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Portrait

© Andreas Praefcke [Public domain], via Wikimedia Commons Source Autre

La petite fille aux yeux bleus

Erika APFELBAUMErika Apfelbaum est psycho-sociologue, directeur de Recherche émérite au CNRS.

À Naomi qui m’a accompagnée

Come tonight with further stories
That the war’s been passing by.
And then tell them over ‘nd over,
Over and over I will cry.

Leo Vroman

 

Cela se passait le 19 octobre 2011 à Soumoulou, quand la médaille des Justes parmi les Nations fut remise à titre posthume à Madame Cazenave pour son action en faveur de la famille Frydman. Avant la cérémonie officielle, Guy et René Frydman avaient réuni une cinquantaine de Soumoulois pour un déjeuner auquel ils m’avaient également conviée. Il y avait un climat très particulier : une sorte d’exaltation, palpable, parcourait l’assistance. De toute évidence, la distinction dont était ce jour-là récipiendaire l’un des leurs bousculait la banalité du quotidien dans ce village apparemment sans histoire ; événement exceptionnel qui forçait à convoquer la mémoire du passé et à faire ressurgir une période mouvementée et tragique dont chacun avait un souvenir plus ou moins direct. Ma présence, inattendue, ajoutait au trouble parce qu’elle apportait un nouvel éclairage, révélant sans doute des pans jusque-là méconnus de ce passé aux contours vagues. « J’ai passé la guerre ici à Soumoulou, j’habitais chez Caperaa… », ai-je dit pour me présenter. On essayait de me faire une place sur l’échiquier d’un passé dont beaucoup, trop jeunes pour avoir connu ces années-là, n’avaient que la connaissance que leurs aînés avaient bien voulu leur transmettre.

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Extrait du journal La République des Pyrénées, 20 Octobre 2011

Les convives s’interpellaient, m’interpellaient. J’écoutais, gagnée par une intense émotion de découvrir à quel point nous étions, eux et moi, partie prenante d’une même histoire ; une histoire qu’eux comme moi avions la plus grande difficulté à cerner avec clarté et à reconstituer avec précision.

Avide de recueillir des faits précis qui viendraient compenser ma propre mémoire défaillante, ma mémoire à trous, je constatais toutefois à quel point chacun avançait avec circonspection, mesurant ses propos, procédant par allusions voilées, comme si l’on craignait de dire des choses qu’il valait mieux taire. Ignorance ou prudence ?

On racontait peu, on interrogeait moins encore. Par discrétion ? De crainte d’avoir à se poser des questions sur le sort qu’ont connu ces gens aux patronymes étranges et imprononçables que le tohu-bohu de l’exode a jetés là dans ce paisible village béarnais, un jour de l’année 40/41. En transit, ils ont vécu là un temps, peu de temps pour la plupart, avant de disparaître, sans laisser d’adresse, happés par la guerre, sans qu’on n’entende plus jamais parler d’eux. Car, hormis les Frydman qui sont bien vivants, ou moi qui le suis aussi, il y ait eu bien d’autres familles juives qui ont transité par Soumoulou. Or, personne, en ce 19 octobre 2011, ne semblait s’en souvenir. Une seule personne semblait avoir résisté à l’oubli, un même nom revenait sans cesse comme un leitmotiv gravé de façon pérenne dans la mémoire.

Hille, Hille.

Et cette question, répétée de façon lancinante « Hille, avez-vous connu Hille ? ». À quoi s’ajoutait cette exclamation : « Hille, elle était si belle, Hille », comme un lamento. Il m’a fallu un moment pour comprendre qu’Hille était sans doute une déformation de Hilda, un prénom insolite aux oreilles de ces Béarnais habitués aux Rosa, Marinette, Odette ou Yvonne… Malgré l’imprécision du nom, j’ai su d’emblée de qui il était question. « Oui, bien sûr, vous parlez de cette jeune fille dont le père s’est pendu le soir même de la rafle du 26 août 19421 ». En réponse à une autre question qui m’était posée, j’ai dit que oui je savais où elle habitait : « Avec son père, dans la maison entourée de balustrades extérieures, celle qui faisait face à la maison Caperaa où nous occupions nous-mêmes une chambre ».

Je ne savais même pas que je savais !

Quoi qu’il en soit, même si ma version de la mort du père de Hilda divergeait quelque peu de la leur, je venais de prouver que j’étais des leurs ; ils n’en demandaient pas plus.

J’ai été longtemps intriguée par la répétition de cette sorte d’incantation : « Ah elle était belle Hilda, elle était si belle » et l’impossibilité d’aller au-delà pour dire ce que chacun doit bien savoir, la disparition de cette jeune fille, quelque chose qui occupe les esprits mais qui ne se formule pas. Il y a comme arrêt sur image : que le Mal ait pu avoir raison de la jeunesse et de l’innocence, symbolisées par la beauté de cette jeune femme, dépasse leur entendement, reste irrémédiablement énigmatique, de sorte que, au-dessus de cet abîme insondable, la mémoire reste comme suspendue, défaillante. C’est comme si le prénom Hilda, – car personne ne semblait avoir retenu le patronyme Ladenburger qui figure pourtant sur la tombe de son père enterré dans le cimetière de Soumoulou –, résumait à lui tout seul leur rencontre avec l’Histoire, avec l’histoire tragique d’une population juive dont jusque-là on ne soupçonnait sans doute pas même l’existence.

Personne dans ces campagnes reculées et repliées sur elles-mêmes ne savait qui étaient ces Juifs, même si une petite communauté juive a existé à Pau dont témoigne un cimetière ouvert en 1822, aujourd’hui abandonné ; ni pourquoi ils étaient pourchassés, l’antisémitisme n’avait pas pénétré jusque-là. Ils n’avaient sans doute pas de notion très précise de la figure de l’étranger : leurs voisins, les Espagnols étaient séparés par la chaîne des Pyrénées et la distance qui les séparait de Gurs2 où les combattants républicains espagnols étaient internés avant d’être remplacés par les Juifs immigrés, les Juifs allemands et les Juifs arrêtés par Vichy – trop grande, à une époque où les communications étaient peu développées pour qu’ils en aient une connaissance claire.

De la guerre, ils ne savaient jusque-là pas grand-chose. La grande guerre, celle de 1914-1918, avait certes laissé des traces comme partout ailleurs en France : la conscription des hommes, puis leur mort a pesé sur le quotidien des femmes mais le front était lointain – les échos du monde extérieur ne pénètrent qu’assourdis. Avec l’irruption soudaine des Rappoport, Frydman, Apfelbaum, Lette, cette population venue d’ailleurs, de loin, de l’Est, aux patronymes insolites, difficilement prononçables (des noms à coucher dehors avec des billets de logement, selon l’expression qui eut longtemps cours dans la France d’après-guerre), la guerre prenait soudain un autre visage. On est brusquement dans l’Histoire, chacun y participe à sa manière, selon ses convictions et ses engagements. Au sein du village, chacun sait donc qui est qui, et il est important pour préserver le lien social de faire silence. Cela explique la prudence des propos. Quant aux Juifs, à peine arrivés, ils ont, à quelques exceptions près, très vite disparu de l’horizon ; depuis bien longtemps. Alors comment se souvenir d’eux, comment les intégrer dans un travail de mémoire ? L’habitude de se taire avait façonné une mémoire défaillante construite par l’oubli. Faute de cadres d’interprétation, faute d’interlocuteurs avec lesquels échanger, élaborer, travailler et contextualiser les bribes de souvenirs des uns et des autres, la mémoire est, en quelque sorte, restée en friche ; les événements tragiques de la guerre, qui ont certes marqué les esprits, sont en partie restés inaccessibles à un récit cohérent. Il y a bien eu transmission, mais elle s’exprime davantage par la charge émotionnelle que par une tentative de savoir.

Sur le moment, je n’ai entrevu qu’obscurément l’importance capitale que pouvait avoir pour les Soumoulois la cérémonie de remise de la médaille attribuée à l’un des leurs. C’était une occasion de lever un tabou, celui du silence, d’élargir l’espace légitime de la mémoire collective, et par ricochet de libérer les souvenirs personnels.

Je ne sais pas ce que j’ai perçu de tout cela sur le moment. Toujours est-il que j’ai saisi l’occasion qui m’était offerte d’ajouter quelques mots à la fin de la cérémonie officielle : je voulais témoigner et rendre hommage à ceux qui dans ce village avaient permis que j’aie la vie sauve, que j’échappe au destin tragique de la « belle Hille ».

Quand je suis descendue de l’estrade, après ma brève intervention, j’ai été assaillie de toutes parts. Étrangement, à l’exception d’un jeune père de famille venu me remercier avec effusion parce que « grâce à votre récit, ma fille de douze ans a enfin compris ce qui s’est passé alors », personne ne faisait allusion aux événements de la guerre que j’avais évoqués. Chacun venait avant tout pour affirmer, ® établir le rapport de proximité qui, au-delà de la longue séparation, nous liait. Je me faisais un peu l’effet du fils prodigue qui s’en revient au pays après une longue absence. Une interlocutrice affirmait que nous avions été dans la même classe, la classe unique de Mademoiselle Laloye et, à ce titre, nous devions bien sûr nous tutoyer ; une autre insistait sur sa parenté avec Madame Navaillès, tandis qu’un troisième se précipitait chez lui pour en rapporter sa photo de classe, celle des garçons de l’année 1942, oubliant que, dans ces années-là, garçons et filles ne fréquentaient pas la même école. La fébrilité était générale et me gagnait progressivement : « Tu te souviens de… ? » Nous étions tout à la joie de ces souvenirs d’enfance partagés et retrouvés. Pour moi, c’était le bonheur de voir confirmés des souvenirs qui étaient restés toutes ces années comme suspendus entre rêve et réalité, si longtemps enfouis au plus profond de ma mémoire solitaire que j’en venais à douter de leur réalité – tant est vrai que la mémoire des événements et des émotions ne peut se constituer qu’à plusieurs.

Dans les jours qui suivirent mon retour à Paris, je continuais à recevoir maints appels, comme s’il était important de ne pas laisser refermer l’ouverture sur le passé que ce dimanche exceptionnel avait rendu possible. Certains témoignages exprimaient de la gratitude : « Vous nous avez fait du bien », affirmait l’une de mes interlocutrices, sans s’expliquer davantage. Roger Gaits, le fils, aujourd’hui septuagénaire, du gendarme qui, au péril de sa propre sécurité, nous avait, au petit matin du 26 août 1942, fait descendre, ma mère et moi, du car prêt à partir pour Gurs, m’a remerciée parce que, soulignait-il, vous avez mis au jour des faits qui étaient restés jusque-là inconnus de mes plus proches amis. D’ailleurs, les activités de son père pendant la guerre lui sont restées longtemps énigmatiques car, même après la guerre, même au sein de la famille, « mon père n’en parlait jamais ». J’ai eu l’impression qu’il éprouvait comme une sorte de soulagement, que, sans son intervention directe, les choses aient pu enfin être dites au grand jour.

D’où venait ce silence de la part du père, que, par fidélité, le fils a reproduit (« Je suis à présent le seul dépositaire de cette histoire », m’a-t-il dit) ? Il m’a paru important de revenir sur cette conversation, d’approfondir la question.

« Je reviendrai vous voir », ai-je promis à Roger… J’y étais d’autant plus déterminée que je continuais à recevoir des messages de Soumoulou : Rosa, Loulou et d’autres encore, mes camarades de classe, la classe unique de Mademoiselle Laloye, déploraient d’avoir manqué l’occasion de me rencontrer. Je les ai appelées, leur ai promis, à elles aussi, de venir les voir pour réparer le rendez-vous manqué. J’y étais aussi encouragée par Gérard Navaillès. Quand je l’ai informé que j’avais mentionné le soutien que sa grand-mère nous avait apporté pendant la guerre, il a paru impatient de me rencontrer. Il a insisté pour que je vienne leur rendre visite, à lui et à Dany, sa femme, « Nous mettrons une voiture à votre disposition si bien que vous pourrez aller et venir à votre gré ». Son insistance m’a surprise : après tout, pour cet homme, né bien des années après la guerre, je n’étais qu’une étrangère, une parfaite inconnue. Or, à l’écouter, c’était comme si j’appartenais depuis toujours à son univers, comme si j’étais une vieille connaissance qui refaisait, enfin, surface et qu’il ne fallait surtout pas laisser filer plus longtemps.

Quand nous nous sommes vus, j’ai compris que sa grand-mère qui l’a élevé pendant les onze premières années de sa vie lui avait toujours parlé de moi. Depuis ce temps, j’appartiens à la saga familiale… C’est aussi en ces termes que parlait de moi, Henri Gaits ; « Pour Papa, et pour nous tous, tu faisais partie de la famille, tu as toujours fait partie de la famille », m’a dit Roger quand je l’ai rencontré à mon retour au pays en octobre 2012. À ma descente du train, Roger m’attendait pour m’emmener chez lui et là, tout en savourant un morceau de « russe », le vrai, celui de chez Artigarrède, le pâtissier qui garde jalousement le secret de la recette, il m’a longuement parlé du silence de son père, un silence qui a duré longtemps après la fin de la guerre. Il percevait bien qu’il y avait du non-dit mais il ne posait jamais de questions sur ce qui lui semblait si mystérieux : pourquoi le Docteur Lasserre, le bon docteur de Soumoulou, le principal et incontestable notable du village, se déplaçait-il jusqu’à Pau où la famille Gaits vivait désormais après sa mutation, pour continuer à soigner la famille, « il restait ensuite longtemps à bavarder autour d’un verre avec mon père. À la mort du Docteur Lasserre, ce fut le tour du Docteur Joris de venir nous soigner et bavarder avec mon père ». Ce n’est que bien plus tard que Roger apprendra que ce médecin juif de Pau avait été l’un des responsables de la résistance locale. Pendant la guerre, le père se taisait pour protéger ses enfants et sa femme qui savait peu ; mais il ne pouvait cacher ses va-et-vient de nuit – que même Roger avait notés – quand il partait à bicyclette ravitailler des Juifs cachés. Rien d’autre n’a transpiré de ses activités. Tant que la guerre avait duré, cela se comprend. Mais après, une fois la guerre finie et les risques de dénonciation et de représailles écartés ? Est-ce l’habitude de se taire, la méfiance était-elle devenue une seconde nature dont on ne pouvait plus se défaire ? Ou était-ce une volonté de ne pas se mettre en avant pour ce que cet homme intègre, sincère catholique, considérait comme du simple devoir accompli qui expliquait son silence persistant ? Lors de nos échanges, Roger ne peut que répéter : « Mon père cherchait à nous protéger ».

Quoiqu’il en soit, on ne saura jamais que bien peu de choses des activités de résistant de Henri Gaits : il est évident que, 70 ans après, il ne reste plus que du lacunaire, des bribes qui ne permettent guère de reconstituer cet héroïsme de l’ombre. Mais l’on ne saura pas non plus le nom de ces gens au secours desquels Henri Gaits volait la nuit au guidon de sa bicyclette, ni d’où ils venaient, ni ce qu’ils sont devenus ? Il est mort en 1974, emportant avec lui tout un pan d’histoire qu’il n’a pas jugé bon de transmettre. De cette histoire cependant, il a gardé intacte l’émotion qui l’a lié jusqu’à sa mort à cette petite fille qu’il a sauvé de la mort en suppliant la mère, le 26 août 1942, de descendre du car prêt à partir pour le camp de Gurs, antichambre de Drancy et d’Auschwitz. Cette émotion, il en a transmis le souvenir intact à ses enfants. Ainsi, Roger, 70 ans après les faits, a-t-il pu me transmettre les ultimes paroles de mon père : « Au moment où tu descendais du car avec ta mère, m’a rapporté Roger, ton père a remercié le mien ». Imprévisible mais quel inestimable cadeau !

À l’instar de Henri Gaits, Gaby Navaillès ne s’est jamais glorifiée des risques qu’elle a pris pendant la guerre ; elle n’a jamais fait un grand récit des terribles événements dont elle a pu être témoin. Elle en parlait toutefois à travers quelques anecdotes qui l’avaient particulièrement frappée : ainsi ce parachutiste anglais qu’elle avait caché dans son hangar et qui, inconscient du risque qu’il prenait, fumait couché sur la paille dans laquelle il dormait la nuit. Mais, surtout, elle parlait souvent d’Érika, « la jolie petite fille aux yeux bleus », me répète simplement Gérard. Elle aussi, comme Henri Gaits, assurait la transmission sans jamais dire les risques qu’elle courait en nous venant en aide, à ma mère et à moi.

Pendant les derniers mois de la guerre, alors que les Allemands commençaient à battre en retraite et se livraient à toutes sortes d’exactions dans les villages où ils rencontraient de la résistance, il était devenu dangereux d’héberger les Juifs. Quand plus personne n’a voulu prendre ce risque, Madame Navaillès a offert de nous héberger dans l’une des six chambres à coucher que comportait sa maison. Cette abondance de chambres à coucher, toutes semblables, meublées d’une belle armoire cossue et d’un lit haut sur pattes, me faisait rêver. Inconsciente des dangers, je grimpais le soir sur le matelas et m’endormais avec délice sous l’édredon rebondi et douillet. Malheureusement, ma mère me réveillait à 4 heures du matin, heure de tous les dangers, pour éviter les descentes imprévues d’éventuelles patrouilles allemandes. Nous allions finir la nuit dans une vieille guimbarde, au fond d’un hangar d’où, m’avait-on assuré, il était possible de s’enfuir pour gagner les bois. J’ai toujours été convaincue que le jardin qui prolongeait ce hangar était entièrement clôturé de sorte que toute échappatoire était impossible. Quand j’ai raconté à Gérard cette certitude que j’ai gardée toute ma vie que nous étions en fait dans un piège, il m’a promis de me montrer le hangar qui existe encore et de me démontrer que mes angoisses étaient infondées.

Soumoulou m’appelait : ce lieu avait cessé d’appartenir à une réalité lointaine, abstraite, à un chapitre obsolète, définitivement périmé de ma vie. Pour survivre ou peut-être pour simplement être capable de continuer à vivre et faire vivre son enfant, ma mère ne s’est jamais, contrairement à la femme de Loth, retournée sur le passé et son attitude a déterminé la mienne. Mais voilà, aujourd’hui, le passé me rattrapait. Quand, au téléphone avec Rosa (et puis ensuite avec Odette ou Loulou), je me suis présentée : « Je suis E.A., te souviens-tu de moi ? », chacune s’est écriée d’une même voix émue « Oh ! Mais comment donc ! Bien sûr que je me souviens de toi, tu étais une jolie petite fille aux yeux bleus ». C’est avec ces mêmes mots que Madame Navaillès parlait de moi à Gérard. En prenant le train ce week-end ensoleillé d’octobre 2012, pour aller bavarder avec Rosa et les autres, j’allais au-devant de mon enfance avec l’espoir insensé que, grâce à ces rencontres et à la redécouverte des lieux que j’avais sillonnés, j’allais pouvoir recoller les fragments de ma mémoire incertaine, retisser les fils de mes souvenirs décousus.

Aujourd’hui Soumoulou n’a plus qu’une ressemblance lointaine avec la petite bourgade de 400 âmes où nous avions échoué en 1941, presque par hasard, et où nous sommes restées, ma mère et moi, assignées à résidence jusqu’à la fin de la guerre.

Séparées de mon père depuis notre arrestation en Bretagne, l’année précédente, nous étions sans nouvelles de lui jusqu’à ce que nous fumes avisées par la Croix rouge qu’après avoir fait une tournée des camps où étaient détenus les ressortissants allemands qui avaient fui l’Allemagne nazie (cf. Troller scénariste du film Welcome to Vienna)3, il se trouvait, en mauvaise santé, à l’hôpital du Camp de Gurs. Ma mère obtint alors de haute lutte, auprès de la Kommandantur allemande de Paris, une autorisation de se rendre sans retour possible en zone libre. Nous avions huit jours pour partir ; ma mère a réussi, je ne sais pas comment, à liquider meubles, bibliothèque et le Bechstein noir, en quelques jours. Nous avons traversé la ligne de démarcation à Vierzon. Parvenues à Pau, ma mère s’est présentée à la préfecture ; là elle a choisi, parmi une liste de villages proposés, un lieu de résidence. C’est ainsi que nous arrivâmes à Soumoulou où nous étions dès lors assignées à résidence. Elle loua une petite chambre au-dessus de l’auberge Caperaa, ce qui permit à mon père d’obtenir un « congé de maladie », du camp de Gurs, accordé parce que là bas les vivres venaient à manquer4.

Située à 16 km de Pau, à l’embranchement entre Lourdes et Tarbes, Soumoulou s’étire en longueur, le long de la route nationale qui était alors un passage obligé entre ces différentes villes. Sans intérêt touristique, Soumoulou était cependant un point d’attraction pour les villages avoisinants à cause du marché aux bestiaux qui se tenait sous la grande halle au centre du village, à côté de l’école des filles et tout près de la gare routière. La disparition du marché à bestiaux, la construction de l’autoroute qui contourne le village ont signé le déclin de Soumoulou qui ressemble aujourd’hui à un village sinistré. L’Ousse passe en contrebas de la route et l’abondance de ses eaux attirait autrefois les jeunes qui avaient fait du « plongeoir » un lieu de rendez-vous et de baignade. Aujourd’hui, l’Ousse n’est plus qu’un simple filet d’eau à cause de la politique agricole du remembrement. Gérard m’a emmenée voir l’endroit parce que je voulais revoir le lieu où, dans un décor bucolique, nous passions nos journées, en mai/juin 1944, ma mère et moi, étendus sur l’herbe à regarder couler l’eau : le passage fréquent des troupes allemandes et la proximité des maquisards rendaient les choses trop dangereuses pour que je continue à aller à l’école. Néanmoins, en juin 1944, garçons et filles rassemblés, nous nous sommes entassés dans la vieille voiture de l’instituteur, Monsieur Busquet, pour aller à Pontacq passer l’examen d’entrée en 6e.

De l’autre côté de la route, plus haut, le bois de Limandous n’a pas changé… Je m’y promenais avec mes parents ; Mademoiselle Laloye, l’institutrice, y organisait des sorties en automne, quand les châtaignes jonchaient le sol, et en y passant avec Gérard, je retrouve l’horreur que j’avais ressentie devant la cruauté des enfants qui obligeaient Dédé, la fille attardée du meunier, à ramasser des crottes de chèvre en lui faisant croire qu’il s’agissait de bonbons. C’est à la lisière du bois de Limandous, m’assure encore Gérard, que se trouvait le merisier où, à la saison des cerises, Jacky Navaillès m’avait une fois invitée à venir goûter ces délectables petites cerises sauvages. Plus personne désormais ne connaîtra ce fruit exquis : le merisier n’existe plus, sacrifié au tracé de l’autoroute voisine. Mais est-ce vraiment à cause du goût des merises que ce souvenir reste pour moi si prégnant ou bien est-ce d’avoir été invitée par le « beau Jacky » qui n’a jamais su qu’il avait été mon premier béguin : il avait quatorze ans et moi tout juste huit !

Tout près de la place du merisier, il y avait un néflier dont j’ai aussi cette année-là pour la première fois goûté le fruit, étrange et déroutant… L’arbre était tout près du champ où j’accompagnais Odette quand elle partait garder les vaches : futures candidates au concours Lépine, nous inventions pour nous distraire, des objets utilitaires et pratiques qui nous rendraient célèbres et riches : car, au milieu du tumulte permanent de la guerre et de ses dangers omniprésents, j’ai aussi connu des intermèdes insouciants et vécu des expériences d’une enfance banale et heureuse.

Comme convenu, Rosa et Loulou m’attendaient ce dimanche après midi d’octobre 2012 ; Mado, qui n’avait été avertie qu’au tout dernier moment, avait bousculé son mari et ses projets pour pouvoir nous rejoindre… Toutes, à la joie de me voir, évoquant en termes semblables la mémoire quasiment photographique qu’elles conservaient de moi, « la jolie petite fille aux yeux bleus ». Il leur reste encore le souvenir de quelques épisodes brefs qu’elles rapportent comme des flashbacks par petites touches, courtes et définitives : « Je me souviens très nettement du jour où ta mère s’est présentée à l’école avec toi pour t’inscrire… » ou encore « Du jour où tu n’es pas venue en classe et la nuit suivante, assure-t-elle5 toi et ta mère vous n’avez pas dormi chez vous ».

Rien de surprenant qu’une petite fille aux traits si différents des leurs, venue on sait d’où, parlant avec un accent étranger, ait fortement marqué leur esprit. Même les vêtements étaient source d’étonnement ; leur facture signait la différence, « Tu portais un manteau de fourrure », disent-elles parlant de mon manteau clair en laine bouclette, faute de pouvoir imaginer qu’un tissu puisse être autre chose que de drap gris et rêche. L’apparition inopinée dans leur vie de ces gens venus d’ailleurs faisait diversion et rompait le cours monotone et jusque là si prévisible de leur quotidien. Quand elles se remémorent, c’est comme si elles n’avaient pas surmonté, 60 ans après, l’effet de surprise d’alors. Pour le reste, elles restent étrangement avares de paroles. Je suis frappée par la pauvreté du contenu de leurs réminiscences. Ce qui reste de ce temps semble comme détaché de tout contexte, flottant dans un no man’s land historique.

Les circonstances qui rendent compte de mon arrivée, puis de mon absence ne seront jamais évoquées : tout reste dans l’implicite. Tout se passe comme si l’on se méfiait des mots qui diraient explicitement les circonstances que l’on ne peut ni oublier, pas plus qu’on ne peut s’en souvenir. Il ne sera jamais fait référence à la rafle du 26 août 1942, celle qui emporta mon père, Hilda et tant d’autres, celle qui explique que je ne sois pas venue en classe ce jour-là ; on semble aussi ignorer que les Juifs qui avaient échappés à la rafle du 26 août 1942 furent convoqués puis envoyés, quelques jours plus tard, pour être regroupés à Eaux Bonnes, une sorte de ghetto à la française. Les Frydman, ma mère et moi fûmes parmi les seuls à ne pas partir. (A l’agent qui était venu nous apporter notre feuille de route, ma mère expliqua calmement qu’elle ne partirait pas puisqu’elle avait été déclarée intransportable par le médecin).

Quand je lui demande si elle se souvient du jour de la rafle, Rosa qui habitait avec sa mère en face de la gendarmerie là où stationnait dès 6 heures du matin le car qui se remplissait petit à petit de Juifs arrêtés sous le regard impassible de quelques badauds affirme : « Non, non je n’ai rien vu ». Même si l’on a essayé de tenir les enfants à l’écart de ces réalités, comment comprendre cette « oublieuse mémoire » pour reprendre le terme de Supervielle ?

Sur bien des points cependant, la mémoire est restée intacte. Quand j’ai montré à Loulou la photo de classe de l’année 1941-1942 qu’une de mes correspondantes m’avait envoyée, elle a sans hésité identifié par leur nom toutes les élèves sans exception. Il y avait parmi nous deux autres petites filles juives ; mais personne ne se souvient d’elles, comme si la mémoire « préserve caché des choses » selon l’expression d’Antelme. Alors pourquoi se souvenaient-elles si bien de moi ? J’ai posé la question à plusieurs reprises, mais en vain. Peut-être la réponse tient-elle au fait que je suis restée longtemps à Soumoulou contrairement à la plupart des familles qui y ont transité trop fugitivement pour qu’on s’en souvienne et qui se sont ensuite évanouies pour toujours. Car, j’ai bien insisté, pour savoir si elles se rappelaient d’autres enfants juifs ou d’autres familles juives qui avaient vécu un temps à Soumoulou ; elles ne se souvenaient de rien6. Étaient-elles vraiment restées à l’écart de tous les événements qui ont marqué ces années-là ?

Rosa me fournit au moins un témoignage qui prouve qu’elles ne sont pas passées, ignorantes et indifférentes, à côté de ce qui se passait.

« Je me souviens que, pendant la récréation, tu demandais qu’on t’appelle Monique pour ne pas attirer l’attention des soldats allemands quand ils faisaient halte à côté ». Rosa fait allusion à un épisode dont longtemps je me suis demandée s’il était véridique ou si ma mémoire me jouait des tours. La place principale du village faisait office de cour de récréation pour l’école des filles ; or elle jouxtait la halle du marché à bestiaux à l’abri de laquelle les troupes allemandes faisaient étape, certains jours. Consciente de courir un danger si j’étais identifiée, je demandais à mes camarades de changer mon nom quand mon tour venait d’être appelée pour entrer dans la ronde « Mademoiselle X est la préférée de Monsieur Y qui veut l’épouser ». Mes camarades accédaient à ma demande. Jusqu’à quel point, étaient-elles conscientes des dangers, du risque que je courais, jusqu’à quel point, à leur mesure, faisaient-elles acte de courage en se prêtant à ma requête.

Tandis que l’heure avançait, la conversation s’attache de plus en plus à des histoires de gens du village, anecdotiques et intéressantes. Le chapitre relatif à la guerre semble clos et je n’ose pas relancer le sujet. Je suis un peu dépitée parce que j’avais espéré qu’en petit comité les langues se déliraient plus facilement, que les choses se diraient mieux et seraient abordées sans détours. On parle beaucoup du Docteur Lasserre, figure emblématique des années 1940, de ses aptitudes à soulager, à opérer quand cela était nécessaire, à soigner gratuitement quand cela s’imposait, on parle aussi de ses frasques amoureuses avec son assistante ou avec la pharmacienne, celle qu’on craignait tant quand elle nous guettait devant la porte de son officine pour nous arracher de force une dent de lait sur le point de tomber… La conversation languissait, nous nous apprêtions à goûter le cake préparé par Rosa quand Loulou se tourne vers moi et me dit brusquement. « Maintenant je peux bien te le dire », comme si j’avais acquis le droit de partager les récits à semi enfouies de la collaboration.

Mais de ces histoires, les Juifs sont absents eux qui pourtant vécurent là un temps et furent les premières victimes des collaborateurs locaux. Mais ces gens de passage ne font pas vraiment partie de la continuité de l’histoire du village. Peu se rappellent d’eux : ils ont disparu depuis si longtemps, sans qu’on sache – ni s’interroge sur – ce qu’ils sont devenus.

Alors pourquoi avoir gardé si vivace le souvenir de « la petite fille aux yeux bleus » et celle de la « belle Hille » ? L’une vit, l’autre est partie dans les fumées d’Auschwitz7 : deux figures emblématiques qui représentent deux aspects de la mémoire que les autochtones ont conservée et transmise de leur brève rencontre avec le destin juif pendant la guerre et qui font désormais partie de la conscience historique du village.

  1. Par un accord de collaboration policière, le gouvernement de Vichy accepta de livrer aux Allemands 10 000 Juifs étrangers qui se trouvaient en zone non-occupée. Il livra tout d’abord les Juifs internés dans les camps français, puis ceux qui avaient été incorporés dans les Groupements de travailleurs étrangers. Le 26 août 1942 fut organisée une rafle massive de Juifs étrangers de la zone Sud. Toutes les régions de la zone Sud furent concernées. Au total, 10 500 Juifs furent transférés en train de la zone non-occupée vers Drancy et de là, déportés à Auschwitz. Ces déportations depuis la zone Sud de la France furent les seules en Europe depuis un territoire qui n’était pas occupée par les troupes allemandes.
  2. Le camp de Gurs a été créé par Daladier en mars/avril 1939 pour les combattants républicains espagnols réfugiés et a servi de camp d’internement à partir de 1940 aux Juifs immigrés, aux Juifs allemands et aux Juifs internés par Vichy.
  3. Troller Georg Stefan Selbst-Beschreibung (Autobiographie). Dusseldorf. Artemis et Winkler. 2009. Cette autobiographie a fait l’objet de la trilogie de films de Axel Corti dont Troller est le scénariste (Welcome to Vienna et notamment du 1er volet : Dieu ne croit plus en nous.
  4. Schramm H., Vormeier B. Vivre à Gurs. Un camp de concentration français 1940-1941 Paris. Maspero 1979.
  5. Il s’agit d’un faux souvenir. Ce n’est que bien plus tard que nous avons abandonné notre chambre la nuit.
  6. Or il y a eu les Rapopport (dont témoigne les recettes de Mme Rapopport consignées par ma mère en 1942 dans son petit cahier noir qui l’accompagnait partout) ; il y avait une famille dont le fils avait mon âge qui avait choisi une stratégie différente de celle de mes parents en refusant de se rendre à la convocation du 26 août, mais répondit ensuite à celle qui les a envoyés à Eaux Bonnes, d’où ils furent très vite déportés pour Auschwitz.
  7. Hilda Ladenburger, née le 05/06/1922 à Karlsruhe et mon père Max Apfelbaum, né le 18/10/1889 à Bochnia ont été déportés à Auschwitz par le même convoi n° 28 le 04/09/1942.

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