Portrait

© Claire Mestre, mars 2013, Ndjamena Tchad Source D.G.

Thérèse, une psychothérapeute intrépide dans la poussière de N’djamena

Claire MESTREClaire Mestre est psychiatre, psychothérapeute, anthropologue, responsable de la consultation transculturelle du CHU de Bordeaux, Présidente d’Ethnotopies, co-rédactrice en chef de la revue L’autre.

Djékéry NN. Mosso. Suisse: Infolio: 2011.

Martinelli B. Justice, religion et sorcellerie en Centrafrique. In: Martinelli B, Bouju J, éditeurs. Violence et Sorcellerie en Afrique. Paris: Karthala; 2012.

Verger T. Le groupe: risque ou protection? La personne alcoolique à N’Djamena. Mémoire de recherche de master 1: L’Institut d’enseignement à Distance (IED) Paris 8; 2010.

Nous sommes assis en rond. Le patient s’est installé sans réticence au milieu de nous. Je me présente, puis chacun de mes co-thérapeutes, plus ou moins longuement, décline son identité. La psychologue française du patient, Thérèse, explique au groupe pourquoi elle a souhaité cette rencontre. Nous reprenons ainsi la longue pérégrination du jeune patient, qui, étudiant en Guinée, fut assailli de voix effrayantes qui le firent basculer dans la folie, alors que son père, resté au Tchad, menaçait de ne plus lui payer son loyer.

Cette petite scène pourrait se dérouler à Bobigny, à Cochin, à Bordeaux ou à Montréal. Elle se passe à N’djamena au Tchad, dans les entrailles de la cathédrale, à quelques mètres de la résidence présidentielle de Déby. Dans une petite pièce aux murs lézardés, nous faisons une consultation ethnopsychiatrique de façon « classique », aux détails près que je connais peu mes co-thérapeutes, en dehors de Thérèse, qui m’a invitée pour quelques jours dans sa structure le CEDIRAA (Centre Diocésain de la Recherche-Action en Alcoologie).

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J’ai rencontré Thérèse à Bordeaux. Son mail avait attiré mon attention : elle cherchait un stage relativement court, car elle travaillait au Tchad et faisait ses études de psychologie par correspondance à Paris. Thérèse s’était acquittée de ses obligations universitaires avec sérieux, et nous avions partagé des moments simples et chaleureux durant son passage à Bordeaux. Sa participation aux consultations et aux activités de l’équipe de Bordeaux, révéla une personne déjà très aguerrie à la pratique psychothérapeutique, familière du vocabulaire psychanalytique. Elle fut allusive sur son activité au Tchad : elle était psychologue dans un centre d’alcoologie à N’djamena, c’était tout. Je n’avais pas insisté, mais ces quelques mots motivaient ma curiosité et une série de questions que je me retenais de dévoiler : j’y perçus la dureté d’une expérience probablement difficile à transmettre de façon simple. Je compris plus tard que c’était l’expression de sa modestie.

Thérèse repartit et nous gardâmes le contact par téléphone et par mail. Un jour, elle me demanda si j’acceptais de venir à N’djamena, car l’ambassadeur de France en personne avait visité son centre, et s’était passionné pour ses préoccupations et ses études en ethnopsychiatrie. Il répondit positivement à la demande de formation de son équipe. Je n’eus aucune hésitation, c’était oui, malgré la guerre qui grondait aux portes du Tchad. Une famille française venait de se faire enlever à la frontière camerounaise par le groupe extrémiste Boko Haram, et les troupes françaises s’étaient engagées dans le désert malien. J’étais rassurée par les réponses de Thérèse et d’ailleurs la coopération française aurait-elle pris le risque de faire venir un médecin français ? De plus, je savais qu’avec la personnalité de Thérèse – une collègue de Bordeaux dit d’elle qu’elle peut soulever les montagnes ! – des moments passionnants m’attendaient.

Je partis à N’djamena avec peu de préparatifs en poche. Mes semaines précédentes ne m’avaient pas laissé le temps de lire ou de me renseigner sur ce pays. Je n’avais en tête que l’histoire de mes patients tchadiens, et un roman d’intrigue de Noël Djékéry. J’atterris à N’djamena : Thérèse m’attendait, souriante, dans une chaleur poussiéreuse. Elle et la coopération française m’avaient préparé une semaine pleine de rencontres de toutes sortes. Il fallait désormais que je me laisse aller à l’écoute de mes interlocuteurs, accompagnée de l’enthousiasme courageux de Thérèse.

L’alcool au Tchad

L’alcoolisme fait des ravages à N’djamena, et sans doute dans le reste du Tchad. La dureté de la vie y est immédiatement perceptible : la ville n’a rien d’une capitale pimpante malgré ses statues monumentales dédiées à la gloire du pays. On est transis pas la peur de l’accident de la route où il faut s’imposer au moindre carrefour et être attentif aux petites motos qui surgissent en vrombissant. Pour l’étrangère que j’étais, elle a dominé toutes les autres peurs, et je savais qu’elle disparaîtrait avec le temps. L’angoisse se faufile ici partout, il ne faut pas oublier que le régime en place est très autoritaire, que les jeunes souffrent d’un manque d’avenir prometteur, et que les relations humaines sont régulées par l’omniprésence de la sorcellerie. L’histoire du pays révèle une série de guerres et de conflits très vivaces dans l’esprit de tous ; j’avais en tête l’histoire d’un de mes jeunes patients qui avait été enlevé pour combattre contre les rebelles. Un camp de réfugiés soudanais est encore présent dans la banlieue de N’djamena. À la télévision, durant mon séjour, je vis longuement les corps morts exposés des ennemis islamistes que le pouvoir affirmait avec force avoir éliminé au Mali.

L’alcool est traditionnellement consommé dès le plus jeune âge dans les familles et lors des rencontres festives. Il a été détourné pour en faire un anesthésiant puissant contre les maux d’une société déglinguée par un long passé de conflits et un présent précaire. Thérèse avait fait un travail de recherche sur cette réalité qu’elle connaissait bien désormais.

Le CEDIRAA existe depuis 1999, et l’équipe a commencé par des actions de prévention. Thérèse a créé le centre de consultation en 2009 et est accompagnée d’Ann Laurence, également psychologue et psychothérapeute. Abdoulaye, géographe de formation, est devenu animateur et a été formé à l’alcoologie en France. Il fait des séances de prévention et a besoin de persévérance pour venir à bout des préjugés sur l’alcool, qui existent même chez les médecins, me dit-il. Étienne, infirmier, est chargé d’accompagner les cures de désintoxication réalisées dans le dispensaire de l’ordre de Malte à Amtoukoui. Tous deux sont jeunes et ont une conviction totale pour lutter contre le fléau alcoolique.

Des alcooliques n’ont pas tardé à venir dans ce petit centre caché par les grilles de la cathédrale, gardé par un gardien bienveillant et des troupeaux de mar-gouillats qui détalent à l’arrivée du visiteur. Le centre est modestement équipé, et possède heureusement une climatisation pour supporter la chaleur écrasante.

La sorcellerie

Le hasard avait fait en sorte que la question de la sorcellerie prendrait une part importante de notre réflexion, Thérèse et moi. Bruno Martinelli, professeur en anthropologie à Marseille, était également à N’djamena pour initier une recherche sur les accusations de sorcellerie particulièrement auprès des enfants, sujet qu’il connaissait bien en Afrique centrale. Le directeur de l’institut français nous sollicita sur ce sujet pour un débat public, prétexte pour la présentation d’un livre1. Nous n’ignorions pas la difficulté de l’exercice : comment les propos de deux blancs pouvaient-ils être perçus par un public africain sur ce sujet ? D’un côté un anthropologue présenta les résultats d’une recherche et sa position impliquée auprès des tribunaux ayant eu à juger des affaires en sorcellerie en Centrafique, d’un autre côté, une psychiatre-anthropologue expliqua ce qu’est la psychothérapie transculturelle et la place des croyances dans l’expression du mal-être, en présence de « collègues » africains sociologues et une assemblée de curieux, jeunes et moins jeunes… L’exercice eut pour mérite de montrer combien il est difficile d’harmoniser les positions et de montrer au grand jour, sans violence apparente, les conflits de valeurs, les réticences et les questions sans réponse. Il aurait fallu un temps infini pour déconstruire les relations soudain compliquées et sources de malentendus qui nous reliaient. L’un des signes les plus curieux et néanmoins très explicites fut la façon dont un des collègues tchadiens m’appela – et à chaque fois que nous nous sommes croisés - : « Dr Clestre2 », se présentant lui-même comme un docteur, qui parlait avec aisance, en tant qu’initié, des visions nocturnes ! Il plaça très habilement la psychothérapie occidentale en balance – ou en opposition ? – avec d’autres savoirs. L’exercice eut un autre effet moins conflictuel : mes co-thé­ra­peutes se sentirent autorisés à parler de leurs expériences insolites. Une visite en groupe dans une association de tradithérapeutes nous permit également de parler des étiologies du malheur et de la folie avec distance et un intérêt partagé.

Transmettre l’ethnopsychiatrie

Thérèse avait naturellement prévu que je puisse consulter avec l’équipe du CEDIRAA en guise d’initiation à l’ethnopsychiatrie. Il me fallut, en un temps très réduit, donner à notre « néogroupe » les bases et les règles de cette méthodologie. Ce néogroupe rassemblait outre l’équipe du CEDIRAA, trois autres psy­cho­logues de passage, venues pour la formation et qui pour deux d’entre elles travaillaient dans d’autres villes du Tchad. Je donnai des définitions simples de la psychanalyse comme compréhension de l’inconscient, et de l’anthropologie comme approche de la culture manifeste et latente. Le plus intéressant fut la réflexion sur la façon dont chacun devait se présenter : il s’agissait de donner envie au patient de parler de lui-même, de dévoiler sa part d’altérité, en mettant en exergue­ la sienne ; j’encourageai la circulation de la parole par l’articulation de l’expérience du patient à une part de la sienne propre, sous la forme d’un récit ou d’un conte, ou bien par l’utilisation de métaphores ou de proverbes. Dans l’après-coup, nous nous rendîmes compte Thérèse et moi, que cela avait parfaitement fonctionné. La réflexion sur la façon de se présenter eut comme effet de révéler la diversité tchadienne contenue dans le groupe : ethnique, religieuse, et « raciale » (dans le sens de la couleur de la peau), en accord avec la réalité urbaine de N’djamena. Pour l’un, il était important de ne pas insister sur la différence ethnique dont il avait eu à souffrir, pour l’autre, il était au contraire important de la valoriser. L’arabe et le français sont les langues officielles du Tchad, mais il en existe beaucoup d’autres, et le patient pouvait donc s’appuyer sur nos co-thérapeutes tchadiens. Je découvris les expériences migratoires très fréquentes des patients vers l’Europe ou entre grandes villes d’Afrique, ou du village à la ville.

Les retours de l’équipe et de ceux qui avaient participé à cette première sensibilisation se sont montrés très encourageants : la fonction groupale avait été ressentie comme positive pour la fonction thérapeutique. Les réactions ont été un mélange de surprise et de joie, et le souhait de continuer fut clairement exprimé.

Nous avons eu le sentiment partagé que la psychothérapie, outre l’exploration d’une histoire individuelle, est également une fenêtre ouverte sur la culture tchadienne, qui a été, de façon indéniable, précieuse pour étayer les capacités à dénouer des conflits, à se comprendre soi-même.

En conclusion et pour la suite…

À N’djamena, l’enjeu de la formation est de trouver une application de la psychothérapie (incluant la notion d’inconscient individuel) qui tienne compte de l’expression de chacun selon sa langue véhiculaire (arabe et français) et sa langue maternelle, du mode d’expression de la douleur psychique, de l’importance de la famille au sens large, de la culture avec ses obligations, ses interdits, et l’évolution de celle-ci dans un contexte de migration intérieure (du village à la ville) et internationale (en Afrique et en Europe principalement). Comme a dit l’un des participants : c’est une pratique qui permet de faire le pont entre la psychologie venant de la France (ou de l’Occident) et la (les) culture(s) tchadienne(s), de combler un écart.

L’ethnopsychiatrie – comme toute psychothérapie – amène forcément une réflexion sur soi, son parcours, ses conflits, ses appartenances, et suppose une comparaison entre soi et l’autre. C’est un exercice qui contraint en permanence à déjouer les préjugés et à relativiser les valeurs et les hiérarchies. Il s’inscrit à N’djamena, dans un contexte social et historique, où les oppositions, les conflits et les peurs sont vivants et cruciaux, voire cruels.

Depuis ma courte visite, le CEDIRAA a déménagé, Thérèse, l’intrépide psychothérapeute, cherche des financements pour créer un bar sans alcool, et offrir à son équipe une formation ethnopsychiatrique pour chacun. Thérèse, au risque de l’épuisement, veut soulever des montagnes, pour que le soin par la parole trouve à s’enraciner dans un lieu menacé par les soubresauts politiques, pour soutenir des hommes et femmes dont le malheur a muselé la bouche­ et noyé la dignité. Inch Allah !

  1. Violence et Sorcellerie en Afrique, Martinelli B & Bouju J éditors. Paris : Khartala ; 2012.
  2. Déformation de mon nom que Thérèse a immédiatement associé avec un nom célèbre dans l’histoire franco-tchadienne : Claustre.

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