© Myriam Harleaux, Marceline Loridan-Ivens, 2012 Source D.G.
Loridan-Ivens M. Ma vie balagan. Paris: Laffont; 2008.
Principale filmographie
– Marceline, je l’ai rencontrée un soir de Pessah.
D’emblée, à travers le brouhaha festif de la cérémonie, nous nous sommes mises à échanger autour des films consacrés à Pina Bausch. On ne se connaissait pas. Et pourtant, notre causerie était liante et passionnée. Un collier d’ambre mettait en relief le visage de cette femme aux cheveux orangés. Cette frêle femme intense et fougueuse. Ce soir-là, tard, en la saluant, elle me tendit son numéro de téléphone griffonné sur un bout de papier : « Appelez-moi ».
Une année plus tard, nous nous sommes invitées à passer une soirée chez elle. Il pleuvait à trombes. Un repas copieux fait maison nous attendait. La vodka à l’herbe de bison se servait et se resservait. Les sèches se grillaient une à une. Les blinis se réchauffaient dans sa cuisine. On les tartinait de saveurs polonaises. Les heures défilaient sans notion de temps. Sa joie et son accueil étaient propices aux partages. On la questionnait ; elle nous répondait. Son enfance, la rigueur du travail instruite par ses parents, son éducation française, son arrivée au camp à quinze ans avec son père, sa sortie dix-huit mois plus tard sans son père. Les retrouvailles douloureuses avec sa mère ; les suicides familiaux. Blessée à mort, assoiffée de vie, Marceline narrait son premier mariage, puis son second avec son mentor, Joris Ivens, cet homme « beau comme un vieux chêne », avec qui elle captera les révolutions culturelles et politiques de part et d’autre.
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Son salon regorge de livres et de journaux, son bureau de gargouilles mexicaines et de photographies de « ses amies pour la vie », sa chambre de souvenirs conjugaux et familiaux. Le rire de Marceline surplombe ses récits comme un écho pétillant aux acoustiques de l’affliction, comme un pied de nez au diable mêlant les détails dérangeants de celle qui n’a jamais cessé de valser avec la mort et ses limites.
Dans son autobiographie Ma vie balagan, Marceline témoigne de son art de vivre et de survivre au paradoxe : devoir surmonter inlassablement l’inacceptable. Être au-delà de la mort dans sa vie de femme engagée. On ne lit aucun regret. Mais on est saisi par son discernement lucide et son autodérision sulfureuse comme solaire. Marceline nous transmet ses événements, sa vie, ses rencontres et ses souvenirs dans sa manière spécifique de regarder le monde dans un corps à corps et un cœur à cœur dédiés aux autres. Elle a passé sa vie à comprendre, à dépasser l’Histoire en prenant position avec humour, comme grand écart.
À la mort de son compagnon de vie, une nécessité l’habite, celle de partager son histoire mais cette fois-ci en images laissant ainsi la liberté à tout un chacun de saisir ce qui ne lui semble plus utile d’étoffer par les mots. Marceline réalise La petite prairie aux bouleaux. Elle a pensé à reprendre son nom mais le monde du cinéma l’appréciait sous le nom de Loridan-Ivens. Alors elle l’a conservé. Quelque part, Marceline Rosenberg est morte à Auschwitz-Birkenau.
Son existence à contre-courant se dévoile au fil de chemins amorcés et détruits, contraints et passionnés mais inlassablement engagés. Marceline nous semble avoir vécu dans et hors du temps, prisonnière mais intrinsèquement libre. Une contradiction constante l’incarne : être rebelle malgré tout avec l’acuité désespérante de son devoir de mémoire et de vivre. Et d’affronter ses effrois.
Marceline offre ses divers témoignages à travers une mémoire aux mille et un détails. Minutieusement et amicalement. Simplement et intimement. Son va-et-vient dans ses souvenirs remue. Comme cet instant, avant d’aller à la douche, à Auschwitz-Birkenau : « On vous rase les cheveux. On vous rase le pubis. Des hommes ! Les aisselles… On n’a jamais montré nos corps ! On est des petites filles ! J’ai jamais vu le corps de mes parents… C’était la première fois de ma vie que je voyais des corps nus… ».
Le désir d’enfant ne lui viendra jamais. Chez elle, l’esprit d’entraide poursuit son combat de survivante. Et pour dompter le chaos, Marceline répond avec son art de vivre balagan : « Allez au bout de vos rêves plutôt que rêver vos rêves ».
Marceline se couche tard. Chaque nuit, Auschwitz-Birkenau la hante et lui donne à revivre sa longue nuit de rescapée ; à accepter son dernier échange avec son père, le billet aux mots oubliés. Veiller, continuer, surmonter ses ombres et l’irréparable des séparations.
– Je me souviens très bien…
Je l’ai rencontrée chez toi pour la première fois. Ce fut une soirée mémorable, tant cette femme a une présence singulière : profonde et légère. Ce mélange paradoxal frappe à la première seconde. Elle est profonde par son passé, la façon dont elle en parle, et légère par son rire, sa curiosité et son humour ! Avec elle, j’ai eu aussi une sensation de fête, on a bu, fumé et ri comme des étudiantes.
Son film La petite prairie aux bouleaux, traduction de Auschwitz-Birkenau, a été ma géographie intérieure quand je suis allée à Auschwitz en avril 2012. Les mots de son livre Ma vie balagan me poursuivaient également. Mon œil s’exerçait, que voir dans tout cela, qui n’est pas un décor, qui n’est pas une reconstitution, qui est…, il y avait les images classiques, celles qui font partie de notre imaginaire commun, notre universalité, « Arbeit macht frei » et l’entrée des rails dans Auschwitz-Birkenau jusqu’au lieu d’extermination… Il y avait aussi les traces de tous ceux qui étaient passés ensuite, comme moi, et ceux qui poursuivaient les pas d’êtres aimés, ou bien de grands-parents assassinés. Ma mémoire s’exerçait également : des phrases d’écrivains ou de scientifiques, qui ont témoigné sur les camps, ponctuaient les lieux de l’infamie. Une pensée m’a traversée quand j’ai remarqué sur une photo prise par les Nazis, le doigt pointé d’un médecin nazi… C’était au moment de l’arrivée des convois, Marceline dit bien que c’était le moment le plus poignant à vivre et à regarder. Les personnes épuisées étaient en rang, les hommes d’un côté, et les femmes et les enfants de l’autre, et le Nazi, silhouette élancée et sans ambiguïté du militaire barbare, d’un petit mouvement de son doigt assassin, décidait d’un seul regard si l’humain qui se tenait debout devant lui était une force de travail, un bon esclave… ou pas. Quand Élie Wiesel, quinze ans, est arrivé, un homme en tenue de prisonnier est venu vers lui, a dit rapidement : « Dis que tu as dix-huit ans », et est reparti avant même que le futur grand écrivain ait pu poser une question. Marceline, malgré son très jeune âge et sa frêle constitution, a passé l’épreuve vivante.
Il se trouve qu’au même moment tu m’avais informée qu’une série d’émissions passaient sur France Inter et France Culture. Je les ai toutes écoutées. Dans ma petite chambre d’hôtel à Prague, encore bousculée par tant de sensations en dé-sordre, la voix de Marceline s’étirait, tantôt ferme et grave, tantôt joyeuse et à chacun de ses rires, je ne maîtrisais pas le mien. On sentait l’étonnement du journaliste devant sa franchise. Sa sexualité après les camps ? Sa culpabilité d’avoir « trahie » une amie de camp dénommée Françoise ? Ses trous de mémoire effarants ? Ses cauchemars ? Ses relations avec les guerres de libération ? Elle n’esquive rien. Ce qu’elle dit aux enfants dans les écoles, tout le monde peut en saisir l’authenticité : « Vous avez en vous une force vive et vous ne la ressentez que dans certaines circonstances ! ». Devant la mort qui arrive inexorablement, elle dit qu’elle la connaît bien et qu’elle ne la craint pas.
Quand je l’ai revue, elle nous avait invitées chez elle, dans son appartement sous les toits, petit comme une maison de poupée, chargé de livres et d’objets-mémoires. J’ai remarqué une fois de plus ses chaussures ouvertes (elle n’en a jamais supporté de fermées depuis le camp) et sa coquetterie. Très droite, son collier d’ambre autour du coup, le volume de ses cheveux épars. Elle prit de nos nouvelles et parla avec la liberté des vieilles dames qui n’ont plus rien à prouver, pour affirmer sa déception de la politique, mais aussi brandir à nouveau ses souvenirs. Autour des plats délicieux qu’elle nous avait préparés, je lui racontai mon voyage à Auschwitz avec en images de fond celles de son film. Elle me demanda si le guide polonais n’était pas trop antisémite et corrigea une de mes descriptions : le bloc des enfants, où j’avais été ébahie de voir dans l’entrée des dessins faits sur une tenture grise, abritaient des enfants chrétiens, aucun enfant juif ne pouvait survivre dans les camps. Elle affirme pour cette raison que le film de Roberto Benigni La vie est belle est une hérésie (je ne l’ai pas aimé non plus). Je crois que j’ai vraiment compris grâce à elle, comment les inégalités raciales et sociales se reproduisaient dans l’univers plombé du camp.
Aujourd’hui, je lis Aharon Appelfeld, Histoire d’une vie1, et je pense à elle, à l’enfant qui comme le grand écrivain a traversé la haine et la barbarie, et malgré tout, a pu, à l’école de Saint-Germain-des-Prés et dans ses rencontres, sans renoncer à sa colère, construire une vie et créer.
– C‘est vrai, Marceline a cette présence profonde entremêlée à une légèreté.
C’est troublant. Ce qui m’émeut aussi, c’est son rapport aux autres. Il ne se passe pas un appel ou une rencontre sans que Marceline me demande de tes nouvelles, de toi et des tiens. Dénuée de tout brin de politesse, elle ancre des liens sincères.
Le soir du 14 juillet, il y a une année, je suis allée chez elle. La chaleur écrasante, Marceline rafraîchissait et chérissait ses hortensias et ses multiples plantes sur sa terrasse. Nous avions passé la soirée à échanger. Je me souviens de ces deux temps rythmant à leur façon cette profondeur et légèreté : de moments vifs à partager des nouvelles de nos amis, à me parler des racines d’amitiés au camp, puis de longs silences pour penser ces dires. Le coucher de soleil de ce soir d’été était d’un camaïeu bleuté et rosé. Marceline entrecoupait ses silences en me disant, avec une force de transmission : « Il ne faut pas passer auprès de ces joyaux, il faut se nourrir de la beauté ordinaire ; ce sont mes bonheurs du quotidien. C’est important de vivre cet essentiel ». Et puis, Marceline riait.
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