Portrait

© Myriam Harleaux, Marceline Loridan-Ivens, 2012 Source D.G.

Marceline Loridan-Ivens

Variation balagan à deux voix

Myriam HARLEAUXMyriam Harleaux est psychologue clinicienne et ethnothérapeute.

Claire MESTREClaire Mestre est psychiatre, psychothérapeute, anthropologue, responsable de la consultation transculturelle du CHU de Bordeaux, Présidente d’Ethnotopies, co-rédactrice en chef de la revue L’autre.

Loridan-Ivens M. Ma vie balagan. Paris: Laffont; 2008.

Principale filmographie

  • 2008: Les bureaux de Dieu (actrice)
  • 2003: La petite prairie aux bouleaux (scénariste et réalisatrice)
  • 1999: Peut-être (actrice)
  • 1988: Une histoire de vent (scénariste et coréalisatrice avec Joris Ivens)
  • 1992: Golem, lesprit de lexil (actrice)
  • 1971-76: Comment yukong deplaca les montagnes (série de douze films (5 longs métrages et 7 courts métrages), co-réalisatrice avec Joris Ivens)
  • 1967: Le 17e parallèle (co-réalisatrice avec Joris Ivens, création de la société de production CAPI FILMS)
  • 1965: Le ciel – la terre de Joris Ivens (collaboratrice de Joris Ivens)
  • 1963: Europort Rotterdam de Joris Ivens (collaboratrice de Joris Ivens)
  • 1962: Algérie année zéro (co-réalisatrice avec Jean-Pierre Sergent)
  • 1959: Chronique dun été de Jean Rouch et Edgar Morin (interprète et assistante)

Marceline, je lai rencontrée un soir de Pessah.

Demblée, à travers le brouhaha festif de la cérémonie, nous nous sommes mises à échanger autour des films consacrés à Pina Bausch. On ne se connaissait pas. Et pourtant, notre causerie était liante et passionnée. Un collier dambre mettait en relief le visage de cette femme aux cheveux orangés. Cette frêle femme intense et fougueuse. Ce soir-là, tard, en la saluant, elle me tendit son numéro de téléphone griffonné sur un bout de papier : « Appelez-moi ».

Une année plus tard, nous nous sommes invitées à passer une soirée chez elle. Il pleuvait à trombes. Un repas copieux fait maison nous attendait. La vodka à lherbe de bison se servait et se resservait. Les sèches se grillaient une à une. Les blinis se réchauffaient dans sa cuisine. On les tartinait de saveurs polonaises. Les heures défilaient sans notion de temps. Sa joie et son accueil étaient propices aux partages. On la questionnait ; elle nous répondait. Son enfance, la rigueur du travail instruite par ses parents, son éducation française, son arrivée au camp à quinze ans avec son père, sa sortie dix-huit mois plus tard sans son père. Les retrouvailles douloureuses avec sa mère ; les suicides familiaux. Blessée à mort, assoiffée de vie, Marceline narrait son premier mariage, puis son second avec son mentor, Joris Ivens, cet homme « beau comme un vieux chêne », avec qui elle captera les révolutions culturelles et politiques de part et dautre.

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Son salon regorge de livres et de journaux, son bureau de gargouilles mexicaines et de photographies de « ses amies pour la vie », sa chambre de souvenirs conjugaux et familiaux. Le rire de Marceline surplombe ses récits comme un écho pétillant aux acoustiques de laffliction, comme un pied de nez au diable mêlant les détails dérangeants de celle qui na jamais cessé de valser avec la mort et ses limites.

Dans son autobiographie Ma vie balagan, Marceline témoigne de son art de vivre et de survivre au paradoxe : devoir surmonter inlassablement linacceptable. Être au-delà de la mort dans sa vie de femme engagée. On ne lit aucun regret. Mais on est saisi par son discernement lucide et son autodérision sulfureuse comme solaire. Marceline nous transmet ses événements, sa vie, ses rencontres et ses souvenirs dans sa manière spécifique de regarder le monde dans un corps à corps et un cœur à cœur dédiés aux autres. Elle a passé sa vie à comprendre, à dépasser lHistoire en prenant position avec humour, comme grand écart.

Marceline Loridan-IvensÀ la mort de son compagnon de vie, une nécessité lhabite, celle de partager son histoire mais cette fois-ci en images laissant ainsi la liberté à tout un chacun de saisir ce qui ne lui semble plus utile détoffer par les mots. Marceline réalise La petite prairie aux bouleaux. Elle a pensé à reprendre son nom mais le monde du cinéma lappréciait sous le nom de Loridan-Ivens. Alors elle la conservé. Quelque part, Marceline Rosenberg est morte à Auschwitz-Birkenau.

Son existence à contre-courant se dévoile au fil de chemins amorcés et détruits, contraints et passionnés mais inlassablement engagés. Marceline nous semble avoir vécu dans et hors du temps, prisonnière mais intrinsèquement libre. Une contradiction constante lincarne : être rebelle malgré tout avec lacuité désespérante de son devoir de mémoire et de vivre. Et daffronter ses effrois.

Marceline offre ses divers témoignages à travers une mémoire aux mille et un détails. Minutieusement et amicalement. Simplement et intimement. Son va-et-vient dans ses souvenirs remue. Comme cet instant, avant daller à la douche, à Auschwitz-Birkenau : « On vous rase les cheveux. On vous rase le pubis. Des hommes ! Les aisselles On na jamais montré nos corps ! On est des petites filles ! Jai jamais vu le corps de mes parents Cétait la première fois de ma vie que je voyais des corps nus ».

Le désir denfant ne lui viendra jamais. Chez elle, lesprit dentraide poursuit son combat de survivante. Et pour dompter le chaos, Marceline répond avec son art de vivre balagan : « Allez au bout de vos rêves plutôt que rêver vos rêves ».

Marceline se couche tard. Chaque nuit, Auschwitz-Birkenau la hante et lui donne à revivre sa longue nuit de rescapée ; à accepter son dernier échange avec son père, le billet aux mots oubliés. Veiller, continuer, surmonter ses ombres et lirréparable des séparations.

– Je me souviens très bien

Je lai rencontrée chez toi pour la première fois. Ce fut une soirée mémorable, tant cette femme a une présence singulière : profonde et légère. Ce mélange paradoxal frappe à la première seconde. Elle est profonde par son passé, la façon dont elle en parle, et légère par son rire, sa curiosité et son humour ! Avec elle, jai eu aussi une sensation de fête, on a bu, fumé et ri comme des étudiantes.

Son film La petite prairie aux bouleaux, traduction de Auschwitz-Birkenau, a été ma géographie intérieure quand je suis allée à Auschwitz en avril 2012. Les mots de son livre Ma vie balagan me poursuivaient également. Mon œil sexerçait, que voir dans tout cela, qui nest pas un décor, qui nest pas une reconstitution, qui est, il y avait les images classiques, celles qui font partie de notre imaginaire commun, notre universalité, « Arbeit macht frei » et lentrée des rails dans Auschwitz-Birkenau jusquau lieu dextermination Il y avait aussi les traces de tous ceux qui étaient passés ensuite, comme moi, et ceux qui poursuivaient les pas dêtres aimés, ou bien de grands-parents assassinés. Ma mémoire sexerçait également : des phrases décrivains ou de scientifiques, qui ont témoigné sur les camps, ponctuaient les lieux de linfamie. Une pensée ma traversée quand jai remarqué sur une photo prise par les Nazis, le doigt pointé dun médecin nazi Cétait au moment de larrivée des convois, Marceline dit bien que cétait le moment le plus poignant à vivre et à regarder. Les personnes épuisées étaient en rang, les hommes dun côté, et les femmes et les enfants de lautre, et le Nazi, silhouette élancée et sans ambiguïté du militaire barbare, dun petit mouvement de son doigt assassin, décidait dun seul regard si lhumain qui se tenait debout devant lui était une force de travail, un bon esclave ou pas. Quand Élie Wiesel, quinze ans, est arrivé, un homme en tenue de prisonnier est venu vers lui, a dit rapidement : « Dis que tu as dix-huit ans », et est reparti avant même que le futur grand écrivain ait pu poser une question. Marceline, malgré son très jeune âge et sa frêle constitution, a passé lépreuve vivante.

Il se trouve quau même moment tu mavais informée quune série démissions passaient sur France Inter et France Culture. Je les ai toutes écoutées. Dans ma petite chambre dhôtel à Prague, encore bousculée par tant de sensations en dé-sordre, la voix de Marceline sétirait, tantôt ferme et grave, tantôt joyeuse et à chacun de ses rires, je ne maîtrisais pas le mien. On sentait létonnement du journaliste devant sa franchise. Sa sexualité après les camps ? Sa culpabilité davoir « trahie » une amie de camp dénommée Françoise ? Ses trous de mémoire effarants ? Ses cauchemars ? Ses relations avec les guerres de libération ? Elle nesquive rien. Ce quelle dit aux enfants dans les écoles, tout le monde peut en saisir lauthenticité : « Vous avez en vous une force vive et vous ne la ressentez que dans certaines circonstances ! ». Devant la mort qui arrive inexorablement, elle dit quelle la connaît bien et quelle ne la craint pas.

Quand je lai revue, elle nous avait invitées chez elle, dans son appartement sous les toits, petit comme une maison de poupée, chargé de livres et dobjets-mémoires. Jai remarqué une fois de plus ses chaussures ouvertes (elle nen a jamais supporté de fermées depuis le camp) et sa coquetterie. Très droite, son collier dambre autour du coup, le volume de ses cheveux épars. Elle prit de nos nouvelles et parla avec la liberté des vieilles dames qui nont plus rien à prouver, pour affirmer sa déception de la politique, mais aussi brandir à nouveau ses souvenirs. Autour des plats délicieux quelle nous avait préparés, je lui racontai mon voyage à Auschwitz avec en images de fond celles de son film. Elle me demanda si le guide polonais nétait pas trop antisémite et corrigea une de mes descriptions : le bloc des enfants, où javais été ébahie de voir dans lentrée des dessins faits sur une tenture grise, abritaient des enfants chrétiens, aucun enfant juif ne pouvait survivre dans les camps. Elle affirme pour cette raison que le film de Roberto Benigni La vie est belle est une hérésie (je ne lai pas aimé non plus). Je crois que jai vraiment compris grâce à elle, comment les inégalités raciales et sociales se reproduisaient dans lunivers plombé du camp.

Aujourdhui, je lis Aharon Appelfeld, Histoire dune vie1, et je pense à elle, à lenfant qui comme le grand écrivain a traversé la haine et la barbarie, et malgré tout, a pu, à lécole de Saint-Germain-des-Prés et dans ses rencontres, sans renoncer à sa colère, construire une vie et créer.

– Cest vrai, Marceline a cette présence profonde entremêlée à une légèreté.

Cest troublant. Ce qui mémeut aussi, cest son rapport aux autres. Il ne se passe pas un appel ou une rencontre sans que Marceline me demande de tes nouvelles, de toi et des tiens. Dénuée de tout brin de politesse, elle ancre des liens sincères.

Le soir du 14 juillet, il y a une année, je suis allée chez elle. La chaleur écrasante, Marceline rafraîchissait et chérissait ses hortensias et ses multiples plantes sur sa terrasse. Nous avions passé la soirée à échanger. Je me souviens de ces deux temps rythmant à leur façon cette profondeur et légèreté : de moments vifs à partager des nouvelles de nos amis, à me parler des racines damitiés au camp, puis de longs silences pour penser ces dires. Le coucher de soleil de ce soir dété était dun camaïeu bleuté et rosé. Marceline entrecoupait ses silences en me disant, avec une force de transmission : « Il ne faut pas passer auprès de ces joyaux, il faut se nourrir de la beauté ordinaire ; ce sont mes bonheurs du quotidien. Cest important de vivre cet essentiel ». Et puis, Marceline riait.

  1. Paris : L’Olivier ; 1999.

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