

Carnet de rencontres en Afghanistan

Kaboul, juillet 2002


Marie Rose MORO

Marie Rose Moro est pédopsychiatre, professeure de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, cheffe de service de la Maison de Solenn – Maison des Adolescents, CESP, Inserm U1178, Université de Paris, APHP, Hôpital Cochin, directrice scientifique de la revue L’autre.

Bailly L. Les catastrophes et leurs conséquences traumatiques chez l’enfant. Paris : ESF ; 1996.

Centlivres P. Et si on parlait de l’Afghanistan? Terrains et textes, 1964-1980. Paris : Maison des Sciences de l’Homme ; 2000.

Centlivres P. Les bouddhas d’Afghanistan : la formidable histoire de ces géants de pierre et de leur tragique disparition. Paris : Favre Pierre-Marcel ; 2001.

Moro M.R. Psychothérapie transculturelle des enfants de migrants. Paris : Dunod ; 1998 (coll. Thérapies). Deuxième édition sous le titre Psychothérapie des enfants et des adolescents (2001).

Rahimi A. Terre et cendres (Roman traduit du persan (Afghanistan) par Sabrina Nouri). Paris : P.O.L. ; 2001.

Pour citer cet article :

Moro MR. Carnet de rencontres en Afghanistan. Kaboul, juillet 2002. L’ autre, Cliniques, cultures et sociétés, 2003, Vol. 4, n°1, pp. 99-118


Lien vers cet article : https://revuelautre.com/actualites/carnet-de-rencontres-en-afghanistan/

Carnet de rencontres en Afghanistan. Kaboul, juillet 2002

L’auteur fait revivre des rencontres avec des femmes, des hommes, des bébés, des enfants ou des adolescents vivant à Kaboul aujourd’hui. Après vingt-cinq ans de guerre, ils disent leurs souffrances, leurs pertes mais aussi leurs envies et leurs forces. Ces rencontres ont eu lieu dans le cadre d’une évaluation demandée par Médecins Sans Frontières, mission qui a abouti à l’ouverture d’une consultation psychologique pour les enfants et leurs familles ayant souffert de la guerre dans un quartier azara de Kaboul (le quartier de Darcht-e-Barchi).

Mots clés : Médecins Sans Frontières, psychiatrie humanitaire, réfugiés, Rencontres, trauma.

Notebook of encounters in Afghanistan. Kaboul, july 2002

The author remembers encounters with women, men, babies, children and adolescents living in Kaboul these days. After twenty-five years of war, they tell their suffering, their losses, but also their hope and their strength. These encounters took place during a mission for Doctors without Borders, which started a psychological consultation for children and their parents having suffered from war, in the azara neighborhood of Kaboul Darcht- e-Barchi.

Keywords: Doctors without Borders, Encounters, humanitarian psychiatry, refugees, trauma.

Libreta de encuentros en Afganistan. Kabul, julio 2002

El autor hace revivir encuentros con mujeres, hombres, bebés, niños o adolescentes que viven hoy en día en Kabul. Luego de veinticinco años de guerra, ellos dicen sus sufrimientos, sus perdidas pero tambien sus deseos y sus fuerzas. Estos encuentros tuvieron lugar en el marco de una misión de Médicos sin Fronteras, misión que condujo a la apertura de una consulta sicológica para los niños y sus familias que sufrieron de la guerra, en un barrio azara de Kabul Darcht-e-Barchi.

Palabras claves: Encuentros, Médicos sin Fronteras, refugiados, siquiatría humanitaria, trauma.

Je suis arrivée à Kaboul le jour de l’assassinat d’Adji Qader. Ce jour là, la situation à Kaboul était tendue mais très vite, la vie a repris son cours et l’évaluation psychologique qui m’avait été demandée par Médecins Sans Frontières (MSF) a pu se faire. Au cours de ce travail, j’ai rencontré des femmes, des hommes, des enfants, des adolescents, des bébés, qui sont restés gravés dans ma mémoire. Ce sont ces traces vivantes et précieuses qui sont la trame de ce récit.

Les rues sont animées, le bazar bruisse de cris, de musique, de paroles croisées. Les odeurs de fruits, d’épices, de viande se mêlent ; les gens se frôlent et parfois se bousculent ; les femmes transportent leurs achats ; les hommes s’affairent ou parlementent. Certaines femmes ont quitté le chadri et portent un simple voile, il fait chaud à Kaboul en cette période. D’autres, les plus nombreuses, le gardent et parfois étirent la fenêtre de tissu de leur chadri pour mieux voir la rue. Un groupe de jeunes filles s’ébranle en piaillant vers l’école : elles portent toutes un voile blanc sur la tête et on voit leurs yeux cernés de shorma1.

La présence des étrangers et des forces internationales est très visible à Kaboul. Lorsqu’on parle avec les Afghans de l’action des Américains, ils disent tous sensiblement la même chose : « C’est bien qu’il soient venus mais maintenant il faudrait qu’ils repartent ». Souvent, ils ajoutent que pour eux la politique du Haut Commissariat aux Réfugiés n’est pas très lisible. Cette présence massive des étrangers à Kaboul les rassurait jusque-là mais maintenant, elle commence à les inquiéter… « Ils ne respectent rien » dit l’un. L’autre ajoute : « Ils veulent accélérer des transformations de la société qui ne pourront se faire qu’au rythme que la société afghane peut supporter sans rigidifications ni craintes ». Karzaï lui-même, le Président, dans un discours récent à la radio disait que les étrangers devaient respecter les Afghans et laisser la société décider de ses priorités. Tous, les membres des organismes internationaux, ceux des associations internationales les militaires sont dénommés par le même terme : les étrangers. La différenciation des rôles est pourtant importante.

Clinique d’Arzan Quimat

L’accueil a été très chaleureux autant par l’équipe afghane que par les patients eux-mêmes. Cette clinique est située au sud-est de Kaboul dans un quartier pauvre de la ville. C’est une clinique de consultations externes et d’hospitalisation. Une maternité est en construction.

L’équipe de Médecins Sans Frontières avait discuté de ma venue avec l’équipe de la clinique si bien que des patients m’attendaient, soit référés par les médecins présents soit venus directement. J’apprendrai plus tard que l’Imam avait parlé de ma venue à la Mosquée. Il y avait plus de soixante dix patients qui attendaient ce qui a généré des cris et des bagarres. Je n’ai pu en voir qu’une partie.

Les consultations se sont faites en présence de Mathilde, un médecin MSF et du Dr Abdul Halim qui nous prête son bureau. Nous sommes tous assis par terre et les patients s’assoient avec nous, à même le sol.

Bribes d’histoires entendues

Chazia, la peur des fenêtres et des vaches

Chazia, douze ans, consulte accompagnée de sa mère. Elle a mal à la tête.

« Ces douleurs insupportables ont commencé sept ans auparavant » dit la mère. Je demande à l’enfant si elle se souvient de quand cela a commencé exactement. Elle ne sait pas. Sa mère dit que tout a commencé lors des bombardements de Massoud sur Kaboul. Depuis, elle ne peut plus dormir près d’une fenêtre. A-t-elle peur d’autre chose ? Oui dit la mère, elle a peur des vaches, elle a peur de recevoir un coup de patte. La petite est terrorisée rien qu’à l’évocation des vaches et des fenêtres. Elle arrive à s’en- dormir à condition d’être loin d’une fenêtre et d’être rassurée par sa mère. A l’entretien, c’est une enfant inhibée, inquiète. Elle a peur de nous en début d’entretien. Elle est en troisième classe (ce qui correspond à peu près au CE2). Mais sa mère se plaint qu’elle a du mal à se concentrer. Elle me demande s’il y aurait un médicament pour que sa fille soit comme avant. Cette idée d’être comme avant est présente chez tous : avant la guerre, avant le trauma, effacer les traces de la guerre sur soi, en soi. Elle est déjà allée plusieurs fois au bazar pour chercher des médicaments pour sa fille, rien n’est efficace. Je lui dis que les médicaments ne sont pas efficaces sur la frayeur qui est restée dedans. « Celle qui rend triste » dit-elle. J’acquiesce. « Alors que faire ? » me demande t-elle. Dans l’urgence et sachant qu’elle ne pourra être prise en charge tout de suite, je lui propose de faire avec moi et d’apprendre quelques mouvements de relaxation qui lui permettront petit à petit d’apprivoiser le frayeur qu’il y a en elle. La jeune fille n’est pas rassurée. Je lui demande de s’allonger au milieu de nous et je lui propose quelques mouvements de relaxation. Elle se laisse aller, se détend et accepte de rentrer dans l’exercice. A la fin, elle est beau- coup plus souple et rassurée. Sa mère en revanche me dit : « Donnez-moi un médicament pour qu’elle continue à aller bien quand vous ne serez plus là ! » Je maintiens la position de non-prescription médicamenteuse mais je sens qu’une seule consultation n’est pas suffisante pour permettre le maintien de l’effet en dehors de ma présence. La jeune fille me sourit, elle se sent mieux. La mère reste sur le qui-vive. La demande pour sa fille la concerne elle aussi. D’abord soigner ses enfants puis accepter de dire sa propre douleur.

Chazia présente un syndrome post-traumatique modéré mais qui ne disparaît pas spontanément et qui s’est structuré sous forme d’inhibition et de restriction du fonctionnement psychique. Une intervention à type de relaxation et quelques séances de psychothérapie sont nécessaires.

Hasibula, se préserver de Sheytane

Hasibula pousse les autres et s’impose dans le cabinet de consultation. C’est son tour maintenant ! Depuis trois ans, « cela ne va pas » dit-il. Il fume beaucoup, il est irritable et il sent qu’il a changé. Que s’est-il passé ? Il ne sait pas vraiment. La guerre… Il se passe tellement de choses dans la guerre. Et puis, il est tombé dans un puits – un puits profond où il a fait de mauvaises rencontres. Il a été attrapé par Sheytane (le diable). Depuis, il est changé, il fait de mauvaises choses et il a de mauvaises pensées. En lui faisant préciser davantage cet épisode, il dira que ceci est arrivé au moment d’un changement de maison, la sienne avait été détruite. L’errance rend vulnérable. Cette théorie étiologique (être touché par Sheytane) rend compte de la peur qu’il a eu à ce moment-là et des changements intérieurs qu’il ressent et ce, de manière culturellement conforme. Je lui demande s’il est allé voir quelqu’un de la communauté qui connaît ces choses-là. « Non, dira t-il, j’ai honte ! » Il est menacé dans son identité au point d’avoir honte de le dire.

Hasibula présente un syndrome dépressif qui s’est compliqué d’anxiété. Le tout étant apparu après la destruction de sa maison. Je lui propose un traitement antidépresseur par amitriptyline. Ce traitement doit être maintenu plusieurs mois. Des mots et des médicaments, Hasibula, est apaisé. « Je ne suis plus seul ! » dit-il.

Médina, la survivante

Médina, six ans, habillée de couleurs chatoyantes, vient à la consultation accompagnée de sa mère qui est très inquiète. La mère dit immédiatement, avant même de s’asseoir, que la fillette est tombée d’un toit alors qu’elle avait deux ans. « Médina ne m’écoute pas, elle ne veut rien faire, je ne sais pas comment faire avec elle. » Au cours de la guerre, elle a perdu deux de ses filles. Madame ne sait pas pourquoi elles sont mortes.

« La guerre est ainsi, dit-elle, elle n’emporte pas seulement ceux qui se battent mais aussi les enfants. Pendant la guerre, on avait peur de sortir pour trouver un médecin. Mais, maintenant que la guerre est finie, on constate que les enfants ne vont pas bien. Ce qui était acceptable au moment de la guerre ne l’est plus maintenant. » J’entre en relation avec Médina en jouant avec elle : elle aime bien les bracelets que j’ai autour du poignet et que je lui propose de jouer avec. Elle est vive mais a beaucoup de mal à se concentrer et à maintenir son attention sur une tâche même ludique. J’apprends qu’elle a du mal à s’endormir car elle a peur de la nuit. La nuit réveille en elle des angoisses de mort ; en effet, parfois elle exige sur un mode tyrannique, que sa mère reste près d’elle jusqu’au moment où elle s’endormira. Médina est une sorte de survivante de la guerre. Maintenant que la guerre est terminée, sa mère voudrait qu’elle se comporte comme une fillette obéissante, indépendante et sans crainte, alors que jusque-là elle n’avait rien exigé d’elle : la faire survivre prenait toute son énergie. On est là dans les causes directes mais aussi indirectes de la guerre : effets sur les enfants et leur éducation de la désorganisation familiale et sociale. Devant la symptomatologie anxieuse qui traduit des réminiscences de traumas et de deuils précoces, je propose des mouvements de relaxation pour apaiser l’excitation de la fillette et permettre un autre type de lien mère fille. Je montre à la mère comment faire. La mère se demande si des médicaments ne pourraient pas prolonger l’effet de cela. Je lui dis qu’à cet âge les médicaments ne sont pas indiqués. Elle le sait, dit-elle, elle en a déjà beaucoup essayé au bazar et c’est encore pire après. Alors, pourquoi continuer à le faire : l’agitation frénétique de la mère répond à celle de la fille. Toutes deux se défendent contre l’angoisse dépressive et le deuil impossible des filles, emportées par la guerre. Dans cette situation une psychothérapie mère fille serait indiquée pour les aider à se réunir par autre chose que des souvenirs traumatiques et ainsi se séparer. Alors seulement Médina pourra être tranquille loin de sa mère sans être obligée de la provoquer et de lui dire non pour la maintenir en vie. Trois ou quatre séances de consultation seraient nécessaires pour faire ce travail de séparation individuation.

Ousmane, un homme en colère

Ousmane a vingt deux ans. C’est un bel homme aux yeux profonds et tristes. Ousmane est réservé et taciturne. Il a beaucoup de mal à dormir et a toujours très mal à la tête. Je lui demande : « Depuis quand ? » Il a l’air surpris. « Depuis toujours ou presque » dit-il. En fait, il ne se souvient plus comment il était avant. J’insiste : « Avant mais avant quoi ? » « Avant la prison » dit-il, comme une évidence. Chacun le sait qu’il a fait de la prison sous les Talibans et que c’était une épreuve. Il a été mis en prison pendant dix-huit mois. Pourquoi ? La question se pose à peine. Parce qu’il était accusé d’avoir des armes peut-être à son retour d’Iran où il s’était réfugié. C’était sans doute pour cela. Peut être aussi parce qu’il avait la barbe trop courte. On ne savait jamais trop pourquoi on vous jetait en prison sous les Talibans. Il est sorti de prison il y a trois mois seulement. Il  y est resté dix-huit mois. C’était difficile la prison des Talibans : peu de nourriture, pas de jugement, pas de règle sinon l’arbitraire au quotidien, pas d’hygiène. Tous les prisonniers étaient mis ensemble quel que soit le motif de l’incarcération. Certains comme Ousmane ont subi des sévices sexuels, d’autres physiques. « La honte » c’est ainsi qu’il nomme ce qui c’est passé. C’est le mot qu’il répète constamment. Depuis qu’il est sorti, il est en colère tout le temps. Pas de répit. Pas de répit non plus pour les souvenirs qui l’envahissent, souvenir de son retour d’Iran mais surtout de la prison. Souvenirs presque sans contenus, un sentiment d’horreur qui l’habite et le hante – il s’agit là d’une symptomatologie traumatique dont le traitement à ce stade est psychothérapique et chimiothérapique.

Nouria, des brûlures en guise de fiançailles

Nouria a vingt deux ans. C’est une belle jeune femme à la peau claire. Elle parle toujours les yeux baissés. Elle vient accompagnée de sa mère qui lui parle comme à une petite fille. Nouria a mal à la tête, aux mains et aux pieds. Des douleurs importantes, c’est comme si on lui donnait des coups. Et puis, elle se plaint de sensations de brûlures dans tout le corps. Quand je lui demande depuis quand toutes ces douleurs ont commencé, elle me dira : « Depuis que je suis jeune fille. » Je fais l’hypothèse qu’il s’agit de la puberté. Mais chemin faisant, je comprends qu’il s’agit en fait d’un moment plus précis, c’est le moment des fiançailles et de la pro- messe. On m’explique alors que lorsqu’une fille est fiancée, elle ne doit pas aller aux fêtes qui ont lieu dans la famille de son futur mari. Or, ce soir-là, sa famille était invitée dans sa future belle-famille, elle devait donc rester seule à la maison et préparer des lits pour ceux qui, après la fête, resteraient dormir dans cette maison. Il y eu des bombardements lointains alors qu’elle était seule dans la maison familiale. Nouria était figée de frayeur et d’angoisse. Or, Nouria ne pouvait rien faire : ses mains, ses pieds, sa tête, étaient brûlants et douloureux et son cœur bat- tait la chamade. Elle était comme paralysée, incapable de bouger et de travailler. Lorsque ses parents sont rentrés, ils ont commencé par la disputer et, c’est seulement devant sa stupeur qu’ils ont compris que quelque chose de grave s’était passé. Sa mère dira lorsqu’elle se sentira en confiance avec nous : « on l’a laissée seule trop tôt et elle a été attaquée ! Vous comprenez, frappée par un être » (un djinn peut-être). A la fin de la consultation, elle me dira qu’on appelle cela subian. La mère ajoutera que si des choses comme cela arrivent, c’est parce que tous, et en particulier les jeunes filles, ont été très vulnérabilisés par la guerre et ensuite par les Talibans : à Kaboul la vie n’était plus normale. La mère exprime bien la désorganisation de la vie et ses conséquences pour les êtres en particulier les plus fragiles comme Nouria. En effet, quelques mois plus tard, Nouria s’est mariée malgré ses douleurs. La première nuit de noces fut traumatique. Pourtant son mari est gentil dit-elle, « Il me comprend. Mais c’est long et je ne guéris pas. » Nouria a toujours peur de rester seule, elle a peur du bruit. Sa famille s’arrange pour qu’elle ne soit jamais seule de peur qu’elle soit attaquée de nouveau. Sa fragilité est sans doute plus ancienne que les fiançailles mais toutes les personnes vulnérabilisées paient un prix psychique plus fort au trauma et à la guerre. Je lui demande de me raconter un rêve. Elle me raconte un rêve répétitif et traumatique : on la laisse seule et elle se transforme en pierre, irrémédiablement. Je propose qu’elle entreprenne de se souvenir de ses rêves et de les racon- ter à quelqu’un de confiance qui sait les interpréter. Elle demande à revenir pour me les raconter. Nouria s’est tout de suite inscrite dans un cadre d’élaboration psychique dans la mesure où la parole même au cours de ce simple entretien la soulage. En effet, elle avait très mal en arrivant, les paroles dites et le rêve extériorisé ont apaisé même transitoirement la douleur. Elle reviendra.

Rencontre avec l’Imam Charian Chersak

J’ai demandé à rencontrer l’Imam du quartier. Il viendra me rendre visite à la fin de la journée à la clinique. C’est un vieil homme à la barbe blanche et aux yeux perçants. Il porte un magnifique turban autour de sa tête. Il est habillé avec beaucoup d’élégance dans les tons or et ocre. Il porte aussi un gilet traditionnel marron. Nous sommes assis tous les trois en tailleur avec Omayoun (un collaborateur afghan qui traduira, l’entretien se déroule en farsi). Monsieur se présente comme un homme humble et digne. Après les remerciements d’usage, je lui dis que je viens lui demander conseil et discuter avec lui des modalités d’un programme médical qui s’adresse aux souffrances psychologiques. Nous engageons une conversation sur les souffrances psychologiques individuelles et collectives. Il me parle du peuple afghan, des familles qui le consultent et de lui- même avec dignité et élégance.

M.R.M.2 : « Le peuple afghan a été très touché par la guerre.

C.C. 3 : Après un combat on se repose d’habitude. Nous on n’a pas pu se reposer. La guerre a entraîné plusieurs types de souffrances psychologiques : les pertes, les frayeurs et les difficultés économiques. Les bruits des tirs, les feux, les morts vous empêchent de dormir. Vous perdez parfois le sens de la vie, le goût de vivre. »

Il me raconte alors une histoire qu’on pourrait intituler : « Perdre son enfant et perdre la raison… » pour m’expliquer à quel type de souffrances il a été confronté ; souffrances qui dépassent ses propres capacités d’écoute et d’action. Ce vieux monsieur, très respecté, a des activités importantes à la Mosquée et on vient le consulter comme un guérisseur. Une famille est donc venue pour la situation suivante.

C.C. : « Une femme sort de sa maison qui est bombardée. Elle tient un bébé dans ses bras. Elle court. Elle traverse une rivière. Arrivée sur la rive, elle se croit sauvée. Elle regarde alors son bébé… En fait, elle l’a laissé tomber dans l’eau. Elle a perdu son bébé. Comment continuer à vivre ? Elle ne peut plus rien contrôler dans sa maison car elle a perdu l’essentiel, le contrôle de la vie de l’enfant. Je l’ai seulement écoutée !

M.R.M. : « Ce que vous faites pour eux est très important.

C.C. : Oui, mais j’ai besoin d’aide. D’ailleurs j’en ai parlé hier à la Mosquée. J’ai annoncé votre venue. »

C’est donc pour cela qu’il y avait tant de monde à la consultation. Elle avait été annoncée à la Mosquée. Ceci montre, si besoin était, qu’il n’y a pas de problème d’acceptation de telles consultations et que le travail de préparation est essentiel. La société s’approprie aussi cette dimension psychologique à travers les paroles des vieux.

M.R.M. : « Pourquoi les gens demandent tant de médicaments ?

C.C. : C’est comme quand le ramadan tombe en été : on mange beaucoup avant que le jour ne se lève car on a peur de manquer et de ne pas pouvoir tenir. Après on sait que l’on n’a pas besoin de manger tant, qu’on peut tenir. On n’a plus confiance en soi-même. Les médicaments et les médecins, c’est pareil ! »

Que faire ?

L’importance des patients qui attendaient ce jour-là une consultation psychologique (consultations justifiées dans la quasi-totalité des situations évaluées mais nous n’avons pas pu tous les voir), la qualité des références qui avaient été faites par l’équipe médicale de la clinique, l’aisance des patients à s’inscrire dans un travail psychologique quelles qu’en soient ses modalités (parole, travail sur le rêve, relaxation, médicaments, travail individuel ou familial…) et les modifications observées dans le temps même des consultations, tout cela montre la massivité de la demande psychologique et la faisabilité d’un tel travail. La traduction a été faite par un homme d’une manière fine et bien adaptée à ce type d’entretien. Les hommes mais aussi les femmes parlaient aisément et même des choses intimes et privées. Le travail de traduction s’est avéré aisé – ce qui compte c’est la qualité de la traduction mot à mot et la position du traducteur. La clinique observée était une pathologie traumatique directe (syndromes post-traumatiques et pathologies réactionnelles) et indirecte (conséquences de la guerre et des événements traumatiques sur l’organisation de la vie, sur l’éducation des enfants, sur la différence des sexes et des générations…).

Poste de santé de Pul-i-Charki

La question que je me suis posée en arrivant dans ce poste de santé ouvert à l’endroit où le HCR fait une distribution d’argent et de nourriture (retour facilité dans le jargon international) concernait d’abord les conditions et les modalités de retour des Afghans (ceux qu’on appelle les retournees). Un tiers des Afghans réfugiés serait déjà rentré selon le HCR à une vitesse beaucoup plus grande que prévue. J’ai donc cherché à savoir sur un plan beaucoup plus individuel, histoire par histoire, ce qui décidait les gens à rentrer dans leur pays à ce moment-là. J’ai écouté ce qu’ils dis- aient, j’ai posé quelques questions ou j’ai répondu aux leurs lorsqu’ils me demandaient ce que je faisais. Devant mon intérêt pour leur parcours, ils se mettaient à me raconter leurs exils et leurs retours, véritables épopées modernes. Certains prennent la décision de rentrer très vite, comme une sorte de nécessité parfois peu rationnelle, rentrer tout de suite quelles que soient les circonstances familiales. D’autres hésitent, racontent leurs atermoiements puis, lorsque la décision est prise, les familles rentrent, peu importe ce qui peut se passer à ce moment-là : un bébé est malade, une mère va accoucher, une personne âgée ou malade se meurt – les familles préfèrent que leurs vieux parents meurent en terre afghane. Des camions pakistanais arrivent plein à craquer : des enfants, des femmes, des hommes, de maigres ballots… puis quand ils sont passés par la distribution du HCR, apparaissent des toiles de tentes, des brouettes… Ils recevront aussi de l’argent et du riz. Des informations pêle-mêle sont données dans cet endroit : les mines, l’école nécessaire pour tous, des vaccinations sont faites et des consultations médicales sont proposées.

Les hommes, les femmes, les enfants arrivent hagards. Ils montrent leurs blessures, leurs corps endoloris et se plaignent de douleurs, de fièvre parfois, de vomissements, de diarrhées. Le voile des femmes sert à essuyer les visages des enfants, à les moucher aussi, à nouer l’argent ou les médicaments traditionnels ou occidentaux. Les enfants portent sou- vent des objets protecteurs accrochés à leurs vêtements avec une épingle ou, pour les plus démunis, accrochés à leurs cheveux.

La pathologie psychiatrique vue à Pul-i-Charki est parfois ancienne et souvent chronique. C’est plus une pathologie de migrants et de réfugiés qu’une pathologie traumatique aiguë. Dans ce lieu de passage, s’exprime essentiellement l’épuisement. Ceux qui rentrent n’expriment pas de soulagement (le retour ne fait que commencer pour eux), ni de joie. Lorsque je les interroge sur la tristesse et l’accablement, ils disent qu’ils ont tout perdu au Pakistan ou en Iran et qu’ils attendent que le Gouvernement les aide. Ils sont cependant sans illusion. J’ai entendu plusieurs Kaboulis dire : « Avec le retour des réfugiés commence la deuxième tragédie. »

La plupart des Afghans de retour ce jour-là disent vouloir rester à Kaboul, une minorité se destine à aller jusqu’à leur région d’origine mais peu. Certains font état de rumeurs : il y aurait des tirs à Bâmyan, tel endroit n’est pas sûr…

Scènes vues

Un médecin à l’extérieur de la tente fait « une sorte de tri » des patients. Qui est le plus urgent et doit être vu en premier ? Je m’assois tout d’abord près du médecin qui organise la file d’attente.

Errances

Chana se plaint au médecin de douleurs multiples. Je lui demande d’où elle vient ? « Du Pakistan » me répond t-elle. « J’étais jeune quand j’ai quitté l’Afghanistan, je suis vieille maintenant ! »

Tel autre se plaint de douleurs à l’estomac, douleurs qu’il a depuis longtemps… Je lui dis qu’il est sans doute inquiet depuis longtemps, il me répond « oui et la route est encore longue ! »

Deux autres qui ont appris dans la file que je m’occupe des problèmes psychologiques viennent me voir et me disent à peu près la même chose :

« J’ai des problèmes psychologiques mais je n’ai pas le temps de venir vous voir aujourd’hui, je dois partir à Kaboul ! » En réalité tous les deux présentaient des problèmes psychiatriques chroniques, lourds et anciens.

Je les ai informés de la possibilité de consulter à l’hôpital psychiatrique de Kaboul. Mais certains ne s’arrêteront pas à Kaboul.

Je m’assois ensuite près du médecin qui consulte à l’intérieur de la tente.

Allaiter même si on n’a plus de lait

Une femme se met à allaiter sous son voile. Au pied du médecin, elle allaite sans regarder l’enfant caché, sans regarder le médecin, les yeux dans le vide, elle s’immobilise. Elle se relève, l’enfant est calmé. Elle dit à mon traducteur : « Je n’ai plus de lait, mais cela lui fait du bien quand même. »

I like red

Un homme pachtoun s’assoit à sa place, un chapeau sur la tête plein de brillants, les yeux cernés de sorma, l’allure très féminine. Il est accompagné de sa femme et de deux enfants. L’un d’entre eux, le plus petit, porte un jean et un pins « I like red » – trace de la rencontre avec une association internationale qui donne des livres aux enfants, « Red Fondation ». Les enfants sont habillés à l’occidentale et très soignés, le père a un habit traditionnel et la mère ne porte pas de chadri. Dans cette foule bigarrée de réfugiés, on perçoit des différences sociales et économiques importantes. Ils consultent pour tous les membres de la famille. Chacun a mal quelque part.

Personne ne s’occupe de moi

Une veuve qui va à Mazar-i-Charif geint et marmonne. « Mon mari a été tué il y a longtemps pendant la première guerre. Mon fils est allé à Kaboul pour toucher sa pension, il est mort : un tir de rocket l’a tué. On s’est enfui, on revient ma fille et moi mais personne ne s’occupe de moi ! »

Celle qui est si pauvre qu’elle n’a pas d’argent pour marier sa fille

Une femme « usée par les épreuves » se plaint de douleurs partout. On la fait asseoir un peu à l’écart de la foule, elle se met alors à égrener ses difficultés : « Elle a si peu d’argent qu’elle ne peut marier sa fille ! » Au Pakistan, elle n’a pu le faire, elle espère que dans son pays natal, elle pourra le faire. Elle dit qu’elle sait que ce sont ses problèmes qui créent  la douleur. Elle nous remercie de l’avoir écoutée. Elle dit qu’elle n’a rien à nous donner en retour. Je la remercie à mon tour.

La femme au sac à main

Cette femme, c’est la première que je vois cela, a un sac à main qu’elle porte sur l’épaule. Les autres font des nœuds dans leur foulard ou accrochent sur leur robe des morceaux de tissu qui contiennent leurs trésors : des médicaments occidentaux ou traditionnels, de l’argent, des papiers… La femme au sac à main a mal au ventre depuis un an et sa fille de huit ans qui l’accompagne a aussi mal au ventre et à la tête depuis un an. Que s’est-il passé il y a un an ? « Rien de particulier dit-elle dans un premier temps. » Un an pour dire que c’est sérieux et pas transitoire. « Et puis voyez comme elle est faible cette petite fille, elle tient à peine debout dit la mère. » Toute la famille a été touchée, lui dis-je. « Oui dit-elle d’ailleurs mon mari aussi est faible ! » Elle demande des médicaments pour tout le monde. Je lui dis que ce sont peut-être les inquiétudes qui font mal au ventre et à la tête. Elle dit : « Je le sais, l’Imam au Pakistan me l’a déjà dit ». Que lui proposer dans cette situation ? De l’attention, une reconnaissance de la souffrance familiale et individuelle et écouter vraiment ce qu’elle dit. En effet, cette petite est précieuse, elle a déjà perdu deux filles sans vraiment savoir pourquoi, la dernière il y a un an, alors qu’elle dormait. Un examen clinique de la petite fille s’impose pour être sûr qu’elle n’a pas d’atteinte organique et ainsi pouvoir faire des liens entre les morts du passé, les inquiétudes et les symptômes ressentis par la mère, par la fille et le père.

A la demande des médecins, je vois quelques patients en consultation, un peu à l’écart, dans l’espace réservé d’habitude aux accouchements.

Fantômes dans la tête d’un bébé

Une jeune femme, belle et soignée, arrive avec un bébé d’environ un an. Elle est accompagnée de son frère qui manifestement prend soin d’elle et de son bébé. Le bébé a mal à la tête dit la mère. D’ailleurs, elle lui a mis un petit bandeau autour de la tête pour le soulager et pour nous dire où a mal l’enfant. Mais comment sait-elle que l’enfant à mal à la tête ? me demandais-je. Je ne dis rien, c’est le médecin qui mène alors la consultation. Il vérifie sa nuque, elle est souple, il vérifie sa température, il n’a pas de fièvre, il demande s’il vomit, il ne vomit pas. La jeune femme, déjà veuve, est soignée et maquillée comme le bébé qui lui aussi est bien habillé. Il a de la fièvre la nuit dit-elle, le médecin doute de la fièvre seulement la nuit mais il comprend que la route est encore longue et qu’ils sont fatigués. Vont-ils arriver à Mazar-i-Charif et que vont-ils trouver là-bas ?

Il se tourne alors vers moi et dit : « Voulez-vous la voir ? » J’accepte, Madame et son frère acceptent aussi. Nous changeons de lieu de consultation. La maman s’assoit avec son bébé sur les genoux, son frère reste près d’elle, debout. Je pense dans mon for intérieur : il ne veut pas s’asseoir, il veille, il monte la garde auprès de sa sœur et du bébé.

Avant de faire connaissance, je lui demande comment elle sait que le bébé a mal à la tête. En ce début d’entretien, elle ne répondra pas. Si je ne comprends pas, comment va t-elle m’expliquer ? Il en est ainsi pour tout d’ailleurs, des questions qui présupposent que nous ne savons pas, sont des questions auxquelles les patients ne répondent pas. D’ailleurs en général, nous posons trop de questions.

Zeineb, c’est son prénom, parle sur un ton monocorde, elle regarde parfois son frère qui est assis à côté d’elle. Leur père a été tué il y a une dizaine d’années. Leur mère est morte tuée par des tirs au moment où elle était allée à Kaboul pour demander une pension après la mort de son mari. Le frère et les deux sœurs ont alors décidé de partir pour rejoindre un oncle qui était réfugié au Pakistan à Islamabad – un frère du père. Ils ont retrouvé l’oncle après bien des difficultés. L’oncle a accepté de  mauvaise grâce de prendre en charge ses deux nièces et son neveu. Il a décidé de vendre le magasin du père à Mazar-i-Charif pour marier Zeineb, la plus âgée des filles, elle avait quatorze ans, à un Pakistanais. Zeineb s’émeut  en parlant de cela. Elle regarde son frère et dit : « Mon oncle m’a vendu   à un Pakistanais, comme on vend une vache ! » Zeineb était très malheureuse dans la famille pakistanaise, ils la maltraitaient et l’insultaient en lui disant « les femmes afghanes ont toutes été violées sur le chemin, ce sont des prostituées… ». De plus, elle voyait très peu son frère et sa sœur et elle en était très malheureuse. Son mari, était un homme beaucoup plus âgé qu’elle. Elle était sa troisième épouse. Par ailleurs, son mari était malade et, elle le dit très directement, il était impuissant. Bientôt, sa belle- mère va lui reprocher de ne pas avoir d’enfant et d’être stérile. Zeineb sait qu’elle n’est pas stérile, mais rien ne peut être dit sur son mari. Elle commence à avoir envie elle aussi d’avoir un enfant pour ne plus être seule au milieu de cette famille étrangère qui l’insulte et dont elle ne comprend  que partiellement la langue. Elle pleure dès qu’elle est seule, se sauve plu- sieurs fois pour aller rendre visite à sa sœur et à son frère mais elle est violemment réprimandée par son oncle. Elle décide alors d’aller faire un enfant avec un homme afghan, un voisin qui lui plaît et elle sait qu’elle  lui plaît aussi. Elle aura cet enfant, une belle fillette qu’elle nommera du nom de sa mère. Son mari sait que cet enfant n’est pas de lui, peu lui importe, elle nie tout. Son mari bat Zeineb, lui frappe sur le ventre, l’injurie. Le bébé naîtra quand même. Zeineb est pleine de joie. Son mari meurt d’une affection cardiaque il y a quelques mois. Elle retourne alors chez son oncle avec l’enfant, la famille pakistanaise « n’en veut pas ! » fort heureusement pour elle, ajoute t-elle presque avec humour. L’oncle est un peu mécontent, personne n’est là pour lui dire qu’il doit respecter les règles dans de telles circonstances : la guerre permet tout même les transgressions et rompt les contraintes mais aussi les solidarités. L’oncle veut alors « vendre » la plus jeune sœur à un autre Pakistanais qui la demande. Elle ne veut pas. Son frère s’oppose alors à son oncle. Ils se fâchent. Le frère et les deux soeurs décident de repartir pour Mazar-i- Charif. La jeune sœur meurt sur le chemin du retour. Elle a de la diarrhée, puis elle vomit, elle est brûlante. Elle meurt. Elle est enterrée en Afghanistan à la frontière avec le Pakistan.

Zeineb me regarde alors bien dans les yeux et me dit : « Vous comprenez, j’ai mal à la tête et le bébé aussi. » Je comprends en effet, maintenant comment elle peut savoir que le bébé a mal à la tête, c’est une projection de sa propre douleur. Je me demande comment intervenir « en urgence » dans ce lieu avec la certitude que je ne la reverrai pas une seconde fois.  Je lui dis : « Je peux peut être vous aider à faire sortir la tristesse et les mauvaises pensées qui vous habitent depuis la mort de votre sœur. Nous allons jouer (je lui propose de faire un peu de psychodrame). Je joue votre sœur et vous, vous jouez vous ». Le frère me regarde inquiet mais Zeineb comprend d’emblée la logique et me dit « Non ! Je vais jouer ma sœur et vous allez jouer moi ! ». Et pour marquer sa décision, elle me met son fils dans les bras et elle reste debout. Elle se met alors à jouer sa sœur et elle me reproche de l’avoir fait mourir, de l’avoir tué, d’avoir pris une mauvaise décision, celle de partir et de ne penser qu’à moi…. Cette culpabilité étant exprimée très directement, elle s’apaise et ajoute : « Mais je comprends ta décision, il vaut mieux mourir dignement que de vivre lâche- ment ! » Elle reprend le bébé qui était dans mes bras, s’assoit et signifie par là que le jeu est fini. Je n’ai rien dit, c’était inutile, l’essentiel a été dit par Zeineb. Elle se lève et part, préoccupée par les choses à faire dans le camp. Son frère, qui n’a rien dit jusque-là, nous remercie, remercie MSF « merci d’avoir été sur notre route » et s’en va lui aussi chercher l’argent de la famille que le HCR doit lui donner. Je reste époustouflée par les paroles de Zeineb, par son courage, sa capacité à utiliser ce qui se présente sur son chemin, que ce soit la décision de faire un enfant ou sa manière d’utiliser le cadre thérapeutique. Une belle leçon de vie pour ceux qui l’écoutent et la preuve que même dans un camp de passage des petits moments volés au quotidien difficile des familles peuvent devenir signifiants.

La femme touchée par l’ombre noire

Une dame qui paraît âgée pleure dans la file d’attente. C’est rare, en général dans la file, les gens cherchent à passer, s’activent, parlent… Ils sont très actifs. Madame pleure, ce qui attire l’attention du médecin qui lui propose de venir me voir. Madame ne porte pas de chadri, juste un petit voile sur la tête qui n’a plus de couleur et une robe noire, usée et sale. En fait, elle n’a que quarante ans et en paraît beaucoup plus. Elle parle d’un ton résigné et profondément triste. « Je suis mal. Je ne comprends pas ce qui m’arrive depuis huit mois, tout va mal. J’ai mal à la tête, à l’arrière de la tête, quand cela me prend, je ne peux rien faire. C’est vraiment très douloureux. Les médecins au Pakistan me donnaient des médicaments mais cela ne me soulage pas. J’ai quitté l’Afghanistan il y a longtemps, je ne sais plus quand. J’ai vécu au Pakistan très longtemps, trop longtemps. J’ai perdu mon mari et mon fils. Avant je m’occupais de tout, maintenant, je n’y arrive plus. » Je lui demande si elle a consulté quelqu’un qui sait. Elle me répond sur le ton de l’évidence : « Bien sûr j’ai consulté un Imam au Pakistan, il dit que c’est l’ombre noire qui s’est abattue sur ma famille. Il a fait des protections mais je n’ai plus de force, je suis faible. Au Pakistan, j’ai vécu de mauvaises choses. Je voudrais oublier ». Je lui demande qui est l’homme de la famille ? « Il n’y en a plus » répond t-elle. Elle a perdu beaucoup d’enfants en bas âge en Afghanistan, elle a perdu pendant la guerre son mari et son fils et elle est partie au Pakistan avec sa fille. Arrivée là-bas, la vie était difficile sans homme mais elle avait beaucoup de force et de courage. Elle a donc réussi à réorganiser sa vie là-bas en faisant des tapis avec sa fille. La vie était dure mais possible. Depuis huit mois, elle n’a plus le courage de rien faire. Que c’est-il passé il y a huit mois ? Il y a un an environ, elle a marié sa fille à un Afghan qui vivait près d’elles à Peshawar. Il était largement temps de la marier, elle avait vingt trois ans dit Madame. Elle a refusé plusieurs fois sa main car elle voulait la garder près d’elle, avec elle. Elle voulait rentrer avec elle à Bâmyân d’où la famille est originaire et où ils ont leur maison familiale (elle est sans doute détruite mais le terrain existe dit-elle avec une certaine animation retrouvée). Elle attendait donc de pouvoir rentrer avec sa fille. Il y a un an, des hommes de la communauté sont intervenus et ils ont dit : « Il faut que tu marries ta fille ». Leila, sa fille, n’avait pas envie non plus de quitter sa mère, mais le temps était venu d’avoir un mari et des enfants. Elle a donc marié sa fille avec un jeune homme doux et gentil mais dont la famille n’est pas de Bâmyân. Lorsque les familles afghanes ont commencé à rentrer la question s’est alors posée de savoir comment faire. Triste et déprimée depuis le départ de sa fille, elle ne voyait qu’une solution, rentrer à Bâmyân. Mais le mari et surtout sa famille ne l’entendaient pas ainsi, Leila devait rentrer elle aussi mais avec son mari dans la plaine de Shamali. Madame a compris qu’elle était irrémédiablement seule et qu’elle devait finir son chemin, seule. Un matin, elle a rassemblé quelques affaires et elle est partie dans un de ces camions bariolés qui allait à Kaboul. La veille elle l’avait dit à sa fille : « Je pars à Bâmyân dire à ton père que la vie continue à travers toi et tes enfants. Sois digne de notre famille ». De Kaboul, elle trouverait bien le moyen d’aller à Bâmyân sans doute pour y mourir mais dignement. « Voilà, dit-elle sobrement, pourquoi je pleure. » La guerre lui a volé ses hommes, l’exil sa fille. Les migrations bousculent les modalités d’alliance (mariage) et les liens intergénérationnels. Comment faire pour maintenir le modèle de famille élargie qui per- met les solidarités entre générations quand vous avez marié, au cours des étapes de l’exil, votre fille à un homme qui va partir avec sa famille ailleurs. Renoncer à votre village natal, elle ne le pouvait pas madame car son mari et son fils étaient enterrés là-bas et, elle avait besoin de revoir Bâmyân. De plus, vivre avec sa fille dans la famille de son mari, cela lui semblait contraire aux règles habituelles. Condamnée à retourner seule dans le berceau familial ou mourir en chemin. Madame n’avait peur de rien, en tous les cas pas de la mort, peut-être de la solitude… Que faire contre cette ombre noire qui l’habitait depuis le départ de sa fille et contre laquelle les pratiques traditionnelles semblaient aussi inefficaces que les traitements des médecins ? Je lui pose directement la question à la fin de notre entretien long et émouvant – je pressentais bien là les limites de notre action médicale et psychologique sur les remaniements des liens, conséquences indirectes de la guerre. Elle me dit : « Vous m’avez vu pleurer devant les autres et vous m’avez fait entrer ici où j’ai pu pleurer sans honte. Vous m’avez écoutée longuement et sans impatience. Sans doute ne pouvez vous rien faire de plus pour moi si non me laisser repartir pour Bâmyân un peu moins lourde qu’avant. Je vous ai raconté ce que vivent les Afghans lorsqu’ils doivent quitter leur terre ». Elle se mouche dans son voile, sèche ses larmes, me touche la main et me donne un vrai sourire. Je ne dis rien de plus, ne propose rien de plus, je la laisse partir d’un pas déterminé et je me dis, alors il ne me reste plus qu’une chose pour être fidèle à l’engagement pris, témoigner de son histoire et de la douleur des Afghans qui ont quitté leur terre natale.

Si nous doutions de la valeur des témoignages singuliers, des histoires racontées au détour d’une rencontre ou d’un moment d’émotion, cette femme à l’ombre noire qui ne m’a pas dit son nom, la mère de Leila, c’est peut être ainsi qu’elle voulait qu’on l’appelle, l’a magistralement montré, à la première personne du singulier.

Clinique de Darcht-e-Barchi

Elle est située dans un quartier azara de la ville. Il s’agit d’une clinique de consultations externes (femmes et enfants d’une part et hommes d’autre part) avec une maternité. Je me suis entretenue avec les différents médecins présents et longuement avec le pédiatre (Dr Rahini) pour connaître les pathologies auxquelles ils sont le plus souvent confrontés et la part du psychologique dans leur consultation. Deux choses m’ont frappée : la bonne connaissance que les médecins femmes avaient de leurs patientes et la conscience qu’elles avaient de leurs besoins psychologiques (mais en même temps, elles disaient souvent nous n’avons pas le temps de les écouter) et d’autre part, la massivité des affects dépressifs chez les jeunes adolescents rencontrés à la consultation de pédiatrie. La gynécologue nous a parlé de la demande de contraception des femmes (elle leur donne une contraception) et des maltraitances de certaines femmes à l’intérieur de leurs belles-familles.

Nous avons reçu beaucoup de « vieilles » femmes seules qui se plaignaient d’être délaissées et sans utilité (ce sont des femmes vieillies par les épreuves et les manques).

Fragments d’histoires entendues

Maizia, la solitude est une maladie

Maizia a quarante ans et se dit très fatiguée. Elle a mal à la tête dit-elle en se tenant le front. Elle a l’allure d’une vieille femme amaigrie et sans force. Elle explique que son frère a été tué par les Talibans il y a deux ans. Depuis, elle a vieilli prématurément. La famille habitait à Bâmyân. A la suite de la mort du frère, la famille décide de se sauver en passant dans la montagne, comme tant d’autres. Son mari est mort dans la montagne. L’année dernière, elle s’est installée dans ce quartier, elle ne veut pas retourner à Bâmyân. Mais ici elle est seule. La solitude c’est une maladie chez nous ! Elle insiste auprès du traducteur : « Est-ce qu’elle a bien com- pris que chez nous la solitude est une maladie ? » Je comprends aussi maintenant que c’est une maladie de la guerre. La guerre a rompu certains liens entre les générations et les familles et donc a entraîné plus de soli- tude, une maladie dont nous autres occidentaux n’avons pas le remède. Et ses enfants ? Ils sont tous morts. Faute de mieux dans ce contexte et étant donnée la profondeur de la désespérance, la perte de tout désir et tout plai- sir, je lui propose un traitement par antidépresseurs. Elle aurait aussi besoin de psychothérapie (traitement par la parole) mais celle-ci ne pour- ra être mise en place que plus tard.

Donner sa vie en échange de celle de son petit-fils

Akima a elle aussi une quarantaine d’années. Elle a, selon ses propres mots, cinq enfants et trois fils. Elle a des brûlures au dos, à la nuque, dans les bras et les avant-bras depuis trois ans. Il y a cinq ans, sa famille a été prise dans une attaque alors qu’ils quittaient leur maison détruite. Ils ont perdu un de leurs enfants, un garçon. C’était un fils de quinze ans qui allait à l’école. Elle explique qu’il y a une coutume lorsqu’on est une vieille femme et qu’un de vos petits enfants est en danger, c’est de donner sa vie en échange de celle de l’enfant. D’ailleurs, sa grand-mère avait fait cela pour elle : un jour où elle avait de la fièvre, elle est venue près  de son lit et à dit : « Puisse Dieu prendre ma vie en échange de la tienne ! ». Puis elle a été dire sa prière sur son petit tapis de prière, elle a eu une crise cardiaque, elle est morte sur le champ. J’aurais voulu faire la même chose pour mon fils, mais Dieu n’a pas voulu. Depuis la mort de son fils, elle a mal partout, elle a beaucoup de mal à dormir et elle se réveille très tôt à l’heure où son fils est mort. Elle décrit aussi une perte de plaisir, de désir, d’envie, d’énergie… Je lui demande si son fils revient dans les rêves. Bien sûr qu’il revient et à chaque fois, elle va à la Mosquée faire une offrande pour lui. Elle présente donc une dépression dans un contexte de deuil traumatique. Je renforce le travail sur les rêves et les protections et je lui demande de venir continuer ce travail avec le médecin qui me remplacera quand la consultation débutera. Elle veut revenir tous les jours.

Odela, la jeune fille sauvage

Odela a dix-huit ans, elle en paraît beaucoup moins. Elle a l’air d’une sauvageonne : elle n’est pas coiffée, pas voilée, elle est habillée de manière rudimentaire et présente des rétractions tendineuses aux membres. Elle est accrochée à la robe de sa mère et elle a manifestement très peur de nous. Sa mère raconte qu’à l’âge de cinq ans, elle a entendu un effroyable bombardement et que depuis elle est devenue « comme folle ». Sa frayeur des premiers jours, frayeur partagée par tous, ne l’a pas quittée. Elle n’est plus comme avant. Avant elle parlait, à partir de ce jour elle a sombré dans un profond mutisme. Avant, elle jouait avec les autres, à par- tir de ce jour, plus personne ne pouvait ni jouer avec elle, ni manger avec elle. Petit à petit, Odela a été mise à l’écart non seulement de toute vie sociale mais aussi familiale. Ses frères et sœurs font des tapis, elle n’en fait pas, elle ne parle plus ou presque (elle dit parfois dans des moments calmes des mots isolés à sa mère) mais tous disent : « Elle ne parle plus. » Elle pleure souvent et pousse des cris plaintifs en particulier quand sa mère part et la laisse seule dans la maison ou dans le jardin. A d’autres moments, elle pousse des cris sans que personne ne sache pourquoi. Elle n’a jamais été à l’école, on n’a jamais cherché à lui apprendre quoi que  ce soit. Je cherche à entrer en relation avec elle, dans un premier temps, apeurée, elle refuse. Je lui propose mes bracelets, mes bagues, des crayons de couleurs chatoyantes, elle regarde tous ces objets et toutes ces couleurs avec curiosité et plaisir. Elle prend l’objet que je lui tends, regarde sa mère, puis avec l’autorisation de sa mère, me regarde et, progressivement, elle me montre qu’elle est contente et me sourit. Soutenue par cette triangulation, elle se redresse et s’humanise. Elle est vraiment dans l’échange et accepte que je lui prenne la main pour dessiner ensemble. Prise dans l’échange et le jeu, elle dira quelques mots au grand étonne- ment de sa mère qui n’en croit pas ses oreilles. Je demande à la mère de l’associer le plus possible aux activités de la maison, de lui parler et de s’occuper un peu de son corps (de lui faire de petits massages sur les mains et les pieds). Je lui propose qu’Olivia, l’infirmière, continue le travail que j’ai commencé avec l’aide des home visitors4 qui étaient présents et qui connaissent cette famille. Odela présente une psychose traumatique : à la suite d’un événement traumatique violent (les bombardements), il y a eu une rupture dans son fonctionnement psychique (le trauma s’est enkysté sous forme de césure traumatique) puis elle est restée avec ses angoisses profondes et archaïques en marge de la vie familiale. Ce fonctionnement étant maintenant ancien et chronique, il est difficile d’envisager un retour à l’état antérieur mais des modifications sont possibles et probables. Il faut pour cela apaiser les angoisses d’Odela dans une relation thérapeutique sécurisante avec elle d’une part et d’autre part, per- mettre qu’elle reprenne des liens adaptés avec son entourage, condition de sa survie psychique.

La mère d’Odela qui a maintenant confiance dans notre capacité à faire quelque chose pour ses enfants, décide alors de nous parler de son dernier garçon qui, lui, a peur du vent.

Le petit garçon qui avait peur du vent

Elle appelle son fils qui est en train de tisser un tapis. C’est ce travail qui permet à la famille de survivre. Nous voyons arriver un beau garçon presque blond, agile et inquiet. Il a cinq-six ans. N’est ce pas que tu as peur du vent dit sa mère. Dés que le vent souffle un peu trop fort, le petit se cache dans la maison, cherche à ne plus entendre le bruit, il est comme paralysé. Depuis quand ? Depuis les derniers bombardements. Ce jour-là, il y avait beaucoup de vent et le bruit des canons était renforcé par le bruit du vent. Depuis, le vent agit comme un inducteur et fait revivre le trauma à ce petit garçon. Il importe donc de décoller le bruit des canons, de celui du vent et surtout de faire sortir la frayeur qu’il y a à l’intérieur de ce garçon. Je lui demande de dessiner, il dessine un arbre, une tasse, des monstres. Je complète son dessin d’abord en faisant le soleil puis en dessinant du vent qui s’en va (il sort du dessin). Il sourit ayant bien perçu le lien. Son dessin est vraiment très artistique et esthétique. Je lui dis. Sa mère explique qu’il fait des dessins géométriques très beaux sur les tapis et qu’ils ne sont pas comme les autres, il les invente, manifestement il a beaucoup de goût et d’intuition. Il veut nous montrer le tapis qu’il est en train de faire. Nous le suivons et nous admirons son tapis qui est magnifique. Il se redresse, très fier. On sent que cet enfant a commencé à ne plus avoir peur du vent pourvu qu’on l’aide un peu à sortir les traces que le vent initial a laissées dans sa mémoire par les mots, le dessin, le rêve – il rêve beaucoup de gros animaux. Et ainsi, pourrons nous permettre la transformation de la fragilité traumatique en créativité.

Pour qu’ils ne partent pas dans l’autre monde

La mère vient parce qu’elle a de la diarrhée. Elle n’a pas de fièvre, le médecin lui dit que ce n’est pas grave. Elle dit alors que l’enfant qu’elle porte dans ses bras (un an et demi) est constipé. Elle a des jumeaux. L’autre est avec sa sœur. Le médecin doit attendre la venue de l’infirmier pour faire prendre la fièvre de l’enfant. Il prend une autre patiente. Elle s’assoit par terre et se met à allaiter son enfant. Attendre entourée ce n’est pas attendre me dit elle quand je me mets à parler avec elle. Que doit elle mettre en avant pour que le médecin prenne en considération sa plainte. La mère demande à ce qu’on lui emmène l’autre jumeau pour que le médecin l’examine aussi. De plus, il y a aujourd’hui un médecin étranger, il importe qu’il voie les enfants. L’autre jumeau arrive, on se met alors à parler des prénoms des jumeaux. Une longue discussion s’en suit. Elle reste assise par terre et ne parle plus des symptômes corporels mais des modes de nomination des enfants. Elle en parlera longuement, ils portent le nom de deux de ses frères tués par les Panchiris5 lors des bombardements de Kaboul, elle s’en souvient comme si c’était hier. Raison de plus pour les examiner ces enfants retours de morts, fantômes qui hantent cette femme endeuillée qui ne supporte plus d’être seule. Je lui dis que quand elle est seule, elle est triste et que c’est sans doute pour cela qu’elle redoute tant la solitude. « Pour moi, dit-elle, la solitude et la mort, c’est la même chose. Heureusement, les jumeaux, eux ils ne seront jamais seuls, ajoute t-elle, oui, mais si je n’en perds pas un ! » Voilà la crainte qu’elle a depuis la naissance de ses jumeaux : « Ils étaient tout petits, des rats, et on lui a dit que si petits, ils pouvaient mourir à tout moment, que le plus faible pouvait mourir ! » Alors elle les surveille comme le lait sur le feu : diarrhée ? A moins que ce soit plutôt de la constipation ? Et la nuit, elle va même jusqu’à les réveiller pour vérifier qu’ils ne partent pas dans l’autre monde.

Comment arriver à se remarier

Un enfant de trois ans est amené par son père. L’enfant a de la fièvre et des vomissements dit le père. Moi ce qui me frappe, c’est la grande tristesse de l’enfant. Il porte une épingle avec des objets protecteurs accrochés. Cette épingle tient aussi un petit morceau de tissu blanc avec lequel le père lui essuie le nez. Je suis frappée par l’aspect très soigné de cet enfant, enfant par ailleurs gardé exclusivement par le père. Enfant sage, trop sage, accroché au chalouar6 de son père. Le médecin vérifie, il ne trouve pas de fièvre. L’enfant repartira avec un antiémétique mais toujours aussi triste sans que personne ne lui ait adressé la parole même pas le médecin qui a juste examiné sa nuque. J’essaie de le retrouver à l’extérieur du lieu de consultation pour entrer en relation avec cet enfant et évaluer son état psychique. Je vais le rattraper à l’extérieur. Il accepte volontiers que je voie l’enfant. L’enfant accepte de jouer avec moi et il s’anime assez facilement. C’est un enfant triste mais pas déprimé. Je conseille au père de le porter, de lui parler et de jouer avec lui. Il dit qu’il ne sait pas s’il va pouvoir faire tout cela. Puis il part rapidement. En fait, je suis surprise de le voir revenir en consultation une heure après. Cette fois, il demande à me voir. Monsieur parle avec beaucoup de tristesse, il regarde le sol en parlant. Il a perdu sa femme de maladie il y presque trois ans, après la naissance de son dernier. Il s’occupe de l’enfant et ne se résout pas à se marier. Il a une « gastrite » et il a mal, dit-il, quand il se sent malheureux et triste. Comment sortir de ce malheur ? Il va peut être se remarier mais pour l’instant, il a mal. Je lui dis que je sais que les hommes ne pleurent pas mais que son cœur pleure et qu’il était sans doute très attaché à sa femme, c’est pourquoi, la douleur est si grande. Il égrène alors les symptômes : il se réveille très tôt le matin, il se demande s’il va être capable de s’occuper de ses enfants, il a du mal à manger et a perdu le goût : même les choses qu’il aimait, il ne les apprécie plus. Il faut dire, me précise-t-il, que sa femme était une bonne cuisinière et même pendant la guerre, elle cherchait des ingrédients pour bien faire à manger à sa famille. Elle ne se plaignait jamais et même lorsqu’elle était malade, elle ne demandait rien sinon que sa famille reste réunie autour d’elle, c’est pour cela qu’il a tant de mal à se remarier. Même l’idée lui fait mal au ventre. Mais élever ses enfants tout seul, ce n’est pas possible non plus. Sa mère dit que sa femme morte l’appelle. En somme le diagnostic est assez juste : il est endeuillé (deuil pathologique) et par moment, la seule issue qu’il imagine c’est sa propre mort. Comme les signes de dépression sont patents, je prescris des antidépresseurs.

Depuis août 2002, une consultation psychologique à la clinique de Darcht-e-Barschi et à domicile a été ouverte par Médecins Sans Frontières.

Joy e ton sabz bocha (que ta place reste ouverte) ! Bénédiction pour les voyageurs7.

  1. On l’appelle Khol en France.
  2. Marie Rose Moro.
  3. Charian Chersak.
  4. Personnes de la communauté qui travaillent avec nous.
  5. Hommes de la vallée du Panchir.
  6. Pantalon.
  7. Merci à Juliette Fournot pour ses bénédictions.